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Chapitre XXXIX


Hélas ! la pauvre Aïssé, malgré sa vertu, malgré ses résolutions héroïques, était la plus tendre des créatures ; elle aimait son chevalier avec une passion qui n'était pas de notre temps, et qu'on eût pu croire destinée à quelque Oriani ou à quelque Amadis. Elle ne se contenta pas de le lui dire, elle eut la faiblesse de le lui prouver. Mais quelle peur elle avait de madame de Fériol ! comme elle se cachait d'elle ! comme elle lui mentait bravement en face, lorsque celle-ci la tourmentait pour cet amour !
- Non, madame, disait-elle, non, je n'aime point le chevalier ; son esprit me plaît, sa bonne grâce et son amabilité m'attirent, mais il n'est pas question d'autre chose.
- Mon Dieu ! je ne vous en ferais pas un crime : on n'est pas maître de son coeur. Pourtant il faut savoir d'avance que le chevalier ne vous épouserait pas. Après cela, qu'est-ce qui vous épouserait ? Ils sont tous convaincus que vous avez été l'esclave de l'ambassadeur dans toute la force du terme.
- Heureusement, Dieu sait que non.
Ces petites scènes se renouvelaient souvent ; Aïssé me les a racontées depuis, car alors elle ne disait rien à personne. Madame de Fériol n'eût pas osé la trop blâmer, elle qui se pavanait de son vieux maréchal d'Uxelles ; mais elle eût voulu dominer le coeur d'Aïssé, celui du chevalier, et jusqu'à leurs moindres soupirs, et ils ne voulaient point de cela, eux ; c'étaient deux volontés différentes.
Sur ces entrefaites, pour que rien ne leur manquât, la persécution et la jalousie entrèrent dans leurs affaires de coeur ; non pas entre eux, car jamais on ne vit une union aussi douce et aussi uniforme, mais sous les traits d'un puissant prince, M. le duc d'Orléans.
Aïssé s'était très liée avec madame de Parabère, et, comme tous ceux qui la connaissaient bien, elle avait pour elle une véritable amitié. Il y avait du bon dans madame de Parabère, et sa galanterie ne nous regardait pas. C'était une personne sûre, fidèle et dévouée, à laquelle on pouvait demander un service, et qui obligeait d'élan et de démarches suivies. Elle eût tout donné à ses amis, et je l'ai vue une fois mettre ses diamants en gage, parce qu'elle n'avait pas d'argent pour tirer de peine une vieille madame de la Vieuville, sa parente, qu'elle aimait depuis son enfance.
Aïssé s'était donc attachée à elle, et allait fort souvent la voir. Un jour, elle rencontra chez elle M. le régent qui fut frappé de sa beauté comme tout le monde ; et, pour M. le régent, être frappé de la beauté d'une femme, c'était la désirer.
Il radota de la belle Grecque pendant plusieurs jours ; si bien que ses roués lui dirent qu'il avait par trop de bonté de s'en priver, qu'elle ne demandait pas tant de précautions, qu'elle était la maîtresse de M. de Fériol, l'ambassadeur, depuis qu'elle était en âge, sans compter d'Argental et Pont- de-Veyle, qui lui avaient offert leurs premiers voeux, sans compter la cour et la ville tout entière.
Pendant qu'ils y étaient, ils ne regardaient pas à quelques douzaines de plus ou de moins !
- J'en suis fâché, répondit le régent, qui, à travers sa débauche, avait un côté honnête, – c'était son côté de nature, le mauvais venait de Dubois et consorts : – elle avait l'air bien chaste et bien pur, cependant.
- Ah ! monseigneur, qui est-ce qui se fie à ces airs-là ?
Et ils s'arrangèrent si bien, qu'ils lui persuadèrent de faire enlever la pauvre fille, sans autre forme de procès.
Un jour qu'elle revenait de la messe de très bon matin, cachée dans ses coiffes, escortée d'un petit laquais de l'ambassadeur, – qu'on enleva aussi pour qu'il n'allât pas raconter cette prouesse, – on l'emmena, elle, dans un carrosse fermé au Palais-Royal, en la faisant passer par des rues détournées, et on la descendit au pied du petit degré, qu'elle ne connaissait point, bien entendu.
Aïssé détestait le bruit et l'éclat. Elle avait été surprise ; elle avait crié pour appeler à son secours. Un ou deux passants s'en voulurent mêler, mais on les écarta. Lorsqu'elle se vit installée dans cette boîte malgré ses efforts, elle se tut, ne résista plus, et rappela sa présence d'esprit. Deux hommes, enveloppés de manteaux et le chapeau sur les yeux, étaient avec elle. L'un d'eux la rassura et lui dit qu'il ne lui serait pas fait de mal.
- Suis-je donc prisonnière d'Etat ? demanda-t-elle.
- Prisonnière de l'Etat d'amour, oui, mademoiselle, et nous espérons bien que vous aimerez votre prison en connaissant le geôlier.
Aïssé se tut ; elle chercha dans sa poche, s'assura qu'elle y tenait bien un petit poignard qu'elle ne quittait jamais, suivant la coutume de sa nation. Elle comprit que cris et résistance seraient inutiles, et qu'elle avait seulement à préparer sa défense pour le moment essentiel.
Elle se rangea dans le fond de son carrosse, et attendit.
On la pria de descendre, elle le fit ; elle monta ensuite les marches de ce petit degré où tant de vertus trébuchaient tous les jours ; elles les monta d'un pas ferme, et arriva, en suivant son guide, dans un cabinet délicieux où on la laissa seule assez longtemps pour qu'elle eût le loisir de l'admirer. Ce n'étaient que tableaux somptueux, glaces, courtines, tapis moelleux, sièges engageants, et, sur une toilette, de l'or et des joyaux en quantité.
Une jolie soubrette entra, lui fit une révérence fort polie, et lui dit :
- Mademoiselle, vous êtes chez vous, et je suis à votre service ; que vous plaît-il d'ordonner ? Vous n'avez qu'à choisir.
Elle ouvrit successivement quatre portes en glaces, et lui montra en même temps, d'un geste arrondi :
Une chambre à coucher digne de Vénus.
Une salle où le bain le plus parfumé, l'eau la plus claire étaient préparés ;
Une table servie d'une façon à donner de l'appétit à un mort ;
Un cabinet de toilette rempli de tout ce qui pouvait attirer la femme la plus coquette et la plus difficile.
Aïssé regarda tout avec ce beau regard indifférent et chaste qu'elle jetait sur tout ce qui n'était pas le chevalier.
- C'est fort beau, dit-elle tranquillement ; mais je suis attendue chez moi, et vous me feriez grand plaisir de m'aller appeler mon carrosse.
La fille de chambre leva sur elle un regard si étonné, si stupéfait, qu'Aïssé fut sur le point d'en rire.
- Un carrosse ! reprit-elle pourquoi faire ?
- Pour m'en aller, apparemment : je vous dis que je suis pressée de rentrer.
On ne lui répondit que par une révérence, et on la laissa seule.
Elle s'assit sur un sofa, et, sortant son chapelet de sa poche, se mit à le dire très dévotement. Elle attendit ainsi une heure et demie, et puis elle vit ouvrir une porte, qu'elle n'avait point remarquée encore, et un homme entra, en tachant de se dissimuler. Elle ne se leva pas et prépara son petit couteau.
Lorsqu'il s'approcha, elle reconnut M. le régent.
- Ah ! monseigneur, dit-elle avec explosion, vous allez me délivrer !
- Vous délivrer, mademoiselle ! et de quoi ? Qui vous tourmente ? Vous pouvez compter sur moi assurément.
- On m'a enlevée de force, on m'a amenée ici malgré moi, on m'y retient.
- Ne vous y trouvez-vous pas bien, mademoiselle, et vous manque-t-il quelque chose ? Vous n'avez qu'à ordonner.
- Monseigneur, d'abord, où suis-je ?
- Au Palais-Royal. Ne le saviez-vous pas ?
- Monseigneur, on m'y a conduite sans me demander si cela me convenait.
- En vérité, mademoiselle ? demanda-t-il d'un air ému. Je ne le croyais pas... Je croyais..
- Que croyiez-vous, monseigneur ? reprit-elle avec beaucoup de dignité.
- Je croyais, mademoiselle, je croyais... que vous étiez une joyeuse personne aimant à rire et à vous amuser, et l'on m'avait assuré qu'une journée passée avec Philippe d'Orléans ne vous déplairait pas trop.
- Achevez, monseigneur ; que vous a-t-on dit encore ? Je serais bien aise de l'apprendre, et je vous répondrai ensuite.
- Mon Dieu ! ma toute belle, vous avez une façon de m'interroger qui m'intimiderait presque. C'est un grand air de princesse et de reine qui ne va pas à l'esclave de M. de Fériol, à la maîtresse d'amour de ses deux jolis neveux, à la facile amie de tous ceux qui cherchent et servent la déesse de Paphos, au temps heureux où nous vivons.
- On vous a persuadé tout cela, monseigneur ? Alors, je conçois et je vous excuse. Je n'ai, moi qu'un mot à vous dire : J'aime un homme, un homme que vous n'avez pas nommé et dont vous ne vous doutez sans doute point. Hors cet homme, pas un autre n'a baisé le bout de ma mitaine, monseigneur, et pas un homme, fût-il prince ou roi, n'obtiendra de moi un regard.
- Ah ! riposta le régent, tout étonné, c'est ainsi, mademoiselle ?
- Oui, c'est ainsi, monseigneur. Je ne fais ni cris, ni gémissements, ni plaintes ; cela n'est point dans le caractère de mon pays ; mais, si l'on me voulait contraindre, j'ai le moyen de m'en préserver, sachez-le bien.
- Vous contraindre, mademoiselle ? Que Dieu m'en préserve ! Je n'ai besoin de rien voler à personne, et si vous êtes malheureuse de ma présence, je vais vous faire conduire chez vous incontinent. Seulement, vous m'intéressez beaucoup, et je ne voudrais pas vous laisser partir sans vous en avoir donné la preuve.
- La plus grande sera de me laisser partir, monseigneur.
- Quoi ! sans déjeuner avec moi ?
Aïssé leva les yeux sur le prince ; sa bonne et loyale figure n'exprimait rien de plus que ses paroles ; elle comprit qu'elle le désobligerait par de la méfiance.
- Je veux bien déjeuner, monseigneur, dit-elle ; et ensuite je retournerai chez l'ambassadeur, n'est-ce pas ?
- Je vous en donne ma parole.
Ils déjeunèrent sans que personne les servit ; Aïssé garda ses coiffes, et demanda la soubrette. Elle vint, reçut l'ordre de faire appeler un carrosse et d'accompagner la belle Grecque. Le prince voulut offrir à Aïssé un bracelet de grand prix, comme souvenir, dit-il.
- Non, monseigneur, nous nous souviendrons l'un et l'autre ; permettez- moi de le donner à cette jeune fille, il sera sa dot et lui permettra de faire un plus honnête métier.
Avant midi, Aïssé et le petit laquais étaient de retour chez M. de Fériol, qui ne s'était pas même aperçu de leur absence.

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