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Chapitre XLV


- Je fus donc envoyé à la Haye par mon parrain, continua Voltaire ; j'y arrivai avec des intentions de révolte et des dispositions de tristesse à mourir. Je ne voulus d'abord voir personne, je me renfermai dans la famille de mon protecteur, et je me consolai en lisant, en faisant des vers, de cette colère paternelle, à laquelle je devais tous mes maux.
« Je me perdais souvent dans cette campagne si extraordinaire de Hollande ; c'est en rentrant un soir, après avoir été indignement traité dans un village, où j'avais passé la journée, que m'échappa cette exclamation :
« – Adieu, canards, canaux, canailles !
« Je dirigeai mes pas d'un autre côté, où je trouvai un point de vue relativement pittoresque. Je m'établis, comme madame la marquise du Deffand, ce matin, au bord d'une fontaine, et je me mis à écrire ; c'étaient des pensées, des vers, de la prose, des regrets, je ne sais quelle rapsodie qui montrait l'état de mon âme.
« Pendant que j'étais ainsi, un grand chien de chasse, fort beau, s'élança tout à coup vers moi et culbuta, dans sa gaieté, tous mes papiers. Je ne pus retenir une exclamation d'impatience en bon français ; aussitôt un éclat de rire perlé et une joyeuse interpellation en excellent parisien, frappèrent mon oreille. Je me retournai, j'étais en face de trois jeunes filles, dont une était admirablement belle, les deux autres l'étaient aussi ; mais, à côté d'elle, on ne les regardait plus.
« Je me levai, un peu interdit ; elles continuèrent à rire, la plus belle un peu en arrière et moins que les autres. Je balbutiai des excuses, elles rirent plus fort ; après avoir bien ri, la plus âgée me dit, riant toujours :
- Vous êtes Français, n'est-ce pas, monsieur ? Il n'y a pas dans toute la Hollande un mein herr capable de jurer ainsi.
« C'était là un singulier début pour entrer en connaissance, convenez-en. J'ai remarqué que, dans la vie, les choses singulières, même impossibles, réussissent mieux que les autres.
« Je retrouvai mon esprit éteint sous les rayons de cette beauté royale et je répondis je ne sais quoi d'assez bien tourné, à quoi la demoiselle répliqua, en me demandant mon nom.
Je n'avais pas de raison pour le cacher, je le dis.
« J'avais dix-neuf ans et ce nom n'était coupable alors que devant mon père.
« – Monsieur Arouet, reprit-elle, nous vous remercions de votre complaisance, et nous devons la reconnaître en vous rendant la pareille. Nous sommes les filles de madame Dunoyer, illustre proscrite française, et nous ne tenons pas un rang modeste dans la société, comme vous pouvez le savoir.
« Celle-là était une petite orgueilleuse, une digne fille de sa mère ; l'autre était une amie ; et cette si belle créature qui ne disait rien, était la seconde mademoiselle Dunoyer, ne ressemblant pas à sa famille, et bien digne d'un meilleur sort. Elle devint très rouge, à ce discours de sa soeur, et me dit :
« – Excusez-nous, monsieur ; ma soeur et mon amie veulent jouer sans doute, elles n'ont point l'intention de vous déranger ; c'est une plaisanterie, dont elles ne sentent pas la portée. Vous savez notre nom, nous connaissons le vôtre, nous ne l'oublierons point. Et vous viendrez voir ma mère, monsieur : elle ne nous pardonnerait pas de manquer à ce que nous vous devons en ne vous y engageant pas.
- Je ne vois personne, mademoiselle, personne absolument ; je suis souffrant, triste...
- Malheureux, peut-être ? interrompit la belle enfant. Ah ! monsieur, venez chez nous alors.
« Elle accompagna ces mots du sourire le plus touchant, et d'un regard céleste, qui me fit battre le coeur.
- J'irai mademoiselle, j'irai !... m'écriai-je. Qui résisterait à votre prière ?
- Monsieur, que ce ne soit pas pour pleurer, poursuivit la soeur aînée ; nous n'aimons qu'à rire chez nous.
« J'aurais volontiers dit à celle-ci des injures ; elle s'en aperçut et se mit à me turlupiner. Sans sa soeur, je ne sais comment je l'aurais traitée ; au lieu de cela, j'implorai la faveur de les reconduire. On ne me repoussa point ; nous rentrâmes ensemble dans la ville, j'allai jusqu'à leur maison mais je refusai de monter, malgré leurs instances ; j'avais besoin d'être seul.
« Le beau visage de mademoiselle Dunoyer, sa voix si douce, son regard voilé, sa tristesse, étaient l'occupation unique de mon esprit et de mon coeur. Je ne songeais qu'à elle, jour et nuit cependant je n'avais pas encore répondu à l'invitation qu'on m'avait faite, lorsqu'un matin je reçus une lettre de reproches fort obligeants, écrits par madame Dunoyer elle-même. Elle m'engageait à dîner pour le lendemain.
« Vous connaissez sans doute de nom cette grande intrigante, qui, pour faire parler d'elle, a employé mille moyens, et n'a vécu pendant bien des années que de libelles, de calomnies, de brocantages littéraires, et de toutes les ordures que peut enfanter un cerveau dépravé, joint à un coeur sans foi, à une conscience sans principes.
« Je savais cela ; mais sa fille n'était pas coupable, sa fille était belle comme le jour, touchante, douce, pleine de charmes ; je me sentais disposé à l'aimer doublement, à cause d'elle et à cause de son malheur. Je restai longtemps irrésolu, enfin je me décidai et j'écrivis une lettre fort honnête, pour m'excuser et accepter l'invitation.
« La journée me parut éternelle, je ne dormis pas de la nuit, et j'arrivai le lendemain une heure plus tôt qu'il ne fallait. On me remercia de mon empressement. Madame Dunoyer fut très accueillante, elle connaissait ma famille et m'en parla fort, elle me parla de M. de Châteauneuf, de tous mes amis de France et m'intéressa trop pour me laisser le temps de l'examiner.
« La compagnie fut nombreuse et choisie, des étrangers en grande quantité, des protestants réfugiés, des mécontents. On causa librement à table, on joua, on fit des lectures : de tout cela je m'inquiétai médiocrement. Je ne quittai point ma belle infante, le causai avec elle, à demi-voix, comme si nous eussions été seuls ; je l'intéressai à moi ; sans oser lui parler de mon amour, je le lui laissai lire dans mes yeux, et, quand je la quittai, ce fut après avoir obtenu la permission de revenir le lendemain, de revenir tous les jours.
« Je n'y manquai pas une seule fois, elle devint l'unique occupation de ma vie, et, quoi qu'en dise madame de Parabère, cet amour pouvait aller de pair avec les amours célèbres, avec les passions les plus violentes. Elle m'aima bientôt aussi ; les véritables sentiments se communiquent presque toujours.
« Madame Dunoyer sembla ne s'apercevoir de rien ; je lui ai soupçonné des motifs d'intérêt, des vues sur la fortune de mon père, car nous ne nous cachions point. Quelle mécanique comptait-elle faire jouer ? Je ne l'ai jamais su, je ne m'en doute pas encore. Nous rompîmes toutes ses visées, et nous fîmes de notre côté des plans qu'elle contraria par la même raison.
« La pauvre enfant était malheureuse à mourir, elle haïssait les menées de sa mère, elle le lui avait dit hautement, elle avait plusieurs fois refusé de s'allier à des projets malhonnêtes ; aussi était-elle détestée par cette marâtre. Elle voulait la tenir en esclave, la rendre sa victime, l'empêcher de secouer le joug, dans la crainte qu'elle ne parlât de ses intrigues et qu'elle ne les fît échouer. Cette vie pour elle n'était plus tenable, elle cherchait les moyens de s'en débarrasser lorsque je me présentai, et que je devins en même temps son confident et son amant.
- Son amant, déjà ?
- Oh ! bien honnêtement, madame. Nous voulions nous marier, et nous n'avions point de mauvaises pensées. J'allai assidûment dans la maison, madame Dunoyer n'imaginait pas dans quel but ; elle voyait que j'aimais sa fille, elle devinait l'amour de celle-ci, sans y attacher d'autre importance que celle de me gouverner à sa fantaisie et de m'amener à lui obéir en tout.
« En mettant les choses à la dernière extrémité, le fils d'un notaire de Paris, d'une honnête fortune, était un parti assez sortable pour une exilée. Elle me reconnaissait quelques moyens, je n'avais que dix-huit ans, je serais facile à conduire et, dans tous les cas, gendre ou non, je lui servirais.
« Ce n'était pas notre compte, à ma belle et à moi. Nous ne voulions point rester sous cette férule, elle était trop malheureuse avec sa mère pour me faire partager ce malheur. Notre jeune âge nous ôtait la possibilité de nous unir sans la permission de nos parents, qui nous la refuseraient ; nous résolûmes de nous en passer et nous préparâmes notre fuite. C'était un petit projet assez téméraire qu'un enlèvement, et dans une ville comme la Haye, où tout se sait, où l'on s'observe autant que dans nos plus petites bicoques de province.
« Je conduisis cependant la chose ; tout était prêt, nous allions partir ; j'aimais passionnément mademoiselle Dunoyer, et j'eus le tort de montrer ma joie d'une façon trop claire la veille de notre délivrance.

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