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Chapitre XLVI


« Nous étions dans un beau jardin près de la ville, où je me promenais souvent avec ces dames ; il faisait une soirée admirable. La Hollande est le pays des fleurs, nous en étions embaumés, c'était délicieux ; j'aurais voulu faire des vers toute la soirée et ne parler qu'ainsi, ils me venaient tout rimés sur les lèvres. Madame Dunoyer trouva en moi quelque chose d'extraordinaire et me le dit.
« – Qu'avez-vous donc, monsieur Arouet ? Vous rayonnez ce soir.
« – Je ne sais, madame, je suis heureux, bien heureux. Cette belle nuit, ces roses, ces jonquilles, ces tulipes, la société qui m'entoure... Je ne puis m'exprimer... Pardonnez-moi.
« La mère était une fine mouche. Elle regarda sa fille et trouva sur ses traits la réverbération de ma joie. Elle eut un soupçon.
« – Qu'ont-ils donc tous les deux ? se demanda-t-elle ; observons bien et voyons ce qui arrivera.
« Elle ne nous quittait pas du regard, en effet. Nous ne nous en inquiétions guère et nous nous lancions des oeillades, des mots, des promesses, dont quelques-unes étaient trop significatives pour ne pas confirmer les soupçons de notre argus.
« Elle se leva pour partir ; la compagnie était nombreuse, chacun se rapprocha de qui lui plaisait, on devine bien à qui je donnai la main. Madame Dunoyer ne s'y opposa pas, elle n'eut pas même l'air d'y prendre garde, mais elle marcha derrière nous et nous écouta.
- Quel bonheur, mademoiselle ! disais-je en me croyant sûr de ne pas être entendu.
La jeune fille répondit par un soupir.
- C'est donc demain ! Vous serez disposée, n'est-ce pas ?
- Oui, soyez tranquille.
« Ces mots, timidement prononcés, arrivaient plutôt à mon coeur qu'à mon oreille.
- C'est toujours à la porte du Temple, je ne me trompe point. La chaise sera toute prête dans la petite rue ; nous n'aurons qu'à y monter, et votre supplice sera fini, et nous ne nous quitterons plus.
- Mais, monsieur Arouet, je serai votre femme ?
- En doutez-vous ? Ce serait m'injurier, ce serait me méconnaître. Oui, vous serez ma femme devant les hommes comme vous l'êtes déjà devant Dieu et devant ma conscience.
« Et nous nous perdions dans de doux projets, dans des joies sans fin pour l'avenir. Nous irions vivre en Angleterre, ce pays nous plairait à tous les deux. Ma déité se ferait catholique, non pas que je l'en pressasse, ni qu'elle eût une conviction bien arrêtée, mais pour ne pas être de la religion de sa mère, afin de ne la voir ni en ce monde ni dans l'autre.
« Vous comprenez l'effet produit sur notre écouteuse par ces beaux discours. Les amoureux sont imprudents, à cet âge surtout. Perdus en nous-mêmes, nous ne prenions même pas la peine de retourner la tête. Nous ne savions plus qu'il existât au monde d'autres êtres que nous deux. Nous devions payer cher notre étourderie !
« Madame Dunoyer ne laissa rien paraître. On rentrait chez elle pour souper. Elle fut aussi amusante, aussi agréable qu'à l'ordinaire. La compagnie ne se sépara que fort tard ; la maîtresse de la maison m'honora d'une attention particulière et causa très longtemps avec moi. Elle me questionna sur ma famille, sur les intentions de mon père à mon égard, sur le sujet de notre discussion et sur la probabilité de mon retour en grâce.
- Mon Dieu ! madame, répondis-je, la chose ne s'arrangera pas facilement ; mon père veut faire de moi un procureur : moi, je n'aime que la poésie, pour laquelle il professe un mépris profond. Je ne céderai pas, lui non plus, et Dieu seul sait ce qui adviendra de tout ceci.
- Quoi ! monsieur votre père ne cédera pas, c'est certain ?
- Du moins, il tiendra bon longtemps, et, s'il s'adoucit, ce ne sera qu'après des prières et des difficultés infinies.
- Pardonnez-moi cette indiscrétion, l'intérêt que je vous porte en est la seule excuse. Ne puis-je rien pour vous ? J'ai des amis puissants sans en avoir l'air. Je serais heureuse de vous aider, de contribuer à doter mon pays d'un grand poète de plus.
- Hélas ! madame, serai-je un grand poète ? Je ne sais. Ce que je sais bien, par exemple, c'est que je serais un mauvais procureur.
- Vous avez des dispositions merveilleuses à la poésie, il est impossible que vous ne réussissiez pas. Dans tous les cas, employez-moi, comptez-moi tout à votre service.
« Je ne devinai pas d'où me venait cette obligeance ; cependant le regard n'était pas bon, je sentis un piège et l'idée me vint de prévenir mademoiselle Dunoyer ; sa mère veilla si bien, qu'il n'y eut pas moyen de la rejoindre et que je dus me retirer sans avoir échangé une parole avec elle.
« Lorsque nous fûmes tous dehors, les dames rentrèrent : le bruit s'éteignit peu à peu dans la maison ; ma maîtresse venait de se coucher, elle entendit ouvrir sa porte et elle aperçut une lumière. Sa mère entra, les yeux remplis de tempêtes ; elle s'approcha du lit de la pauvre enfant, et, sans préparation, sans hésitation, elle alla droit au but.
- Donnez-moi la clef de vos coffres, demanda-t-elle.
- Pour quoi faire, madame ?
- Parce que j'y veux chercher et que c'est mon droit je pense.
- Il n'y a rien dans mes coffres, je vous assure.
- Il y a ce que j'y veux voir et ce que je suis sûre d'y trouver, la preuve de vos beaux projets. Donnez vite.
- Quels projets, madame ? poursuivit-elle tremblante.
- Je sais tout, vous dis-je ; ne continuez pas. Votre muguet n'en est pas encore où il pense, et je lui apprendrai à enlever des demoiselles de condition, mineures, le petit-fils de tabellion qu'il est !
Mademoiselle Dunoyer, accoutumée à l'oppression, eût cédé dans toute autre circonstance ; mais il s'agissait de notre amour, elle résista.
- Vous n'aurez pas ces clefs, madame ; c'est un abus de votre pouvoir.
- Vraiment ! je n'ai pas le droit, moi, votre mère, de vous demander les lettres de votre galant, surtout lorsque vous songez à déshonorer notre nom, en vous enfuyant demain avec ce poète crotté ? Si vous ne donnez pas ces clefs, je briserai les serrures, et, dans tous les cas, vous ne sortirez pas de cette chambre, je vous en réponds.
« Elle aperçut sur une chaise les poches de sa fille. Par un mouvement maladroit de celle-ci, qui chercha à allonger le bras pour s'en emparer, elle comprit que là se trouvait l'objet en litige, et saisit vivement les malheureuses poches qui devaient changer ma destinée.
Hélas ! ces clefs y étaient en effet. Les coffres furent ouverts ; l'enfant se tordait les bras de désespoir et jetait les hauts cris. On y était accoutumé dans la maison et nul ne s'en inquiéta. La mère fureta partout, s'empara de ma volumineuse correspondance, où se trouvait au long notre plan de fuite, suivant l'inconséquence habituelle d'un amoureux de dix-huit ans.
Me voilà donc entre les mains de cette méchante femme, qui pouvait m'inquiéter sérieusement et me faire pendre ; car, à la rigueur, sa fille était mineure, et le rapt était flagrant, je n'avais rien caché. Elle passa deux heures à bien convaincre la malheureuse de sa puissance et de ce qui allait arriver ; puis elle se retira, emportant les pièces et renfermant à double tour sa victime, désormais retombée plus que jamais en son pouvoir.
Pendant ce temps, je ne m'en doutais guère, j'étais accoudé sur ma fenêtre, je contemplais la belle nuit, j'admirais la lune, je me laissais aller à des élans poétiques et amoureux ; je rêvais enfin avec mon imagination et avec mon coeur. Je ne me couchai point : j'attendais l'aurore muni d'une impatience que vous comprenez : ce jour devait être le plus beau de ma vie, ma douce bergère allait m'appartenir entièrement et pour toujours.
« Je fis les plus charmants préparatifs, je soignai ma toilette avec attention, je cueillis toutes les fleurs des jardins, pour en composer un bouquet : elles les aimait tant ! Je réunis mes plus jolis joyaux, mes effets les plus neufs. Je ne voulais pas que son regard tombât sur ce petit portemanteau, préparé pour notre fuite, sans en être réjoui. Ce fut un moment délicieux.
Après, j'allai voir notre chaise, m'assurer encore des chevaux, des postillons ; je craignais le moindre retard, la moindre anicroche ; d'ailleurs, c'était toujours m'occuper d'elle. Le temps passait, encore une heure, et je la rejoindrais, et je pourrais l'attendre, au moins. J'avais erré autour de sa maison. Tout était fermé, ses fenêtres comme les autres : j'en eus un terrible tourment de coeur et un mauvais pressentiment. Cependant, je n'osai pas m'informer, de peur d'apprendre.
Je rentrai une dernière fois chez moi pour écrire à M. de Châteauneuf, je croyais bien ne plus revenir. J'étais à ma table, lorsqu'on frappa assez fièrement.
Ma première idée fut de ne pas répondre : c'était un fâcheux peut-être qui me retiendrait. On redoubla, il me fallut bien ouvrir ; je reconnus la voix de mon protecteur.
- Dépêchez-vous, mon enfant ! dit-il ; il s'agit d'une chose importante.
Comme tous ceux qui aiment, je ne pensais qu'à mon amour ; je le vis menacé et je me hâtai d'introduire mon officieux ami. Quelle affaire importante pouvais-je avoir en effet, en dehors des projets de mon coeur ? Pour cette fois, je ne me trompais pas.
« – Mon enfant, me dit M. de Châteauneuf, vous avez commis une grande étourderie et vous me mettez dans un immense embarras.
« – Comment monsieur ?
« – Est-il possible qu'un garçon d'esprit comme vous se place dans une position aussi ridicule ! Vous aimez une jeune fille, vous voulez l'enlever et vous avez la stupidité de l'écrire, pour donner des armes contre vous !
« – Que voulez-vous dire, monsieur ? demandai-je tout tremblant.
« – Vous le savez parfaitement, ce que je veux dire. Votre belle affaire est manquée : la mère a tout découvert, elle a emmené ce matin sa fille à la campagne, afin de vous dépayser, et rendez grâce à Dieu qui vous sauve d'une belle folie.
« Les larmes me vinrent aux yeux, je les retins par vergogne.
- Ecoutez-moi donc et tâchons de vous tirer de là ; car vous vous êtes jeté dans un guêpier. Je suis obligé de vous signifier ceci, trop heureux encore d'avoir pu obtenir cet arrangement : ou quittez la Hollande, ou cessez toute relation avec mademoiselle Dunoyer. Jurez que vous ne la reverrez plus, que vous ne chercherez plus à lui écrire et que vous l'oublierez enfin complètement.
« Je devenais rouge, pâle, vert ; je me sentais défaillir, et je ne répondais pas.
« – Songez-y, monsieur, poursuivit mon mentor, sans mon intervention, on vous menaçait tout au moins des galères. Vous êtes entre les mains d'une intrigante, d'une femme de mauvaise foi qui peut vous perdre et qui ne s'en privera pas, si elle y voit son intérêt, ou si vous l'y forcez ; songez-y, je le répète.
« Je balbutiai, je ne savais trop ce que je disais. Je ne voyais qu'une chose, ma pauvre amie retombée sous ce joug terrible. Je frémissais à l'idée des mauvais traitements auxquels elle était en butte, je ne songeais pas à moi, les menaces ne m'effrayaient pas ; j'aurais tout donné, même ma liberté, pour qu'elle fût tranquille. Vous voyez que j'aimais bien, madame la marquise.
M. de Châteauneuf me chapitra de la sorte pendant plus d'une heure. J'eus le temps de me remettre et je réfléchis que l'essentiel était de ne pas quitter la place, qu'un serment extorqué les galères sur la gorge, ne signifiait rien ; je promis donc de ne plus revoir mon amie, et j'obtins la permission de rester.
Mais quelle douleur lorsque je fus seul, lorsque je pus mesurer l'étendue de ma perte ! Tout ce qui m'entourait m'était odieux ; ces apprêts faits avec tant de bonheur, ces fleurs encore si fraîches, cette lettre commencée, c'étaient autant de reproches, de remords même. Sans moi, sans mon funeste amour, la pauvre fille n'aurait pas eu ce surcroît de chagrins ; maintenant, on la tourmenterait doublement et je ne m'en consolais pas.
J'avais obtenu la permission de ne pas paraître, je pris mon chapeau et je me sauvai dans la campagne ; je fuyais ces lieux où elle n'était plus, ces lieux témoins de tant de joies, de tant d'espérances déçues. Je ne rentrai pas même le soir. Dieu m'en est témoin, j'errais sans intention de chercher mon amie, j'ignorais où on l'avait conduite ; c'eût été de ma part folie et déraison que de songer à la revoir.
Le lendemain, dès l'aube, – j'avais couché dans une ferme, où l'hospitalité me fut accordée sur ma bonne mine, – le lendemain, dès l'aube, après un léger et frugal repas, je repris ma route.
J'allais le long d'un chemin fleuri, garni de gazons et de pâquerettes, avec un petit ruisseau qui le suivait, murmurant à ma gauche. J'étais seul et je ne retenais pas mes larmes ; mon coeur, inondé de mille sentiments divers, aimait avec la plénitude de mon inexpérience et avec la surabondance de mon imagination. Ceci ressemble au récit de Mascarille, mais il me faut bien rendre ce que j'éprouvais, et il y avait un peu d'emphase dans mes impressions, il y en a dans celles des jeunes poètes.
Tout à coup un bruit de voix me fit tressaillir ; je levai la tête et j'aperçus, de l'autre côté du ruisseau, une jolie paysanne assise gardant des moutons ; elle parlait à son chien, en me regardant, et elle lui parlait de moi, ce qui me fit comprendre sa ruse.
- Va, mon cher Fidèle, va près de ce jeune monsieur qui pleure : demande- lui ce qu'il lui faut, si nous ne pouvons rien pour lui ; demande-lui s'il veut se reposer chez nous ; il ne te refusera pas, toi, mon bon chien, avec tes beaux yeux qui parlent.
La paysanne n'employa pas ces mots, vous le comprenez, mais ce fut là ce qu'elle dit. Je m'arrêtai et je la regardai à mon tour : le chien avait déjà franchi le ruisseau et tournait autour de moi, en me faisant mille caresses.
- Répondez à Fidèle, mon jeune monsieur, continua la bonne fille, et ne nous épargnez pas tous les deux ; je ne puis voir pleurer un homme sans avoir envie de le consoler.
Ce discours fut fait en hollandais, que je comprenais sans savoir y répondre. J'appelai ma grammaire à mon secours, et je tâchai de lui faire entendre que j'étais étranger, que je pleurais ma maîtresse, et que je n'avais besoin de rien, en la remerciant de sa compassion. Elle m'écouta sans se moquer de moi, au contraire : en apprenant que j'avais des chagrins d'amour, elle m'engagea à passer le ruisseau et à venir m'asseoir auprès d'elle.
Je ne me fis pas prier, Fidèle me suivit. La bonne fille m'interrogea, employa l'attention de son coeur à écouter mes réponses ; et enfin, moitié causant, moitié rêvant, je demeurai là jusqu'au soir.
L'heure vint de rentrer son troupeau. La fillette me proposa de la suivre, m'assura qu'on me recevrait bien chez elle, que je pourrais même aller au château, habité par des Français, réfugiés à la révocation de l'édit de Nantes ; on serait charmé de voir un compatriote.
J'ignorais où le hasard m'avait conduit ; lorsque j'entendis nommer cette maison, j'eus comme un éblouissement. J'avais rencontré ces protestants chez madame Dunoyer, dont ils étaient les amis ; elle allait souvent à cette campagne, et peut-être était-ce là qu'on avait conduit ma maîtresse. Cette circonstance me commandait une prudence extrême. J'acceptai en me faisant prier, puis je recommençai l'interrogatoire, mais dans une autre direction.
La bergère ne savait rien, s'il y avait à savoir ; elle était restée fort peu de temps au logis depuis la veille ; je m'assurai pourtant qu'elle m'aiderait, et je me mis à sa suite, en tâchant de l'intéresser à moi de plus en plus.
Nous arrivâmes à la nuit tombante. On était déjà prêt à souper. Elle me présenta à son père, le fermier de cette terre ; il m'accueillit bien, me pria de m'asseoir et ne m'en demanda pas davantage.
On est plus défiant que cela en France.

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