Les Mémoires d'une aveugle Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XLVII


J'avais faim, malgré mes peines ; la jeunesse ne perd pas ses droits. Je me mis à table avec les villageois. Ma présence ne les gêna guère ; je semblais de condition modeste, j'étais triste, silencieux. Après un quart d'heure, ils ne se souvinrent plus que j'étais là. Ils se mirent à parler de leurs maîtres, suivant l'usage immémorial des valets.
- Oui, disait la fermière, cette pauvre jeune demoiselle est bien malade ; tout le monde au château en a grand soin, et pourtant elle ne cesse de pleurer.
- L'as-tu vue ?
- Certainement, je l'ai vue quand on l'a amenée hier matin, elle est très douce et très jolie.
Le coeur me battit, je commençais à n'avoir plus de doutes ; ce devait être elle. Je redoublai d'attention.
- Sa mère est-elle là ?
- Non, il n'y a que sa soeur et une vieille gouvernante ; sa mère est retournée à la Haye pour poursuivre le galant. Elle ferait mieux de les marier ; car, tôt ou tard, ils se rapprocheront, et elle les rendra deux fois coupables, puisqu'ils lui désobéiront de nouveau.
- Veux-tu te taire et ne pas dire cela devant ta fille !
- Mon cher, ma fille ne sera jamais contrariée dans son inclination, ainsi elle ne pensera guère à nous désobéir.
- Pauvre jeune demoiselle ! reprenait mon amie Groschen, j'irai la voir tout à l'heure.
Je l'aurais embrassée de bon coeur pour ces paroles. J'attendais impatiemment la fin du souper. Dès qu'on fut levé de table, j'emmenai Groschen dans le jardin et j'essayai de lui faire comprendre ce qui arrivait. Son oeil intelligent dévorait mes paroles.
- C'est votre maîtresse ! s'écria-t-elle, celle que vous pleuriez dans le petit chemin quand je vous ai rencontré ? Oh ! j'irai la voir deux fois plus vite, je lui dirai que vous êtes là, et de ne pas se désoler, puisque vous l'aimez si bien.
Nous nous entendîmes à merveille à dater de ce moment.
J'arrachai une feuille de mes tablettes et j'écrivis quelques mots que Groschen se chargea de remettre, et dès cet instant je repris courage ; j'avais retrouvé si miraculeusement ma maîtresse, qu'il me sembla impossible de la perdre désormais.
La lettre fut remise ; mon intelligente messagère m'apporta la réponse, qui était une action de grâce au Seigneur. Ma belle amie supporterait tout puisqu'elle me savait près d'elle, puisqu'un moyen de correspondre lui était offert. Elle attendait de mes lettres fréquemment, elle m'instruirait de ce qui arriverait ; elle m'engageait à retourner à la ville pour ne pas donner de soupçons, et m'assurait que désormais elle aurait du courage si nous voulions reprendre nos anciens projets.
Je lui obéis de point en point. Grâce à notre confidente, j'appris qu'il existait un autre chemin qui me conduirait à la ville très promptement, et je me déterminai à rentrer le soir même, bien qu'il fût tout près de dix heures, une plus longue absence donnerait lieu à des commentaires. Nous convînmes avec Groschen que, tous les deux jours, nous nous trouverions à un rendez- vous différent, qu'elle me donnerait des nouvelles et prendrait des miennes, et que ma belle amie tâcherait de m'écrire le plus souvent possible.
Je trouvai M. de Châteauneuf fort inquiet de moi, on croyait presque que je m'étais noyé par excès de désespoir. Si je n'avais pas reparu le lendemain, l'on eût fait un mauvais parti à madame Dunoyer ; mes amis étaient furieux.
On ne me parla plus de rien, je repris mon train de vie ordinaire ; on espéra que j'oublierais. Il me fut proposé beaucoup de divertissements, je les acceptai, pourvu qu'ils ne m'empêchassent pas de me rendre près de ma gardeuse de moutons, assez jolie pour jouer le premier rôle dans mon intrigue amoureuse, je vous le jure.
La correspondance continua : quant à se voir, pas moyen d'y penser : mon infante était gardée à vue, elle pouvait à peine griffonner quelques mots au crayon, et lire mes lettres à la dérobée. Il fallait de la patience, nous en avions ; j'en avais moins qu'elle, bien qu'elle souffrît plus que moi. Ses souffrances me brisaient le coeur, et elle me les cachait encore !
Mon père m'écrivait que je pouvais revenir, qu'il ne me demandait que de paraître chez son procureur et de m'astreindre à l'étude des lois. Il ne m'empêcherait pas de suivre ma vocation poétique, si je pouvais allier l'un avec l'autre : il me remettrait même l'argent légué par mademoiselle de Lenclos pour m'acheter des livres, à la condition que j'en prendrais en même temps pour sa profession et pour celle que je convoitais. C'était donc seulement une concession à faire. Je voulais rester en Hollande, je refusai.
« Le temps se passa, madame Dunoyer ne découvrit rien. Elle me crut résigné et infidèle, peut-être, et fit revenir sa fille de la Haye. Notre correspondance en aurait souffert si Groschen ne fût venue à notre aide. Elle supplia sa maîtresse de l'emmener à la ville, celle-ci ne s'y refusa point ; elle aimait cette enfant et elle était de celles qui encouragent les ambitions.
On la décrassa, on l'habilla, on la maniéra et l'on fit d'elle une soubrette non moins mutine que Lisette et Marton. Elle fut plus près de moi, nous nous voyions plus souvent, par conséquent les poulets marchaient plus vite. Ils marchèrent trop bien ! madame Dunoyer, qui s'y connaissait, trouva sa fille bien tranquille et bien courageuse ; elle en chercha la raison, et n'eut pas de peine à la découvrir.
Vous jugez !
« Pour cette fois, pas de rémission. Ma maîtresse fut prise, sans qu'on lui laissât le temps de s'habiller pour ainsi dire, et emmenée chez un ministre, l'épouvantail de tout le troupeau. On l'y enferma sous clef, avec défense de voir personne, pas même sa soeur, pas même sa mère ; celle-ci avait peur, je crois, de se laisser séduire aussi et de cesser de s'être fidèle.
« Quant à moi, M. de Châteauneuf se montra sévère, il me rappela la parole que j'avais donnée et me représenta qu'en ne la tenant point j'avais manqué à l'honneur.
- Je vous demande pardon, monsieur, répliquai-je ; mais monsieur votre frère, mon parrain, m'a souvent répété qu'en amour les paroles ne comptaient pas, et, en vous donnant celle-ci, je n'avais pas l'intention de la tenir.
Il n'eut rien à me répondre, c'était la vérité. Seulement, il me prévint qu'il fallait cesser toutes mes entreprises, ou qu'il n'y aurait plus moyen de s'occuper de moi.
« Je répliquai, le coeur très gros, que je le remerciais beaucoup, qu'il me fallait en effet renoncer à mes entreprises, puisque mademoiselle Dunoyer m'était ravie, mais que je ne pouvais rester davantage à la Haye, que j'y mourrais de chagrin, en même temps si près et si loin d'elle, et que j'allais prier mon père de me laisser partir pour l'Amérique, puisqu'il me refusait l'autorisation de rentrer dans mon pays.
« Mon protecteur se moqua de moi, m'assura que je me consolerais sans aller si loin, que je ferais mieux de ne pas attendre à le prouver, que c'était du temps perdu et que je m'en repentirais plus tard.
Je ne m'en suis pas encore repenti.
Je me complaisais, au contraire, dans mes regrets et ma mélancolie ; je pensais beaucoup, je sondais les impressions de mon esprit et de mon âme ; cette étude ne m'a pas été inutile. Je fus éveillé un beau matin par un coup inattendu.
Madame Dunoyer avait adopté un singulier plan de vengeance : elle réunit mes lettres à sa fille, les arrangea à sa façon et les fit imprimer. C'est le premier de mes ouvrages qui ait vu le jour.
Il en résulta que toute l'Europe connut cette intrigue et que je fus posé comme un séducteur, moi, l'amant le plus timide de l'univers entier.
Il y eut à la Haye comme un soulèvement contre moi. On m'eût lapidé dans les salons si j'y avais paru.
Mon premier mouvement fut de me défendre et de revendiquer la vérité ; M. de Châteauneuf m'en empêcha. Il me représenta qu'en remuant le scandale, je le rendrais plus marquant encore, que je devais seulement désavouer ces lettres falsifiées sans injurier personne, en mettant au défi mes accusateurs de me montrer les originaux.
Je fis une réclamation très mesurée dans la Gazette de Hollande ; je l'adressai à l'éditeur en plaçant madame Dunoyer hors de cause et sans avoir même l'air d'admettre qu'elle eût pu s'en mêler en quoi que ce fût. La lettre calma un peu mes adversaires, c'est-à-dire le monde des salons : car, pour madame Dunoyer, rien n'aurait pu la calmer qu'une soumission et des excuses de ma part. Mon père me fit dire que je pouvais rentrer chez lui : je ne me fis pas prier pour sortir d'un pays où j'avais tant souffert et où je ne conservais plus aucune espérance.
Depuis lors, je n'ai plus revu mademoiselle Dunoyer et j'ignore ce qu'elle est devenue... »
Voilà quelles furent les premières amours de Voltaire ; j'ai pensé qu'il serait curieux de les faire connaître ; elles ne sont pas très répandues dans le monde, et l'on ne s'occupe guère de lui à ce point de vue.
- Avez-vous eu d'autres maîtresses ? lui demanda madame de Parabère, curieuse comme une jeune chatte.
- Quant à cela, madame, j'en ai eu plusieurs : j'ai eu d'abord la Henriade, puis Oedipe, puis la Bastille, s'il vous plaît ; puis madame la maréchale de Villars, que j'ai adorée et qui ne me l'a jamais rendu. J'ai fait un nouveau voyage en Hollande avec l'excellente madame de Rupelmonde, que je n'adorais pas et qui m'aimait. Je me suis occupé de bien des ouvrages, j'ai mille plans dans la tête, et je suis décidé à devenir quelque chose dans ce siècle-ci, ne fût-ce que pour punir madame Dunoyer de ne m'avoir pas accepté comme gendre.
Je crois qu'en effet la Dunoyer, si elle a vécu, a dû se repentir souvent d'avoir enlevé sa fille à un parti de cette importance-là.
Nous avions donc écouté Voltaire et le temps ne nous avait pas semblé long. Nous nous disposions à nous séparer, lorsque les battants de la porte du pavillon s'ouvrirent, et un des huissiers annonça :
- Son Altesse royale, monseigneur le régent.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente