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Chapitre LIII


Madame de Tencin fit tout de suite d'excellentes connaissances : d'abord par les lettres de recommandation de son abbesse, et puis par sa soeur, madame de Fériol, fort liée avec le maréchal d'Uxelles, et qui voyait la bonne compagnie.
Elle plut beaucoup à Paris, comme à Montfleury et à Neuville : elle ne s'y cacha pas et voulut au contraire mettre toutes voiles hors, afin de se faire des partisans. Vous jugez si elle en eut : Jeune, belle, adroite, d'un esprit adorable, et disposée à bien accueillir les chalands, tout autant qu'ils lui plairaient néanmoins et qu'ils pourraient lui être bons à quelque chose.
Sa grande ambition était d'arriver à la cour ; mais, pour cela, il n'y avait pas d'apparence. Les preuves ne se pouvaient faire ; heureusement, le chapitre de Neuville n'était pas celui de Maubeuge ou celui de Remiremont ; sans quoi toutes les intrigues du monde ne l'y auraient pas introduite. Les chanoinesses l'eussent lapidée plutôt que de la recevoir.
Faute de la cour, ou du moins faute de Versailles, elle vit ce qu'il y avait de mieux à Paris. Sauf le roi et les princes, elle fut reçue des gens les plus difficiles comme une personne très bonne à fréquenter, et elle en profita bien vite.
Elle eut successivement des amants distingués et riches ; elle ne leur demanda rien pour elle, mais tout pour son frère. Elle lui fit successivement avoir plusieurs bénéfices, plusieurs gratifications lucratives. L'abbé aimait beaucoup l'argent ; elle n'y tenait guère. Sobre, sans goûts prononcés pour autre chose que les plaisirs de l'amour, elle n'avait pas besoin de biens, elle ne fit rien pour en avoir.
Tout alla ainsi jusqu'à la mort du feu roi. Ils accrochaient à droite et à gauche ce qu'ils pouvaient, sans avoir rien de positif. A cette époque, la comtesse Alexandrine jeta ses plombs du côté de M. le régent, et, à force de démarches, de requêtes et de demandes, elle vint à bout de le voir. Il la trouva belle, il la trouva agréable, il le lui dit, en demanda la récompense, l'obtint et en resta là dès le premier jour. Non qu'elle ne tînt toutes les promesses de sa beauté mais parce qu'elle eut la maladresse de lui parler des affaires de l'Etat, qu'elle comptait déjà gouverner avec lui en des moments où l'on ne parle que des affaires d'amour.
- Je n'aime pas les femmes qui m'interrogent ainsi dans mon alcôve, dit M. le régent lorsque la comtesse de Tencin reviendra, on lui dira toujours que je suis au conseil, fût-il même deux heures de la nuit.
Je vous prie de croire que M. le duc d'Orléans se servit d'autres termes que ceux-là ; il ne prenait pas de mitaines en pareils cas, et il en disait de belles.
Cette intimité n'eut donc pas de suites, à la grande humiliation de la chanoinesse, qui ne s'en consolait pas.
Elle avait la rage du gouvernement et tourna ses visées du côté de l'abbé Dubois, ce vilain chafouin perdu de toute espèce de maladies et incapable d'être mieux qu'un prétexte d'amour.
Il fut moins difficile que son maître et se laissa prendre au traquenard. Il courut à cette époque des conversations entre eux au sujet de la comtesse dont on fit des nols incroyables. Je ne m'en souviens plus ; je les ai cherchés dans mes papiers et ne les trouve point.
Ce commerce resta caché pendant assez longtemps, puis il éclata. Madame de Tencin se fit hardiment le canal des grâces ; elle dirigea, elle se plaça droit à la tête de la maison du ministre. Sans y demeurer, elle y passait sa vie, elle recevait, elle éconduisait les importuns, accueillait les favoris, Dubois la laissait faire, et, lorsqu'on s'en étonnait, il avait toujours la même réponse :
- Pendant qu'elle fait la maîtresse chez moi, elle ne fait pas la maîtresse avec moi ; je m'en débarrasse au profit des autres.
Il va sans dire que le bien-aimé frère eut les premières éclaboussures de ce marché. Il obtint une bonne abbaye ; il fut choisi pour convertir Law et reçut de lui une récompense sonnante, plus désirable, selon lui, que les meilleures promesses. Le système ne l'attrapa point sans vert. Il avait converti en or dès le lendemain les actions données par son néophyte et se garda d'en acheter d'autres.
Dubois le nomma envoyé à Rome, près du pape, dont il voulait obtenir le chapeau, et M. de Tencin n'eût point craché, pour son compte, sur la barrette. Le jésuite Laffiteau et lui partirent ensemble pour cette mission.
La veille même de ce départ, ils furent arrêtés par un ordre du Parlement. M. de Tencin fut accusé de simonie, au sujet d'une abbaye qu'il avait escamotée pour un de ses neveux ; mais Dubois passa là-dessus, et, malgré sa condamnation, malgré la présence de M. le prince de Conti, qui le hua et le fit huer, M. de Tencin n'en fut pas moins envoyé et Dubois pas moins cardinal et premier ministre, plus archevêque de Cambrai. Ce qui me faisait dire à madame de Tencin, lorsqu'elle me tourmentait de ses grands embarras :
- Allons donc, madame la comtesse, vous avez l'air tout étonnée de vous voir la maîtresse d'un si grand personnage et d'un archevêque. Entre gens de votre robe et de votre sorte, il n'y a que la main.
C'est qu'en vérité ils étaient tous les deux d'Eglise et tous les deux parvenus.
Dubois mourut. Madame de Tencin le pleura par manière ; mais la curiosité, ce fut d'entendre son oraison funèbre de sa façon. Ses neveux en faisaient des contes à mourir de rire.
- Il est mort, disait-elle en pleurant d'un oeil et en clignant de l'autre, il est mort en faisant la nique au diable qui l'attendait à la porte et qui le récompensera suivant ses mérites. Jamais cet homme n'a rien aimé que l'argent ; il ne s'aimait pas lui-même, de peur de céder à un de ses caprices et de faire tort à sa bourse. Il était menteur, voleur, méchant, cruel, sans entrailles ; mais il avait tant d'esprit qu'il savait effacer tout cela, lorsqu'il en avait besoin pour l'intérêt de ses écus.
- Et vous, madame, vous aimait-il ?
- Il ne m'aimait point et je le lui rendais bien, je vous en réponds. Nous n'avons point cherché à nous tromper l'un l'autre.
- Alors pourquoi le pleurez-vous ?
- C'est que les sots croiront que je le regrette.
- Pourquoi ne vous sépariez-vous pas, avec une si touchante conviction mutuelle ?...
- Parce que nous n'aurions pu trouver à nous appareiller mieux. A ma place, une autre bien éclairée l'eût abandonné ; à la sienne, un premier ministre aurait cherché une compagne moins clairvoyante.
Au moins se ménageait-elle un peu plus que lui !
Ce fut un grand changement pour la comtesse Alexandrine.
Elle rentra dans la vie privée, ainsi que le disait Voltaire, qui ne pouvait la souffrir. Elle l'agaçait comme une scie, ajoutait-il.
Son train d'amants marchait toujours, et la fortune de l'abbé suivait sa pente ; ils se voyaient moins, puisqu'il voyageait et que la comtesse ne bougeait de Paris, elle n'aurait pu vivre ailleurs. Elle envoya promener le chapitre, et se procura un bref du pape, qui lui permettait de mener la vie séculière.
Elle usa largement de ce bref-là et l'étendit jusqu'à ses dernières limites.
J'arrive à la grande aventure de sa vie, à celle qui aurait fait mourir de chagrin et de honte toute autre femme : à l'histoire de ce malheureux la Fresnaye, dont nous avons tous été témoins et à laquelle je me trouvai mêlée, ce qui m'inquiéta fort.
Il faut reprendre les choses d'un peu plus loin, pour les éclaircir.
L'abbé de Tencin venait de partir pour Rome, comme conclaviste du cardinal de Bussy, lorsque la comtesse retrouva, chez je ne sais plus quel bel esprit, car elle en était entourée, ce vieil égoïste de Fontenelle, dont elle avait fait son amant, lorsqu'elle commença d'écrire, afin de trouver en lui un prôneur.
Elle avait été longtemps sans le voir ; elle fut charmée de son esprit, de sa conversation et l'engagea fort à venir la voir, ce qu'il fit.
Peu à peu ce commerce se modifia et devint une habitude de discours, un échange de bon mots et de plaisanteries ; mais ils étaient nécessaires l'un à l'autre. En l'absence de son frère, elle ne trouvait personne qui lui convînt davantage.
Un jour, Fontenelle badinait avec elle et lui annonça qu'il connaissait un homme de beaucoup de coeur, conseiller au grand conseil, qui s'était passionné pour elle, et qui n'avait pas d'autre désir que de lui faire la cour.
- Eh bien, amenez-le donc, répliqua-t-elle ; un homme de coeur est une merveille en ce temps-ci ; je ne serais pas fâchée de le voir, pour le bien observer.
- Il ne manque pas de biens, il est d'une bonne famille de robe, vous pouvez le recevoir et le présenter au cardinal.
Dubois vivait encore alors.
M. de la Fresnaye, l'homme de coeur en question, fut présenté un beau jour, et fort bien reçu. Il avait peu d'esprit, du moins de celui qui brille ; il était assez bien fait, ses manières étaient celles d'un gentilhomme ; tant il y a qu'il devait avoir quelque mérite, car madame de Tencin, qui s'y connaissait, lui accorda l'honneur de ses bonnes grâces et les lui conserva pendant quatre ans.
Je ne voudrais pas jurer qu'il en profita seul, par exemple, et nous avons beaucoup de raisons de penser le contraire.
Ce commerce marcha avec beaucoup d'orages. La Fresnaye était d'une jalousie cramoisie. Il aimait tellement sa maîtresse, qu'il ne parlait d'autre chose dans ses furies que de la tuer, de tuer ses rivaux et de se tuer lui même, par-dessus le marché.
Il lui faisait des scènes abominables dès qu'il trouvait un homme chez elle, surtout depuis la mort du cardinal Dubois, qui l'avait rendu maître absolu au logis, à ce qu'il croyait.
Quant à moi, je l'ai toujours soupçonné d'être un peu fou. Il venait chez moi souvent, me tenait des heures entières à me conter ses douleurs et m'ennuyait fort, je l'avoue. Je n'ai jamais pu comprendre comment la comtesse Alexandrine l'avait supporté si longtemps.
Un matin, il était dans ma chambre ; je ne savais m'en débarrasser, et je cherchais un moyen de sortir de peine, lorsqu'on m'annonça d'Argental, qui s'était arrêté dans mon boudoir. Je saisis l'occasion et je me levai pour le rejoindre.
Je le trouvai échauffé, la tête partie et se jetant après mes mains dans un état incroyable. La porte était restée ouverte.
- Ah ! madame, avez-vous vu ma tante ?... me demanda-t-il.
- Mais non, répondis-je aussi étonnée de la question que de la façon de la faire.
- Je la cherche partout, ma bonne, ma chère tante ! vous me voyez effaré d'avoir couru après elle, et il faut que je la rencontre cependant.
- Qu'y a-t-il de si pressé ? Qu'avez-vous à lui dire ? Est-il arrivé quelque événement chez madame votre mère ? Vous avez l'air bien joyeux...
- Si je suis joyeux ! je le crois bien. Ma tante a été si bonne, si charmante, si aimable pour moi, ce matin !
- Et que vous a-t-elle fait, mon pauvre d'Argental ?
- Je vous le dirai, je ne le dirai qu'à vous, mais il faut que je le dise, ou j'en étoufferais.
Je fus si intéressée et si curieuse, que j'oubliai la Fresnaye dans ma chambre : je m'assis près de d'Argental, et je l'interrogeai précipitamment.
Le jeune homme, ravi, me raconta qu'il aimait sa tante, non pas d'amour, mais d'une amitié vive et qu'il n'avait jamais osé le lui dire, parce qu'elle lui en imposait fort. Enfin, le matin, en allant déjeuner chez elle, il avait eu le courage de lui ouvrir son coeur, de lui demander ses conseils, de la prier d'être pour lui un guide et une amie, le caractère de sa mère ne lui promettant pas de trouver en elle ce qu'il cherchait.
Madame de Tencin lui avait répondu, avec une grâce charmante, qu'elle était ravie de sa demande, qu'elle l'aimait fort, qu'elle se chargeait de le conseiller en tout et qu'elle comptait bien le voir très souvent, comme elle en avait le droit, en tante et en amie.
D'Argental était si ravi, si heureux, qu'il la remercia très mal, qu'il ne sut pas dire ce qu'il pensait, et, plus tard, revenu à lui, il la cherchait chez tous ses amis, pour lui témoigner sa reconnaissance.
C'était fort innocent, et je n'y vis pas le plus petit mot à reprendre.
An beau milieu des épanouissements de mon jeune ami, j'entendis fermer la porte de ma chambre de façon à nous la faire tomber sur le dos. Je me rappelai alors que la Fresnaye était là, et je me rappelai aussi sa terrible jalousie.
- Ah ! m'écriai-je, nous allons être cause de quelque malheur... La Fresnaye a tout entendu.
- Mon Dieu ! madame, je cours chez ma tante.
- Gardez-vous-en bien ! le remède serait pire que le mal. La comtesse saura bien s'en tirer toute seule ; elle a trop d'esprit pour avoir peur de ce cuistre-là.
- C'est égal, je suis inquiet.
- Il n'y a pas de quoi, vous dis-je. Elle en sera quitte pour quelques discours, quelques menaces, quelques pistolets en l'air, et, après, tout s'apaisera.
Le jeune homme me quitta sur-le-champ ; néanmoins, je ne voudrais pas assurer qu'il ne fût un peu amoureux de sa tante, sans s'en douter, bien certainement, car d'Argental, tout en fréquentant les demoiselles et les comédiennes, avait conservé une rare pureté de sentiments.
J'appris plus tard par madame de Tencin ce qu'il advint de cette conversation et comment elle amena de si terribles suites.

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