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Chapitre LIV


Madame de Tencin venait de rentrer chez elle, lorsque M. de la Fresnaye parut. Sa pâleur, le tremblement de sa voix, lui annoncèrent un orage ; elle y était faite et ne s'en effraya pas beaucoup. Elle lui demanda d'un ton fort calme à qui il en avait.
Il se laissa tomber sur le premier fauteuil et resta là, comme sans connaissance. La comtesse s'approcha de lui et répéta sa question.
A ces mots, la Fresnaye se leva comme un furieux.
- Ce que j'ai, madame, ce que j'ai !... Vous osez me le demander ?
- Mais oui, je le demande, et je le demanderai toujours. Ou vous êtes fou, ou vous êtes malade.
- Je ne suis ni fou ni malade, madame !... Je suis éclairé enfin. Je vous connais, j'ai entendu l'aveu de la bouche même de votre complice.
- Quel complice ?
- Oh ! la belle effrontée ! Quel complice ? Vous en avez donc plusieurs, que vous me demandez son nom ?
Madame de Tencin éclata de rire.
- Ceci est bouffon, tout à fait bouffon, monsieur, et je ne veux pas en entendre davantage ; je ne me rétracte pas : décidément, vous êtes fou.
Le pauvre homme l'était bien, et il l'a prouvé, mais cet accès n'était pas encore au dernier période ; il partit en éclats terribles, et, au moment où elle s'y attendait le moins, il s'interrompit pour réclamer d'elle ses pistolets de poche, qu'elle lui avait empruntés.
- Ah ! quant à cela, je vais vous les remettre tout de suite.
Elle alla vers son bureau, où elle les avait renfermés, et elle les lui présenta.
- Vous me les donnez ? Vous ne craignez pas que j'en fasse usage, madame ? reprit-il dans une furie nouvelle.
- Et contre qui ?
- Contre votre neveu, contre ce petit d'Argental, qui a l'audace de vous aimer et que vous avez l'infamie d'accueillir.
La comtesse rit plus fort.
- Ah ! mon neveu ! mon neveu ! c'est de mon neveu qu'il s'agit ? c'est mon neveu que vous voulez tuer ? C'est admirable, en vérité, et je ne pouvais pas moins attendre de votre bonté, de votre raison.
Il leva le pistolet en l'air, madame de Tencin prit l'autre placé à côté de lui, et l'éleva également, mais sans intention hostile, car les armes n'étaient pas chargées.
- Ah ! madame vous me voulez assassiner, comme vous avez tenté d'assassiner M. de Nocé, je le vois bien. Vous avez empoisonné plusieurs de vos amants qui déplaisaient au cardinal ; j'ai failli avoir le même sort, j'ai échappé par miracle ; on me l'avait dit, je ne le croyais pas ; mais, à présent, je n'en doute plus.
La comtesse devint attentive à cette accusation ; néanmoins ce n'était pas la première fois qu'elle arrivait jusqu'à elle et elle en avait été un peu inquiétée.
Un hasard funeste avait fait mourir plusieurs personnes le lendemain ou le surlendemain d'un dîner chez elle ; ces personnes étaient suspectes à Dubois, on ne manqua pas de l'accuser ; dans ce siècle-ci, les empoisonnements sont à la mode : pour la moindre chose, on vous en soupçonne et l'on vous en convainc.
La comtesse eut cependant la présence d'esprit de laisser dire la Fresnaye et de ne pas se défendre. Elle l'écouta pérorer jusqu'au bout ; puis, prenant son parti, elle lui ferma la bouche par ses caresses. Il n'y résistait jamais, et il en était tellement idolâtre, qu'il en perdait littéralement l'esprit.
Elle l'apaisait par un mot, jusqu'à ce que sa jalousie le reprit de nouveau, et qu'il recommençât ses cris insensés.
Ce qui ne me plaît pas en tout ceci, c'est que la comtesse s'était fait déposer entre les mains de fortes sommes, jusqu'à quarante et cinquante mille livres à la fois. Ce ne pouvait être pour elle, elle n'aimait pas l'or et n'en faisait aucun cas ; c'était donc pour son frère. Cependant, d'un autre côté, l'archevêque car il était déjà archevêque d'Embrun, alors, l'archevêque donc lui prêtait de l'argent ainsi que cela est prouvé par un billet dont je vous donnerai la copie. Toute cette partie de l'histoire est assez obscure.
D'Argental, en arrivant essoufflé chez sa tante, ne fut pas admis près d'elle. Les domestiques, accoutumés à ces scènes, ne laissaient entrer personne lorsqu'elles avaient lieu.
Rien n'était plus connu que cette intimité, on en parlait partout, Voltaire en riait à la journée. Il était singe à un degré remarquable, et copiait les fureurs de la Fresnaye. Il en avait même fait en vers une parodie des fureurs d'Oreste, qui doit se retrouver dans ses papiers après sa mort ; il ne les a pas publiés par considération pour ses chers anges les d'Argental.
Les choses en restèrent là, et tout se passa bien pendant quelques jours.
L'amoureux devint tout à coup d'une tristesse effrayante ; il se promenait les bras croisés, tout seul, dans les allées sombres des Tuileries ; il parlait haut, il gesticulait, il montrait le poing, il interpellait des êtres imaginaires, au point d'attirer l'attention des jardiniers qui plusieurs fois le signalèrent au gardien en chef, et celui-ci le surveillait particulièrement.
Lorsqu'il voyait la comtesse Alexandrine, il semait ses discours de phrases telles que celles-ci !
- Vous le voulez ? cela finira mal !
Ou bien :
- Vous l'aimez, malheureuse !
- Qui donc ? demandait-elle.
- Votre coeur vous répond pour moi, je n'ai pas besoin de le nommer.
Elle demeurait alors rue Saint-Honoré, près du Palais-Royal.
Un soir, il arriva chez elle, assez tard ; c'était au mois d'avril, il faisait une journée superbe et une chaleur précoce.
Il lui proposa de venir avec lui, le lendemain, aux Prés-Saint-Gervais, cueillir des violettes et voir pousser les lilas.
- Non pas, répondit-elle, je n'aime point la campagne en cette saison ; il y fait froid, il n'y a ni fleurs ni fruits ; on ne sait où s'asseoir, les mousses et les herbes ne sont pas poussées. Ne me parlez pas de vos idylles avant le mois de mai.
- Vous ne le voulez pas ?
- Non.
- Vous avez autre chose à faire ?
- Rien du tout.
- Quelqu'un à recevoir ?
- Personne.
- Je puis donc venir ?
- Tant que vous voudrez.
- Je viendrai alors, n'en doutez pas.
- Venez.
- Seulement, rappelez-vous vos paroles et ne les oubliez point, comtesse. Je reviendrai, je reviendrai vous chercher si le temps est beau.
- Pourquoi prendre cette peine. Je n'irai pas.
- Ecoutez jusqu'au bout. Je viendrai vous chercher, et, si vous me refusez encore, eh bien... eh bien... vous verrez ce qu'il en résultera.
- Quelque scène encore et quelque menace !
- Vous verrez, vous dis-je. Adieu !
Il sortit, elle ne le retint pas, il l'ennuyait. Dans la soirée, ses habitués arrivèrent ; on eut beaucoup d'esprit, on était fort gai ; Fontenelle, entre autres, fut éblouissant.
La Fresnaye entra sans parler à personne, il salua à peine la comtesse et alla s'installer dans un coin. On ne fit pas attention à lui : une discussion plaisante s'éleva entre d'Argental et le vieux auteur des Mondes. Ils s'escarmouchèrent pendant une heure à qui mieux mieux.
Madame de Tencin les écoutait avec plaisir.
La Fresnaye traversa le cercle ; j'y étais, je le vois encore, il alla droit à sa maîtresse et lui dit, avec un accent impossible à rendre.
- Donnez donc le prix, madame ; la joute a lieu pour vous.
Chacun le regarda, on ne comprenait pas : on se rappela cela ensuite. Un instant après, quelqu'un prononça le nom du comte de Nocé ; la Fresnaye interpella cette personne.
- Il est toujours très malade, n'est-ce pas ? demanda-t-il.
- Pardonnez-moi, monsieur, il se porte à merveille.
- C'est impossible, il devrait être mort !
On éclata de rire.
- Riez, riez, poursuivit-il ; rira bien qui rira le dernier.
On se retira après le souper modeste que nous donnait la comtesse ; la Fresnaye m'offrit la main jusqu'à mon carrosse.
- Adieu, madame, me dit-il en me quittant. Je ne vous reverrai pas de sitôt, je pense.
- Vous partez ?
- Oui, je pars.
- Pour longtemps ?
- Pour un grand voyage que nous ferons tous.
- Ah ! mon Dieu ! encore vos idées !
- Madame, j'ai reçu ce matin un coup mortel ; ce soir, j'en ai reçu un autre, je suis deux fois frappé ; vous verrez ce qui arrivera. Ne venez pas demain en ce logis, c'est la dernière preuve d'amitié que je vous donne.
- J'y viendrai au contraire.
- Ne vous en prenez donc qu'à vous-même. Adieu !
Et il me planta là sans même un salut.
Je rentrai chez moi et je n'y pensai plus.
Le lendemain, je me promis d'aller en rire et en causer avec la comtesse. Il me vint du monde, je ne fus pas libre ; j'avais moi-même alors beaucoup d'occupations et de chagrins. Peut-être, si j'avais pu exécuter mon projet, peut-être le malheur ne serait-il pas arrivé.
Madame de Tencin était seule ; il faisait très beau, comme la veille. Pont- de-Veyle et sa mère étaient venus de bonne heure ; ils allaient à Meudon, chez madame de Coatquen, et madame de Tencin refusa de les suivre ; elle était inquiète, malgré elle, de cet insensé.
Vers les deux heures, il arriva.
- Madame, lui dit-il, plus sombre et plus farouche qu'à l'ordinaire, vous plaît-il venir aux Prés-Saint-Gervais aujourd'hui ?
- Non, pas plus qu'hier.
- Vous ne m'aimez pas alors. J'en étais certain, et je ne puis en douter ; dès lors, mon parti est pris.
- Lequel ?
- Vous allez le savoir madame ; mais, auparavant, sachez bien que mes précautions sont prises et que cela retombera sur vous.
En disant ces mots, il sortit un objet de sa poche.

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