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Chapitre LVII


Nous causions donc dans ce carrosse, assez cahotés par les mauvais chemins et interrompus par les exclamations de l'abbé, se réveillant en sursaut. C'était fort commode pour moi, qui voulais me taire, mais fort désagréable pour les autres, qui filaient leur scène et qui comptaient me faire parler, en m'enchevêtrant dans leurs propos.
Madame de Tencin ne tarissait pas sur le compte de M. le régent, sur le bonheur d'avoir avec lui une relation même passagère d'amitié, sur ce qu'il était mal jugé, mal connu, et qu'il faudrait le voir avec des femmes qui pussent apprécier son caractère, qui le conduisissent au bien, au lieu de le laisser aller dans la fange où on le jetait.
Je répondis qu'elle avait parfaitement raison, et que j'étais tout à fait de son avis.
- Le connaissez-vous, madame ? Vous l'avez souvent vu chez madame de Parabère, il me semble que vous me l'avez dit.
- En effet, madame, j'ai eu l'honneur de le rencontrer quelquefois... Oh ! mon Dieu ! le mauvais chemin !
- Miséricorde ! j'ai une bosse au front ! s'écria l'abbé en se retournant.
Il en fut ainsi toute la route. Je m'en amusai beaucoup. Nous arrivâmes.
C'était charmant ! je restai enthousiasmée de ce que je voyais, de ce luxe, de cette splendeur et de ces jardins d'Armide. Nous en eûmes pour toute la journée à regarder.
- Monseigneur serait bien logé, disait l'abbé, en face de tous les Amours et de toutes les Vénus, qu'il prenait pour des madones et pour des anges.
La comtesse Alexandrine en riait aux larmes, et moi encore davantage. Nous nous divertissions à lui faire pousser des exclamations d'étonnement, en lui expliquant ce qu'était cette maison et pour quelle destination elle avait été construite.
- Cela est-il possible, mon Dieu ! Y a-t-il des gens si pervertis !
Et le beau, c'est que, vivant depuis tant d'années dans une société aussi peu canonique, malgré ses canonicats, il était de bonne foi, il croyait réellement tout le monde aussi chaste, aussi pur que lui ; il est vrai qu'il dormait la moitié du jour au moins et toute la nuit. Madame de Tencin ajoutait :
- Il est si bête, que je réponds même de ses rêves !
Vers le soir, nous descendîmes jusqu'à la tente ; on avait commandé une collation. Le gargotier, moyennant finances, s'était fait prêter par le concierge une jolie gloriette, où il servait celles de ses pratiques qui lui offraient des garanties de réciprocité. Notre apparence, notre équipage, les bas violets et le rabat blanc de l'archevêque lui semblaient dignes de confiance. Il improvisa un fort bon repas, les vins mêmes étaient buvables ; enfin l'on pouvait dîner passablement, même mieux que dans quelques maisons de Paris.
Nous allions partir, lorsque nous vîmes arriver de notre côté deux jeunes cavaliers dont l'un portait l'uniforme des gardes-françaises. Ils riaient de tout leur coeur et semblaient se livrer un combat de politesses.
- A vous, chevalier.
- A vous, marquis.
- Je ne passerai pas le premier certainement.
- Ni moi non plus.
- Il faut cependant se décider.
- Ah ! oui j'en sens le besoin pressant.
- Voilà des seigneurs fort gais, dit l'archevêque : on croirait que c'est à nous qu'ils en veulent.
- Cela se peut, dit madame de Tencin en se rengorgeant.
- Ils semblent hésiter ; nous pouvons les mettre d'accord, continua Sa Grandeur. – L'abbé, allez de ma part leur demander à qui vous avez l'honneur de parler, et ce que nous pouvons faire pour leur service.
L'abbé partit. Je ne saurais vous donner d'autre comparaison de sa tournure que celle d'un paon empalé.
Son habit et son collet faisaient la roue, et il marchait d'une si singulière façon, qu'en le voyant s'avancer, les officiers éclatèrent d'un rire homérique, qui nous gagna dans le pavillon.
- Monsieur, dit-il après trois révérences, lorsqu'il eut rejoint les étrangers, pourriez-vous m'apprendre qui est ce monsieur que voilà, et vous, monsieur que voilà, auriez-vous l'obligeance de me faire connaître monsieur que voici. Je viens de la part de Sa Grandeur monseigneur l'archevêque d'Embrun.
Il était d'une bêtise tellement superlative, qu'ils le prirent pour un homme d'esprit ; on n'est guère de cette force-là à moins de le faire exprès.
Ils lui répondirent comme des capucins, les mains jointes et entrèrent dans sa façon de parler.
- Monsieur que voilà, commença l'officier, est le chevalier de Bellevue.
- Et monsieur que voici, ajouta l'autre, est le marquis de Meuse.
- Qu'y a-t-il pour le service de Sa Grandeur ? continua le premier.
- Sa Grandeur fait demander à qui j'ai l'honneur de parler, et s'informe en même temps de ce qu'elle peut faire pour vous être agréable.
- Sa Grandeur peut tenir dans notre reconnaissance toute la place que tient l'estomac dans la vie d'un homme : nous mourons de faim.
- Voici une auberge.
- Certainement ; mais, dans cette auberge, il ne reste plus même un morceau de pain, plus un bouillon, plus une cuisse d'alouette.
- Je ne vois pas...
- Comment ! vous ne voyez pas sur la table de Sa Grandeur cet excellent chapon dont il reste plus de la moitié ; ce gigot, ce plat de cervelles frites et je ne sais quoi encore, qui nous fait venir l'eau à la bouche ?
- Alors, vous voulez dîner ?
- Parbleu ! nous ne désirons rien au delà.
Il les salua encore et revint à nous. J'avais tout entendu et je priais déjà l'archevêque de les faire appeler. L'abbé venait à pas comptés ; j'étais jeune, étourdie, impatiente, je m'élançai à la porte.
- Messieurs, m'écriai-je, monseigneur l'archevêque d'Embrun, et la comtesse Alexandrine de Tencin, sa soeur vous engagent à prendre votre part de ce régal, qu'ils vous offrent très volontiers.
- Et la belle ambassadrice ? poursuivit le marquis de Meuse, qui, à mon premier mot, s'était élancé.
- C'est madame la marquise du Deffand, interrompit l'abbé, qui, pour la première fois de sa vie, eut un mot à dire à propos.
Les remerciements les plus gracieux nous furent adressés ; ces messieurs acceptèrent et se mirent à table sans cérémonie.
Le premier quart d'heure, ils mangèrent sans désemparer.
Le second, ils commencèrent à lever les yeux : le marquis de Meuse me regarda, je le regardai aussi ; c'était un fort joli garçon que le marquis de Meuse ; nous ne rougîmes point, on ne rougissait guère sous la Régence.
Le chevalier de Bellevue se tourna d'instinct vers madame de Tencin ; tous les deux avaient de l'esprit, de la malice, un peu plus même, de la méchanceté.
M. de Meuse, après avoir répondu aux premières questions assez insignifiantes de l'archevêque, m'en adressa d'autres qui ne l'étaient pas moins ; seulement, le tout était différent : mes réponses l'étaient aussi. Nous parlions de la maison, du jardin, des gens qui les visitaient et des probabilités d'achat.
- Ce sera une danseuse.
- Ce sera un financier.
- Ce sera un grand seigneur.
- Et que diriez-vous, messieurs, si c'était un archevêque ?
- Ah ! je dirais, monseigneur, qu'un seul archevêque en France a assez d'esprit pour ne pas être ridicule dans un ancien temple de Vénus.
- Pardon, Monsieur, nous exorcisons.
- Il y a des diables qui résistent à tout, monseigneur.
- Vous croyez ?
- Oui, ce sont les diables femelles. Lucifer lui-même ne les ferait pas décamper.
Tout en causant, tout en mangeant, le marquis me regardait, je le voyais bien : pourtant je fis comme si je ne le voyais pas, et il ne s'y laissa pas prendre. La nuit arrivait ; il faisait un de ces temps qui rendent heureux même les misérables ; nous respirions, nous causions si doucement au milieu des fleurs, au bord de l'eau, que personne ne songeait à s'en aller.
Madame de Tencin était fort paresseuse en voiture ; elle se souvint des chemins et la première parla de retour.
- Ah ! nous sommes si bien ici ! s'écria son frère.
- Et si nous versons !
- Nous ne verserons point : mais, si par hasard cela arrivait, nous en serions quittes pour nous ramasser.
- Mon frère, vous plaisantez toujours.
- Ma chère soeur, vous êtes trop craintive. – Retournez-vous à Paris, messieurs ?
- Oui, monseigneur.
- Nous ferons route ensemble.
- Nous serons trop heureux si vous voulez bien le permettre, monseigneur, et ces dames aussi.
Nous le permettions et de toute notre bonne volonté ; la comtesse avait peur, et moi, je coquetais. L'abbé fut envoyé pour presser les gens, et la conversation continua.
Elle devenait plus intime à mesure que la nuit tombait. Une langueur pleine de charme s'emparait de nos sens ; nous ressentions les effets ordinaires d'une digestion bien faite, dans des conditions d'aisance et de plaisir, qui se reflètent sur toutes choses.
On prévint que tout était prêt ; nous nous levâmes ; le marquis me donna la main, avec une bonne grâce et une galanterie remarquables.
Nous arrivâmes près du carrosse de l'archevêque, j'y montai ; madame de Tencin, Sa Grandeur, en firent autant, et les deux jeunes cavaliers rejoignirent leur chaise.
Ils avaient, prétendaient-ils, un chemin délicieux sur des gazons et qui raccourcissait de beaucoup. On convint donc que notre cocher suivrait le leur ; ils marchèrent devant, et notre gaieté se trouva montée à un ton peu accoutumé entre gens qui se voient pour la première fois.
- C'est un homme tout à fait du monde et d'esprit, un gentilhomme fort bien fait que ce marquis de Meuse, commença l'archevêque.
- Il a bon air ; mais je lui préfère cependant le chevalier de Bellevue, reprit la comtesse Alexandrine.
- Et vous, l'abbé ?
- Moi, je les préfère tous les deux.
C'était toujours ainsi que répondait l'abbé en pareil cas.
La première heure, tout alla merveilleusement ; le temps était beau, le chemin admirable, la lune resplendissante. Nous nous jetions des plaisanteries d'un carrosse à l'autre, nous roulions dans la forêt, et j'ai rarement fait un voyage plus délicieux. Apres une heure, nous ne voyions pas la fin des arbres, nous devions pourtant en être dehors.
- Ne vous inquiétez pas, nous criait-on de la chaise, nous savons très bien où nous allons, soyez tranquilles.
L'abbé ouvrit un oeil, et le tourna du côté de l'horizon, puis dit sentencieusement :
- Je crois qu'il pleuvra cette nuit.
- Ah ! bah ! l'abbé, m'écriai-je, il ne peut pas pleuvoir aujourd'hui, c'est un trop beau jour.
- J'ai grand-peur que vous ne vous trompiez, madame la marquise.
- Ecoutez, ma reine, ajouta madame de Tencin avec son accent traînard, qu'elle savait rendre très comique, il a toutes les qualités des canards et ce sont d'excellents baromètres.
Nous nous mîmes à rire, et l'abbé autant que nous ; il ne comprenait pas.
Une autre heure s'écoula ; la prédiction prenait une apparence de réalité, le temps se couvrait, le ciel devenait obscur, des éclairs brillaient dans le lointain. Nous avions quitté la forêt, nous trouvions encore quelques bouquets d'arbres de temps en temps, nous ne suivions pas de chemin tracé et nous traversions une campagne fort déserte. La comtesse Alexandrine mitonna une peur souterraine, dont elle ne nous instruisit que par des soupirs, jusqu'au moment où un éclair déchira la nue, et où un coup de tonnerre assez violent fit sauter un de nos chevaux.
- Nous sommes perdus ! nous sommes perdus ! s'écria-t-elle.
- Nous ne sommes pas perdus, répliqua l'archevêque ; mais nous sommes égarés peut-être, et c'est ce qu'il faut savoir. L'abbé, qu'on appelle ces messieurs.
Les deux carrosses s'arrêtèrent presque en même temps, et le marquis de Meuse vint à la portière.
- Eh bien, lui dit M. de Tencin, où allons-nous ?
- Ma foi ! monseigneur, je ne le sais pas bien au juste, et nous étions en train de nous le demander, le chevalier et moi. Je crois que notre gredin de postillon a trop bu et qu'il a perdu son chemin.
- Miséricorde, monsieur ! mais qu'allons-nous devenir ?
- Mon Dieu ! madame la comtesse, nous trouverons peut-être quelque chaumière ou quelque masure pour y passer la nuit.
- Mais c'est impossible ! mais je ne le veux pas ! Voilà l'orage, et nous sommes peut-être entourés de brigands !
- Ce lieu-ci n'a pas trop bonne réputation, en effet, madame la comtesse.
- Vous en riez, monsieur !
- Je n'y vois guère que cela à faire, madame... Et, tenez, madame la marquise du Deffand rit aussi.
- A l'âge de madame, on rit de tout.
- Voyons, madame la comtesse, il fait un temps superbe...
- Il pleut à verse !
- Une chaleur étouffante ! vous êtes sur les coussins d'une bonne voiture ; le grand malheur de passer une nuit à la belle étoile.
- Il n'y en a pas, d'étoiles.
- Il y a la lune, cela revient au même, bien qu'elle soit cachée.
- Et le souper ?
- Nous irons à la maraude.
- Et les voleurs ?
- Nous sommes sept hommes, sans compter monseigneur et le vaillant abbé ; nous en aurions raison.
- Avez-vous des armes ?
- Tout plein la chaise.
- Ah ! la maudite partie !
- Au contraire, madame, la charmante partie ! je n'en ai jamais fait de plus délicieuse.
- Ni moi, répliquai-je.
- Ni moi, ajouta le chevalier.
Madame de Tencin prit ce mot à son adresse.
- Allons, reprit-elle, ni moi, puisqu'il le faut.
Son air s'adoucit immédiatement.
On tint conseil, pour savoir ce que l'on devait faire ; l'orage augmentait et menaçait de devenir formidable. Par une habitude de couvent, la comtesse Alexandrine faisait des signes de croix et poussait des exclamations à chaque éclair.
Le marquis offrit de se mettre à la recherche avec ses gens. Elle ne le voulut point, dans la crainte des voleurs. Il proposa de rester où on était. Elle s'y refusa, à cause de l'orage : les arbres attirent la foudre. Il demanda à continuer notre route alors. Cela ne se pouvait pas, on s'égarerait davantage.
- Je ne vois pas un quatrième parti.
Je riais toujours, et pour être juste je dois ajouter que monseigneur d'Embrun faisait chorus.
Quant à l'abbé il dormait ; la lumière le réveillait et il se frottait les yeux, retournait la tête, en murmurant :
- Eteignez la chandelle.
Nous tournions dans un cercle vicieux ; heureusement, d'autres agissaient pendant que nous discutions. Mon laquais et celui du marquis, deux drôles assez délibérés, s'avancèrent jusqu'à nous et nous annoncèrent qu'ils avaient trouvé dans le voisinage une tour, à côté d'une maison de paysan, où l'on consentait à nous recevoir et même à nous donner à souper, pour notre argent.
- Miséricorde ! c'est une caverne.
- Caverne ou grotte, ma chère comtesse, cela vaut mieux que notre carrosse mouillé. Nous mangerons, nous laisserons passer l'orage, nous nous reposerons, on nous indiquera notre chemin, le jour vient de bonne heure, en cette saison, nous repartirons après.
Elle fit encore beaucoup de difficultés ; mais les plus nombreux l'emportèrent, et bientôt nous fûmes installés dans une cabane fort propre, où habitaient un mari et une femme, pas trop pauvres, qui nous firent une omelette passable, nous offrirent du cidre et du lait délicieux avec un pain bis, le meilleur qu'on pût voir. Cela me rappela Chamrond.
A côté, ainsi que l'avaient dit nos gens il y avait une tour ruinée, elle servit de hangar et de remise ; on y fit entrer les chevaux et les voitures, on y installa les domestiques, avec leur souper, et nous fûmes tous enchantés de notre bonne fortune excepté la comtesse toutefois, qui regrettait son lit et qui prétendait qu'elle ne savait pas avoir d'esprit sur un banc de bois.

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