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Chapitre LVIII


Je vous laisse à penser ce que furent ce souper et cette nuit ; nous avions pris parti de rire de tout. De temps en temps, la comtesse jurait qu'on ouvrait des trappes et qu'il en sortirait des brigands armés jusqu'aux yeux et prêts à se jeter sur nous pour nous étrangler.
Notre hôte, le plus pacifique des hommes, ressemblait à Cartouche, ou à quelqu'un de ses lieutenants échappé au supplice. Elle l'avait vu rouer et elle était sûre de le reconnaître entre mille.
A cela près, tout allait à merveille.
Nous restâmes jusqu'au jour. On nous indiqua notre chemin, nous n'étions pas loin de Paris, et nous arrivâmes encore assez à temps pour retrouver nos lits et dormir quelques heures.
Le marquis et le chevalier se firent inscrire chez moi dès le lendemain. Le marquis revint bientôt, je le reçus ; il revint souvent, il revint tous les jours, et nous finîmes par où beaucoup de gens commençaient alors. On m'assure que ce n'est pas comme cela aujourd'hui.
M. de Meuse avait infiniment d'esprit, il était de la meilleure et de la plus haute compagnie ; il me fit faire connaissance avec une personne qui devait bientôt être la plus puissante du royaume, madame la marquise de Prie. Elle était fort connue, comme maîtresse de M. le duc, premier prince du sang et petit-fils de Louis XIV, par sa mère, fille du feu roi et de madame de Montespan.
Nous étions jeunes toutes deux, elle un peu plus âgée, mais dans des voies différentes. Son père était Berthelot de Pleneuf, homme d'affaires et financier, dont la famille s'était alliée cependant à des gens considérables, tels que les Matignon, les Novion et autres. Pleneuf voulait surtout gagner de l'argent, et, pour ce faire, il en semait. Madame de Pleneuf le jetait par les fenêtres avec délices. Elle avait force galants : le prince Charles, M. de Mazarin, Senneterre, M. de Montmorency, et bien d'autres.
Pleneuf ne s'en souciait pas ; pourvu qu'il remplît ses coffres n'importe comment, il était satisfait. Il fit si bien, qu'en se mettant dans les vivres, il en vola la moitié, et qu'il fut trop heureux de racheter sa vie en cédant tous ses biens.
Sa fille était mariée déjà au marquis de Prie ambassadeur à Turin. La mère et la fille étaient rivales en tout, et se détestaient cordialement. Elles cherchaient à se nuire de toutes les manières ; aussi la fille triompha-t-elle complètement, quand sa mère, ruinée, se vit réduite aux robes de bouracan.
- Je lui donnerai ce qu'elle voudra, disait-elle, excepté de quoi s'embellir.
Je ne crois pas avoir jamais vu une plus jolie créature que celle-là, dans sa première jeunesse surtout. Elle était grande, faite au tour, le visage gai et provocant, le nez à faire tourner la tête, des cheveux cendrés, des dents, des pieds, des mains, un teint adorables, distinguée comme une déesse et fine comme un lutin.
Elle avait tous les talents, une voix charmante ; elle dansait à ravir, jouait du clavecin, et étonnait tous ceux qui la voyaient par sa bonne grâce et son élégance.
Sa rage, son idée unique, était la domination ; il fallait qu'elle commandât partout, et son orgueil était insatiable. Aussi galante que sa mère, elle eut des amants suivant son caprice et sans que son coeur s'y intéressât jamais. Elle passait sans transition d'un entretien amoureux à une discussion d'affaires ; elle était en même temps séduisante et froide, – deux qualités essentielles pour conduire les hommes où on les veut mener.
Madame de Prie fut mariée à quinze ans, suivit son mari à Turin, et voulut déjà diriger l'ambassade. Elle y dépensa ce qui lui restait, si bien qu'ils se trouvèrent réduits à six ou sept mille livres de rente, et qu'il lui fallait à son tour porter du bouracan, si elle ne trouvait pas moyen de remonter le ménage.
Elle persuada à ce pauvre ambassadeur de l'envoyer à Paris, se faisant fort d'obtenir quelque pension ou quelque bénéfice qui les mettrait en possibilité de faire honneur à leurs affaires. Il y consentit. Elle avait dix-huit ans.
En arrivant à Paris, elle commença par louer un petit appartement, près de la Conception, et par le payer cinq cents livres pour son année. Ensuite, elle prit avec elle madame Séchelles, sa tante, afin d'avoir un porte-respect et, tout cela fait, elle se mit sur le chemin de M. le duc d'Orléans. Ses visées n'allaient pas à autre chose qu'à devenir sa maîtresse, et à gouverner la France en son nom.
Elle l'attendit d'abord dans la galerie du Palais-Royal un jour d'audience, et se fit nommer à lui par M. de Nocé, qu'elle connaissait. Le régent la trouva jolie et lui dit quelques mots.
Le lendemain, au bal masqué de l'Opéra, elle le reconnut facilement. Il était ivre, ce qui ne rendait pas sa tache aisée. Elle l'entreprit cependant, sans se rebuter, l'amusa, supporta ses galanteries vineuses, le flatta de toutes ses forces et finit par le suivre au Palais-Royal, se croyant au comble de ses voeux.
Il la conduisit en trébuchant jusqu'à une porte, qui n'était pas celle de la maison de Nanette ; elle s'ouvrit devant eux et ils aperçurent une grande salle à manger, très éclairée. Madame la duchesse de Berry, madame de Phalaris, madame de Parabère, et tous les roués étaient en bataille. On juge de l'étonnement, elle qui comptait sur un tête-à-tête !
Ils crurent la berner ; mais elle avait autant d'esprit qu'eux, elle était de sang-froid, et elle leur répondit de façon à leur prouver que, s'ils lui laissaient mettre le pied chez le prince, elle les en chasserait.
De ce moment, on jura qu'elle n'y paraîtrait plus. M. le régent fut circonvenu, entouré ; on lui fit mille contes, on lui prouva qu'elle l'ennuierait, qu'elle aurait des prétentions à la politique, ce qu'il haïssait à la mort ; il ne voulut plus la regarder.
Elle en conserva une rancune qu'elle a bien fait payer depuis.
M. le duc d'Orléans écarté, il n'y avait plus qu'un seul homme en France digne d'elle, un seul qu'elle daignât avouer, sans préjudice des autres qu'elle cachait plus ou moins. Toutes ses batteries se tournèrent de ce côté-là, et la place était plus facile à prendre. M. le duc était jeune, il n'était pas beau, il n'avait pas un de ces mérites qui font d'un prince un personnage ; mais il était premier prince du sang, et, dans une minorité, c'est une de ces positions qui dominent forcément la situation et l'Etat.
La marquise se fit conduire chez madame la duchesse non pas la mère, elle la craignait d'instinct, mais la jeune mademoiselle de Conti, bonne et indolente, qui l'accueillit fort bien et qui la reçut au nombre de ses familières.
M. le duc la vit et l'aima. Il alla la chercher fort souvent dans ce petit trou, près de la Conception, qu'elle refusait de quitter sous prétexte d'économie.
Elle avait alors deux amants : M. d'Alincourt, le même que madame de Parabère garda si longtemps, et lord Stair, ambassadeur d'Angleterre. Elle les congédia tous deux et songea à s'occuper sérieusement de sa fortune.
Mais M. le duc, je l'ai dit, était affreux : il lui déplaisait d'une façon presque invincible. Il lui fallut une lutte de plus d'un mois avec elle-même pour se décider à l'accueillir, après l'avoir provoqué.
La chose faite, elle en réclama les avantages. Elle gouverna mieux M. le régent que s'il l'eût acceptée pour maîtresse, en inspirant à M. le duc des idées de contrôle et la volonté de faire compter avec lui. Ces prétentions ennuyèrent le cardinal Dubois ; pour les mettre à néant, il commença par essayer de perdre madame de Prie.
En conséquence, on décocha à M. le duc madame de la Vrillière, mère du jeune Saint-Florentin, qu'on désirait faire duc et marier avec mademoiselle de Platen. Elle était Mailly en son nom. Son amant, Nangis, fut écarté comme d'Alincourt l'avait été avant lui, et madame de la Vrillière se mit en devoir d'essayer cette conquête. Elle alla chez M. le duc à plusieurs reprises, bien qu'elle ne fût plus jeune, elle était mignarde et charmante. Madame de Prie, étourdie par ses dix-huit ou dix-neuf ans, ne se défia pas d'une femme qu'elle regardait comme vieille et qu'elle savait occupée ailleurs. Aussi, madame de la Vrillière fit-elle beaucoup de chemin, et peut-être aurait-elle réussi à triompher si la mort de M. le duc d'Orléans ne fût venue à propos pour rompre ses visées.
J'entends par triompher, chasser madame de Prie, car pour les triomphes secrets, je crois bien qu'elle les a obtenus, personne n'en a douté. Ce sont des triomphes, si triomphes il y a, achetés par trop cher avec un homme comme M. le duc. Je n'en eusse voulu à aucun prix, je le jure.
Cependant le commerce marchait tant bien que mal, et, lorsque M. le duc d'Orléans fut enlevé par l'apoplexie, l'abbé de Broglie, l'ami de M. le duc comme Bonneau était celui de Charles VII, vint le chercher chez madame de la Vrillière, où il soupait fort tranquillement, et lui annoncer la catastrophe. M. le régent qui ne l'était plus, le roi étant majeur n'était pas mort encore.
- Monseigneur, vous n'avez qu'une chose à faire, et, si vous la négligez, vous perdez tout votre avenir. Montez chez le roi à l'instant, ne laissez pas le temps aux influences d'agir, demandez-lui hardiment la place de premier ministre, à laquelle votre naissance vous donne le droit de prétendre ; il sera surpris et n'osera pas vous refuser. Si vous tardez, vous trouverez la place prise.
- Mais, l'abbé...
- Mais, monseigneur, vous avez votre sort en vos mains pendant une demi heure encore ; après cela, vous ne l'aurez plus.
- Monseigneur, ajouta madame de Prie, dont le coeur palpitait, ne refusez pas.
- Vous le voulez ?
- Je vais vous conduire, le moment est favorable ; le roi est seul avec M. de Fréjus ; celui-ci peut tout sur lui... Dieu sait quelles pensées il a dans la tête, et qui il veut mettre là ! Si vous ne le prévenez par un coup inattendu, demain, en vous réveillant, vous apprendrez que vous avez un maître.
- Allons donc, puisqu'il le faut !
Il se laissa emmener jusqu'à la porte du cabinet du roi, où l'abbé le poussa pour ainsi dire. Il entra et trouva le jeune monarque avec son précepteur, la tête dans ses mains et fort affecté.
- Sire, lui dit-il, je demande à Votre Majesté la place de premier ministre, que M. le duc d'Orléans va laisser vacante : Je ne crois pas que personne puisse me la disputer ; la naissance me rapproche de Votre Majesté ; la jeunesse du duc de Chartres le rend incapable de gouverner un Etat comme la France ; j'ai pris part aux affaires publiques, pendant la Régence ; toutes ces raisons décideront, je l'espère, Votre Majesté à ne pas repousser ma demande. Le roi se tourna vers l'évêque de Fréjus ; celui-ci sentait parfaitement qu'il ne pouvait arriver d'un saut à la première place, en remplacement de l'oncle du roi, du neveu de Louis XIV ! Il fallait une transition. Pendant ce temps, il s'élèverait jusqu'à pouvoir se rendre possible. La vieille taupe faisait son trou. Il connaissait M. le duc, il savait d'avance qu'il lui donnerait mille prétextes de rupture, lorsque le moment lui semblerait opportun. Il ne pouvait trouver un meilleur mannequin. Il avait donc prévenu son élève et lui avait fait sa leçon.
Aussi, lorsque le roi lui demanda son avis muet, le précepteur hocha la tête, et Louis XV rendit ce même signe à M. le duc, qui s'en contenta, et fit une belle révérence en retour.
Aussitôt, M. de Fréjus ouvrit la porte ; il y avait dans le cabinet quelques gentilshommes, de ceux qui flairent tous les vents, pour savoir de quel côté ils viennent. Il les fit entrer, et leur dit que le roi voulait les voir.
Ils ne se firent pas prier, vous le sentez bien ; et tout de suite M. de Fréjus leur dit qu'après la perte que le roi venait de faire en la personne de M. le duc d'Orléans, il ne pouvait mieux faire que de remettre l'autorité entre les mains de M. le duc, et de le prier d'accepter la place de premier ministre, qu'il était plus à même de remplir que pas un.
M. le duc trouva alors un remerciement, qu'il avait mâchonné jusque-là. M. de la Vrillière, qui ne se sentait pas d'aise, tira de sa poche le serment de premier ministre, et le fit prêter sur l'heure au nouveau titulaire.
M. le duc sortit ensuite, et aussitôt il eut une grosse cour, qu'il congédia, afin de se trouver seul, du moins l'espérait-il ; mais il n'en fut pas ainsi.
Madame la duchesse, sa mère, l'attendait dans le grand appartement avec madame sa femme. Madame la duchesse était ravie et convaincue qu'elle allait tout mener dans l'Etat ; elle comptait sans madame de Prie et sans le caractère de monsieur son fils. Il se hâta de recevoir ses compliments et annonça qu'il était fatigué, qu'il voulait se reposer un peu ; car il devait se lever, le lendemain, de très bonne heure et annonça qu'il était fatigué, qu'il voulait se reposer.
- Vous ne serez pas seul, mon fils, lui dit madame la duchesse d'un air agréable ; tous nous vous aiderons, et vous ne manquerez pas d'amis dans la place que vous allez occuper.
- Je ne m'inquiète point d'en avoir, madame ; les amis ne me sont pas utiles ; car ils sont tous intéressés, et, quant à ce que j'ai à faire, je n'ai pas besoin non plus que l'on m'aide. C'est une tâche que je remplirai seul, ne l'oubliez pas, je vous prie ; que cela soit une fois dit.
Madame la duchesse, pour une femme d'esprit, avait fait là une fière école.
La jeune duchesse ne dit pas un mot. Elle savait trop à qui elle s'adressait.
M. le duc sortit et retourna dans son appartement. Il congédia, à la porte, quelques courtisans qui l'avaient suivi.
Comme il se disposait à entrer, son valet de chambre de confiance lui dit très respectueusement, tout bas :
- Si monseigneur veut m'en croire, il prendra le petit degré.
- Pourquoi cela ?
- La chambre à coucher de monseigneur est occupée par madame la marquise de Prie, et le cabinet de monseigneur par madame de la Vrillière.
- Ah ! dit le prince, c'est aussi prendre trop de liberté !... Se sont-elles vues ?
- Non, monseigneur, grâce à Dieu !
Un bruit de voix fort impétueuses leur apprit que le grâce à Dieu n'était plus de saison.

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