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Chapitre LIX


Madame de Prie s'impatientait dans cette chambre et ne l'aurait quittée pour rien au monde ; elle avait eu vent de la bonne fortune. Elle se promenait fort agitée, se demandant si elle ne devait pas aller chez madame la duchesse, où le prince se rendrait certainement d'abord. Une réflexion l'arrêta : elle ne pourrait parler à son aise et établir ses conditions.
L'idée lui vint d'écrire une lettre, je ne sais à qui ; elle chercha autour d'elle une plume et de l'encre, et n'en trouva pas. Sans y attacher d'autre importance, elle entra dans le cabinet et marcha droit vers le bureau, auprès duquel se tenait assise madame de la Vrillière, dans une impatience plus vive encore, si c’est possible, puisqu'elle était moins sûre de sa puissance.
Elles se rencontrèrent nez à nez.
Madame de Prie poussa un cri de surprise et de colère ; elle s'avança vers madame de la Vrillière et lui demanda d'un ton impérieux ce qu'elle faisait là.
- Et vous, madame ? répliqua l'autre.
- Moi ? répondit madame de Prie en s'installant carrément dans un fauteuil ; moi ? J'attends M. le duc, et j'ai le droit de l'attendre chez lui, puisqu'il est mon amant.
Madame de la Vrillière resta abasourdie ; elle ne croyait pas à tant d'audace, chez une femme aussi jeune surtout.
- Je vous ai dit ce que je fais ici, madame, et pourquoi j'ai le droit d'y être ; je vous dirai, à mon tour : Et vous ?
- M. le duc m'a donné audience, madame.
- A cette heure ? reprit-elle du ton le plus aimable et comme avec un intérêt plein de bienveillance ; c'est donc bien pressé ?
- Oui, madame, riposta sèchement madame de la Vrillière.
- Ah ! je devine. C'est pour le mariage de monsieur votre fils ; c'est un charmant jeune homme que monsieur votre fils ! je l'ai beaucoup connu quand nous étions enfants, nous allions jouer ensemble chez madame la présidente de Morville. On trouvait qu'il ressemblait beaucoup à M. de Nangis.
- Ah ! ah ! vous alliez jouer chez la présidente de Morville, madame ? C'était sans doute avant les galères de monsieur votre père, dont il s'est si adroitement tiré.
Madame de la Vrillière croyait avoir rendu la monnaie du coup qu'on lui portait ; elle ne connaissait pas son adversaire. Celle-ci éclata de rire et la regarda en face.
- Ah ! mon Dieu ! madame, que vous voilà contente de cette phrase-là, n'est-ce pas ? et comme vous vous trompez en croyant me blesser ! Que m'importent M. de Pleneuf et ses galères ? Qu'ai-je à voir avec tout cela, moi ? Je suis la marquise de Prie, j'ai vingt ans, je suis belle, je suis riche, je suis aimée, je vais devenir puissante. Que me fait le reste ?
Madame de la Vrillière n'avait rien à répondre à cela, elle se voyait prise ; en même temps, elle prévoyait fort bien qu'une rivale de cette sorte ne serait pas facile à chasser. Elle cherchait une réponse, tâchant de se contenir et de ne pas démasquer ses batteries.
- Je vous demande pardon, madame, je vous quitte la place, puisque Son Altesse sérénissime ne vient pas.
- Non, non, interrompit madame de Prie en la retenant, vous iriez vous mettre sur le degré. Vous n'y gagneriez pas grand-chose, au moins ; mais vous le retarderiez et cela me ferait attendre. Il vaut mieux rester à causer toutes les deux, une bonne fois, et il n'y aura plus à y revenir.
Madame de la Vrillière s'était levée ; elle ne reprit pas son siège, mais elle ne s'en alla pas.
- Voyons, madame, vous avez été, vous êtes encore la maîtresse de M. le duc, n'est-il pas vrai ?
- Mais, madame, de quel droit ?....
- Je vous l'ai dit, mon droit, vous le savez, n'en parlons donc plus. Il n'est pas question de moi, c'est de vous. Cette vieille bête puante de Dubois avait imaginé de vous lâcher après M. le duc, pour le retenir et me renvoyer, parce que je l'embarrassais et que je lui soufflais un peu de mon énergie. Ne le niez pas, je le sais, je l'ai su le lendemain. Cela ne m'a pas même empêchée de dormir une heure. Me croyez-vous jalouse de M. le duc, par hasard ?
Madame de la Vrillière ne savait en vérité quelle figure faire devant cette étrange créature qui ne ménageait rien, qui ne se fâchait de rien et qui, d'elle-même, allait plus loin qu'on n'eût pu la conduire en la haïssant.
- En vérité, madame, permettez-moi de me retirer.
- Non pas, non pas, je n'entends pas cela ; il faut en finir, vous dis-je ! il faut que vous soyez bien éclairée sur ce qui vous attend ; nous serons plus tranquilles après.
- Je ne suis pas inquiète, je vous assure.
- Oh ! que si ! et vous voyez crouler vos beaux projets, je les connais tous. Ce n'est peut-être pas vous ; au fond, vous préférez M. de Nangis, un amant de tant d'années bien fait, brave et charmant, à ce prince scrofuleux, laid, désagréable et cela se conçoit à merveille. Croyez-moi, retournez à lui ; il vous aime depuis si longtemps, qu'il reviendra. Quant à moi, voici mon projet, et voici ce qui va arriver à dater de cette nuit...
Madame de la Vrillière intéressée malgré elle s'assit sans s'en apercevoir.
- Je vais gouverner la France madame je vous le dis, et je ne vous demande pas le secret. Le premier ministre, ce sera moi, et non M. le duc, non qu'il en soit incapable, mais parce que sa volonté m'appartient, parce que je sais la conduire d'une sorte qu'il n'aura pas même l’envie de m'en empêcher. Ma force, je la connais seule, et je l'ai découverte promptement ; si vous cherchiez bien, vous la découvririez aussi.
Madame de la Vrillière trouva l'occasion de prendre un air superbe, comme pour dire que cela lui était bien égal.
Madame de Prie recommença à rire et à se moquer de celle qu'elle écrasait.
Elle continua son discours et lui prouva clairement qu'elle n'avait rien à prétendre. La malencontreuse postulante prit un peu tardivement son parti et ne fut plus embarrassée que de trouver une sortie ; sa rivale l'acheva.
- Je suis charmée d'avoir causé avec vous, madame, bien charmée ; nous nous entendons tout à fait, et, pour vous le prouver, je vous demande une chose.
- Qu'est-ce donc ?
- Restez ici avec moi, attendez M. le duc, soyez la première à le féliciter ; il ne l'oubliera pas, et cela pourra vous servir ; d'ailleurs, je suis, moi, tout à votre service.
La pauvre madame de la Vrillière n'eut pas la force de se contenir, elle éclata.
On ne la craignait même pas !
Elle se mit à répondre alors, à rejeter à madame de Prie ses malheurs, sa conduite, tout ce qu'elle put imaginer de plus sensible. La favorite l'écouta et la regarda sans sourciller, le sourire sur les lèvres, et comme si elle eût parlé à son voisin. Elle la laissa bien finir, et, profitant d'un moment de repos que prenait l'autre pour respirer.
- Allez, madame, ne vous gênez pas. Tout ceci peut être vrai ; mais je vous défie de m'appeler vieille femme, et c'est ce qui vous enrage.
Pour le coup, madame de la Vrillière trépigna des pieds et ce fut en ce moment que M. le duc arriva.
Il resta stupéfait, ou du moins faisant semblant de l'être. Madame de Prie l'aperçut la première, elle qui ne s'emportait pas.
- Ah ! monseigneur, s'écria-t-elle en courant vers lui, je suis bien heureuse de vous dire enfin toute la joie où je suis, et j'espère que vous n'en doutez pas.
- Madame ! répliqua le duc en la repoussant légèrement de la main.
- Ah ! c'est à cause de cette chère femme-là, ma meilleure amie ! Ne craignez pas, monsieur, je ne lui ai rien caché, et nous nous aimons à la rage ; demandez-lui plutôt.
Madame de la Vrillière profitait du moment et s'éclipsait par une autre issue. Dès qu'elle eut disparu, madame de Prie éclata de rire, et battit ses mains l'une contre l'autre. M. le duc la trouva si drôle, qu'il ne put s'empêcher d'en faire autant, malgré un peu de mauvaise humeur qui se dissipa bien vite.
Ils entrèrent ensuite dans l'intérieur de l'appartement et, le lendemain, selon sa prédiction, madame de Prie était premier ministre.
Je l'avais connue, ainsi que je l'ai raconté, avec M. de Meuse, et nous nous étions fort divertis dans des parties fort amusantes ; elle ne l'oublia pas et je la trouvai la même dans sa faveur. Elle m'accorda ce que je voulus, je n'en abusai pas ; je continuai seulement à la voir comme avant son élévation, moins souvent, il est vrai ; elle avait autre chose à faire.
M. le duc n'était pas un homme aimable ; j'ai soupé avec lui dans l'intimité de l'intérieur, et je n'ai point gardé l'ombre d'un souvenir de ces festins-là, si ce n'est que M. le duc aimait passionnément les écrevisses, et qu'il lui en fallait tous les jours des plus belles qui se puissent voir. Il les faisait accommoder au piment.
Tout le monde sait qu'il fut chassé pour avoir essayé une lutte avec le cardinal Fleury, par les instigations de madame de Prie, laquelle, ayant fait Marie Leckzinska reine de France,se croyait sûre de son appui et s'imaginait pouvoir emporter la place d'assaut.
Elle oublia dans cette circonstance sa sagacité ordinaire ; elle ne calcula ni sur le caractère du roi, ni sur celui de la reine, ni surtout sur celui du vieux précepteur.
Le roi devait croire et écouter celui-ci de préférence à tout autre. La reine, disait-on, timide, ne pouvait rien soutenir contre lui, ne pouvait surtout soutenir madame de Prie, le grand scandale de la cour.
Ils furent sacrifiés aussitôt que Fleury donna à son élève le choix entre eux et lui. M. le duc fut renvoyé comme un laquais, et madame de Prie exilée à sa terre de Courbépine. Elle était à son clavecin quand on lui apporta la lettre de cachet, et elle ne se doutait de rien du tout. Le roi était à Rambouillet, chez M. le comte de Toulouse, et elle y croyait M. le duc également, tandis qu'un lieutenant des gardes le conduisait déjà à Chantilly.
On lui laissa à peine le temps de rassembler quelques hardes et d'appeler ses femmes. On ne lui permit de toucher à aucun de ses papiers.
- Et les lettres de mes amants, si j'en ai ? dit-elle avec sa hardiesse ordinaire.
- Eh bien, madame, on les lira ; mais, soyez tranquille, personne n'en aura connaissance que monseigneur l'évêque de Fréjus.
- Eh bien, il pourra les montrer à la princesse de Carignan, dans leurs tête à-tête, cela les ragaillardira, ces deux vénérables.
Jamais on ne vit femme plus effrontée, je vous l'ai dit.
Elle s'en alla la tête haute, superbe, criant que la reine était une ingrate, que le roi était un enfant et le vieux Fleury un poisson ; qu'elle le savait bien et qu'on le verrait plus tard.
Elle l'écrivit, s'il vous plaît, à l'abbé de Broglie, je crois ou je ne sais à qui tout à fait placé dans la faveur de l'évêque, espérant qu'on le lui montrerait. On n'y manqua pas.
Elle arriva à sa terre de Courbépine, absolument comme un enfant qui naît. Elle écrivit mille folies à ses amis, les engageant à aller la voir, s'ils ne craignaient pas d'attraper la peste. On a dit qu'elle croyait rentrer à la cour, et qu'elle n'avait accepté sa disgrâce qu'après avoir perdu sa place de dame du palais de la reine. Cela n'est pas vrai ; elle ne conserva plus d'espérance du moment où elle quittait Paris, et où le Fréjus avait eu le pouvoir de faire chasser M. le duc.
On a dit aussi, que ne dit-on pas, sur les malheureux surtout ! on a dit que madame de Prie, le jour de son départ, avait fait ses adieux à un amant de bas étage, que ses voisins avaient assisté à tout par une fenêtre ouverte. C'est encore un mensonge : je ne nie pas qu'elle n'eût un amant, plusieurs peut- être, mais assurément ils n'étaient pas de bas étage. Celui qu'elle quitta avec tant de peine était justement un jeune lord, dont j'ai oublié le nom, mais de la plus haute naissance. Il vint la voir à Courbépine, et nous nous y rencontrâmes ensemble.
M. de Meuse et moi, nous ne manquâmes d'aller la trouver, et même plusieurs fois. Elle ne se démentit pas en apparence ; mais le chagrin la prit sans qu'elle en convînt jamais avec qui que ce fût, même avec ses meilleurs amis.
Nous la voyions dépérir chaque jour. Elle changeait d'une manière effrayante ; nous voulûmes tâcher de lui rendre sa gaieté, et, pendant un séjour que je fis chez elle, nous nous étions mises à nous envoyer chaque matin un couplet de chanson satirique. Elle m'en décocha un contre mon goût, sur l'air Tout va cahin-caha.
Je lui répondis par celui-ci, qui est tout à fait dans le genre de Chapelain, auteur de la Pucelle, et sur l'air Quand Moïse fit défense.. On l'a retrouvé dans mes papiers ; le voici :

          Quand mon goût, au tien contraire,
          De Prie, te semble mauvais,
          De l'écrevisse et sa mère
          Te rappelles le procès.
          Pour citer gens plus habiles,
          Nous lisons dans l'Evangile :
          Que paille en l'oeil du voisin
          Coque plus que poutre au sien.

Voltaire m'a toujours dit que le second vers était faux ; il ajoutait que les femmes de qualité ne se devaient pas mêler de poésie, mais qu'elles écrivaient admirablement en prose.
La pauvre madame de Prie avait vingt-cinq ans lors de son exil. Elle devint comme une figure de cire l'année suivante, et nous la priâmes de voir ses médecins ; elle fit venir Sylva, celui de M. le duc ; elle en avait un attitré, tous les deux la traitèrent de malade imaginaire ; comme elle souffrait réellement beaucoup, elle nous envoya une consultation pour Chirac, médecin du roi et de feu M. le régent, fort à la mode et fort habile.
Je la lui portai moi-même, il la lut très attentivement ; puis il me fit beaucoup de questions sur l'âge de madame de Prie, sur son visage, sa maigreur, enfin tout ce qu'il désirait savoir ; je lui répondis suivant la vérité.
Il se mit à rire.
- Vous êtes très sûre de tout cela, madame ?
- Comment, si j'en suis sûre !
- Eh bien, madame de Prie, à son âge, avec sa constitution, avec ce que vous me dites de son visage et de sa force, madame de Prie vivra longtemps ; elle ira à son siècle si elle ne meurt que de cette maladie-là.
- Je vous assure, monsieur, que c'est très sérieux et qu'elle est horriblement changée.
- Ce sont des vapeurs, c'est de l'ennui, du chagrin ; cela se dissipera, et, dans quelques mois, il n'y paraîtra plus. Elle est gaie, dites-vous ?
- Très gaie ; mais elle se contraint.
- Si elle souffrait, elle ne serait pas gaie ; on ne se contraint pas à ce point là. Rassurez-vous, madame, ce ne sera rien.
- Je lui porterai moi-même cet arrêt consolant ; puisse-t-il se vérifier !
Je partis en effet pour Courbépine, et, dès mon arrivée les gens me prévinrent que la marquise semblait fort abattue et qu'elle n'avait pas un instant de sommeil. Je courus vers elle ; elle me reçut avec un pauvre visage pâle et défait à faire pitié.
Elle s'efforça de rire et de plaisanter.
- Ce n'est rien, lui dis-je, Chirac a rendu son oracle : vous vivrez cent ans !
Elle ne me répondit que par un triste sourire.

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