Les Mémoires d'une aveugle Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre LX


- Oui, ma reine, oui, vous vivrez cent ans ! vous avez des vapeurs, vous êtes comme M. Argant, et je viens pour remplir l'office de Toinette.
- Ma belle, que n'avez-vous amené M. Diafoirus ? Il nous aurait diverties, car nous voilà comme des abandonnées.
- Nous n'en avons pas besoin ; d'ailleurs, le président Hénault arrivera demain, à ce qu'on m'a dit.
- Pauvre président ! c'est un bon ami. S'il ne se hâte pas, nous ne nous reverrons plus Madame, je mourrai cette nuit.
- Quelle idée ! Attendez au moins le Diafoirus que vous désirez, il vous donnera ses remèdes.
Je jouais ; mais son pauvre visage était si changé, que je tremblais de toutes mes forces.
- Soyez tranquille, chère marquise, je ne vous dérangerai pas ; je sais trop mon monde pour ennuyer les gens de ma mort, après les avoir ennuyés le moins possible pendant ma vie.
- Je ne vous quitterai point.
- Vous me quitterez pour aller dormir ; nous souperons ensemble, nous tâcherons de bien rire une dernière fois, nous nous embrasserons, et, demain, à votre réveil, je verrai, de l'autre monde, si vous me regrettez.
- Quoi ! souper, en l'état où vous êtes ?
- Ma reine, Chirac assure que je ne suis point malade ; je ne ferai pas mentir le premier médecin de Sa Majesté et je mourrai les armes à la main.
- Reposez-vous plutôt, ma chère marquise ; je causerai avec vous, et vous vous endormirez insensiblement.
- Pas du tout. Je vais me faire belle ; vous serez la dernière personne de ce monde que j'aurai vue, et cette dernière personne m'aura vue parée ; j'arriverai ainsi chez les morts, Pluton ne fera pas la grimace.
Quoi que je pusse dire et faire, elle le voulut ainsi et on nous servit, dans un petit cabinet, fort orné et plein de fantaisies ruineuses, un souper digne des gourmets les plus renommés. Quant à madame de Prie, elle était en effet belle et parée, elle s'était mis du rouge, non pas un pied, mais juste assez pour imiter les couleurs naturelles ; elle me fit l'illusion d'un souvenir du beau temps.
Elle ne mangea que du bout des doigts ; elle but quelques verres de vin d'Espagne, qu'elle aimait fort ; elle fut étincelante d'esprit, de gaieté ; puis tout à coup elle se trouva mal.
Nous la fîmes revenir, nous la soignâmes, ses femmes et moi. Je voulais la coucher.
- Non pas, dit-elle, je n'ai pas fini de souper et je veux m'y remettre.
Elle ne nous écouta point ; il fallut lui obéir. Elle continua et reprit la conversation où elle l'avait laissée, me parlant d'elle-même comme si elle n'était plus, me chargeant de ses commissions, de ses souhaits de mille folies pour ceux qu'elle aimait ou qu'elle connaissait simplement.
- On m'a donné beaucoup d'amants, ma reine ; j'en ai bien eu quelques- uns, je l'avoue ; je ne les regrette pas, ils ne valaient pas la peine d'être aimés. Vous vous chargerez de voir M. le duc, je suis sûre qu'il en prendra vite son parti. Il était heureux de se débarrasser de moi. Mon secret pour le diriger autrefois n'était ni mon esprit, ni sa tendresse, mais simplement la peur qu'il avait de madame la duchesse sa mère. Si je n'eusse pas été là, elle serait venue s'y établir, il eût fallu un coup d'autorité pour la chasser ; il en était incapable. J'étais un préservatif, voilà tout.
Lorsqu'il fut une heure du matin, elle m'engagea à me retirer.
- Je me suis fatiguée, il faut que je dorme. Je suis bien.
- C'est-il sûr ?
- Je vous en réponds ; croyez-moi.
- Bonne nuit, chère reine ! embrassons-nous.
- A demain.
- Oui, à demain, à demain... On va vous conduire à votre appartement.
Je l'embrassai en effet avec tendresse. Je ne devais plus la revoir que morte.
Je dormis comme de coutume, et, lorsque je m'éveillai, une femme de chambre me remit fort tristement un petit billet, contenant ces trois mots seulement :
« Adieu, chère reine ! je pars ; j'ai défendu qu'on vous réveillât. »
- Comment ! m'écriai-je, madame de Prie... ?
- Hélas ! madame, elle a passé sur les quatre heures du matin.
- Vous ne m'avez pas appelée !
- Madame l'a expressément défendu. M. le président Hénault est arrivé.
- Priez-le de venir ; il est nécessaire que nous nous voyons.
Je me requinquai un peu ; car, dès cette époque, le président commençait à me faire la cour. Il vint, et nous nous lamentâmes. Ce n'était pas tout, il fallait aviser, prévenir la famille ; les soins de ce terrible moment ne nous regardaient pas. Le président se chargea d'écrire, de donner les premiers ordres ; quant à moi, je déclarai que je partirais le jour même après avoir dit un dernier adieu à ma pauvre amie. M. de Meuse devait venir me rejoindre et je voulais lui épargner ce spectacle.
Je partis en effet. Le président me débita force galanteries en me reconduisant à mon carrosse. Bien qu'il ne fût plus tout jeune, il avait bien de l'esprit.
La mort de madame de Prie ne fit pas le moindre bruit à Paris ; je l'annonçai à nos amis, à ceux qui, du temps de sa faveur, l'avaient le plus adulée ; on me répondait, entre deux phrases sur l'opéra, ou l'anecdote de la veille :
- La pauvre marquise ! Vraiment, c'est mourir bien jeune !
Et puis on parlait d'autre chose.
Madame de Parabère seule en fut assez frappée. Elle était en tristesse et en mauvaise humeur. Son amant, M. le premier président M. de Béringhen, l'avait quittée. Elle était en train de prendre d'Alincourt, que madame de Prie avait abandonné autrefois pour M. le régent.
- Ah ! dit-elle, ce d'Alincourt me portera malheur ! voilà la troisième maîtresse qu'il enterre en six mois. Apres cela, mon influence sera peut-être plus forte que la sienne ; je suis un porte-malheur plus certain que lui, vous vous en souvenez.
Cependant elle s'en préoccupa.
M. de Meuse était plaisant, on le sait ; il était fort souffrant et cette rage de plaisanter ne le quittait même pas pendant sa maladie. On lui conseilla de voir Isey, de la faculté de médecine, personnage grave et compassé, peureux et orgueilleux en même temps. Il tenait à la fois de Sganarelle et de Purgon. M. de Meuse s'en amusa fort et nous parla de lui pendant plus de quinze jours, comme d'un vrai personnage de comédie.
Juste à cette époque, il arriva à ce même Isey une aventure qui fit un bruit terrible et dont je n'eus la clef que bien plus tard. Le roi et le cardinal s'en mêlèrent, tout Paris s'en agita, on ne parlait d'autre chose, et, pour ma part, je m'égosillais en conjectures.
Voici le fait :
Un soir, assez tard Isey reçut un billet par lequel on l'engageait à se rendre, le lendemain à six heures, rue du Pot-de-Fer, près du Luxembourg. Il tenait à gagner de l'argent, à agrandir le cercle de ses pratiques, il s'y rendit, et trouva un homme qui l'attendait et le pria de le suivre.
- Ce n'est donc pas ici ?
- Non, monsieur, c'est tout près.
Isey crut à quelque accouchement clandestin et ne fit aucune réflexion, cela lui arrivait souvent. On le conduisit à une porte assez mesquine ; l'homme frappa, on lui ouvrit, il fit entrer Isey et resta dans la rue.
Le portier se présenta et dit à Isey de monter au premier, qu'on l'attendait. Il monta et entra dans une antichambre tendue de blanc, où tout était blanc. Un laquais fait à peindre, vêtu de blanc des pieds à la tête, poudré à frimas avec la bourse de cheveux blanche, vint à lui, fit une profonde révérence, et lui dit, en s'agenouillant près de lui avec un torchon à chaque main :
- Permettez, monsieur.
- Quoi ?
- Il faut vous essuyer les pieds.
- C'est inutile, je n'ai pas marché, je sors de ma chaise.
- Il le faut, monsieur, j'ai mes ordres.
Le médecin se laissa faire, un peu étonné ; ces allures étaient étranges.
La cérémonie faite, on lui ouvrit deux autres pièces, tendues de blanc, comme la première ; au bout de la seconde, il aperçut un nouveau laquais, vêtu comme l'autre, et qui bon gré mal gré, recommença l'essuiement.
Enfin on l'introduisit dans une chambre à coucher, où les murs, les fauteuils, les rideaux, les tables, le plancher le plafond, tout était blanc. Un personnage en bonnet de nuit, en robe de chambre, blanche comme le reste, avec un masque blanc, était assis près de la cheminée.
Dès qu'il aperçut Isey, il resta un instant à le regarder ; puis il lui dit d'un ton sépulcral :
- J'ai le diable dans le corps.
- Eh bien monsieur, que voulez-vous que j'y fasse ?
- Je ne vous ai pas fait venir pour parler. Attendez et taisez-vous.
Puis il prit des gants blancs, placés à côté de lui sur une table ; il y en avait six paires. Il les mit et les ôta alternativement pendant trois quarts d'heure, sans souffler mot, Isey le regardait et pensait avoir affaire à un fou. Sa peur devint bien plus grande, lorsqu'il aperçut autour de lui sur les murailles, tout un arsenal. Il fut saisi d'un tremblement universel et s'assit, bien qu'on ne l'y eût pas engagé ; il ne se soutenait plus. Il avait grande envie d'être loin.
- Monsieur, dit-il tremblant toujours, donnez-moi vos ordres, je vous prie ; je suis attendu chez mes malades, et mon temps ne m'appartient point.
- Taisez-vous ! répliqua l'autre d'une voix formidable. Je vous payerai bien, que vous importe ? Vous n'avez rien à dire.
Puis il recommença pendant un quart d'heure à essayer ses gants, et le silence régnait partout. Il tira le cordon de sa sonnette, cordon blanc comme le reste. Les deux estafiers arrivèrent, apportant des bandes et toute sorte de cuvettes et d'instruments.
- Tirez-moi tout à l'heure cinq livres de sang, commença le fantôme.
- Miséricorde, monsieur ! Et qui vous a donné une pareille ordonnance ?
- Moi.
- Vous ! cela ne suffit pas, monsieur ; je ne puis agir que sous la responsabilité d'un de mes confrères ou la mienne. Laissez-moi au moins m'assurer de votre état.
- Je vous le défends ! Comment ! je ne suis pas le maître de me faire tirer du sang si bon me semble ? Mon sang m'appartient ; tirez-le, et hâtez-vous.
Il fallut s'exécuter ; mais Isey avait peur. Il n'osait saigner au bras, dans la crainte de mal faire et se décida pour le pied, où le danger est moindre. Tyran le Blanc ôta alors un bas de fil très fin ; puis, successivement, dix paires les unes après les autres ; enfin un chausson de castor, doublé de satin blanc, et montra la plus jolie jambe et le plus joli pied du monde.
- C'est une femme, pensa Isey.
Il piqua : le sang vint ; à la seconde palette, l'homme se trouva mal. Le premier mouvement du médecin fut de lui ôter son masque.
- Gardez-vous-en comme du reste, monsieur, s'écrièrent les deux laquais, ou nous vous ferons un mauvais parti.
On étendit le malade par terre, on banda son pied, et peu à peu il revint à lui.
- Chauffez mon lit et couchez-moi, dit-il d'une voix mourante.
On obéit aussitôt. Isey, de plus en plus intrigué et pas rassuré du tout, s'approcha de la cheminée pour essuyer sa lancette ; il sentit une main sur son épaule, et vit derrière lui la grande figure clopin-clopant, un pied en l'air, en chemise, ayant quitté ses draps et lui criant d'un ton assez haut pour un saigné qui se soutenait à peine :
- Voilà cinq écus, prenez-les.
Il les prit.
- Etes-vous content ?
- Oui.
- Allez-vous en alors, et vite !
L'autre ne se le fit pas répéter et partit.
Il retrouva les laquais, qui l'escortaient avec des bougies, et qui semblaient se retenir pour rire ; ce qui le mit en colère.
- Ah çà ! marauds qu'est-ce que cela ? Vous moquez-vous de moi ? Quelle est cette plaisanterie ?
- Monsieur, on ne vous a fait aucun mal, n'est-ce pas ? on vous a bien payé, que vous importe ? Allez-vous-en, et n'en demandez pas davantage.
Ils le conduisirent jusqu'à sa chaise, et jamais il ne fut si aise de sa vie que d'être hors de là. Il se résolut à n'en point parler, ne sachant pas ce qu'il en résulterait pour lui.
Le lendemain, un laquais, en grande livrée inconnue et singulière, demanda à sa porte comment il se trouvait d'une saignée faite à un homme blanc.
Dès lors, il ne jugea plus à propos de se taire et raconta tout. On se mit à chercher cette maison blanche, sans la découvrir. Isey et ses porteurs la désignèrent ; mais on y entra, on chercha partout ; il n'y avait personne et pas vestige de ce que le médecin avait vu. Le mieux fut que les voisins assurèrent que cette porte ne s'était pas ouverte depuis longtemps et qu'ils n'avaient vu ni hommes blancs ni ouvriers. Isey crut avoir été entre les mains des diables.
C'était M. de Meuse, c'étaient une douzaine de fous semblables à lui, qui s'étaient cotisés pour mettre une somme énorme, et qui firent un tour de galopins. Un d'eux consentit à se faire saigner, les autres jouèrent les différents rôles et rirent comme des insensés de la peur qu'ils avaient faite au pauvre Isey.
Ils se gardèrent bien le secret, afin de se divertir mieux. Ils étaient entrés la nuit, par les jardins, dans ce logis, qui appartenait à l'un d'entre eux, et l'avaient arrangé comme on l'a vu.
M. de Meuse me conta l'histoire deux mois après.
Mademoiselle Aïssé fut de nous tous, celle qui devina le mieux. Elle ne s'amusa pas à avoir peur, et flaira la plaisanterie. Nous ne le voulions pas croire, et pourtant elle avait raison.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente