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Chapitre VII


Larnage se retourna comme un homme qui ne sait ce qu'il doit croire ; il n'osait pas supposer un amour trop au-dessus de ses espérances, si ce n'est de ses prétentions ; il balbutia quelques mots, espérant que je répéterais et que j'irais plus loin peut-être ; mais je ne dis rien, et mon oeil seulement l'interrogeait.
- Eh bien, mademoiselle ? reprit-il voyant que nous pouvions rester ainsi jusqu'au jugement dernier.
- Eh bien, monsieur, j'attends.
- Vous attendez, mademoiselle, et quoi ?
- Mais que vous me disiez... que je sache...
- Ah ! mademoiselle, vous ne m'aimez pas !
- Ce n'est point là ce que j'ai besoin d'apprendre, monsieur ; c'est de vous qu'il s'agit.
- Vous me désespérez, mademoiselle ! je ne sais que penser ; ma tête est un chaos ; l'espérance est d'une audace à ne pas supporter, et la crainte... c'est la mort.
J'étais jeune, j'étais naïve, j'étais innocente, mais j'avais une curiosité enragée et un instinct très développé, je vous le jure. Je cherchais à comprendre et je voulais savoir. – Les exclamations, les plaintes de Larnage ne me contentaient point ; – j'attendais avidement. Ne devinant pas ce sentiment de la jeune fille, il s'y trompa.
- Au nom du ciel, me permettez-vous de parler ? s'écria-t-il dans un transport qui me sembla inexplicable.
- Il y a une heure que je vous le demande, monsieur.
- Mademoiselle... je vous aime !... répéta-t-il troublé au dernier point.
- Vous l'avez déjà dit ; après ?
- Je voudrais obtenir votre main ; je voudrais être puissant et riche pour devenir digne de vous ; mais, si vous ne m'encouragez point, comment en serais-je capable ?
Je commençais à être embarrassée ; je me tus.
- Je vous semble très osé, très hardi ?... Mademoiselle, l'amour rend tout possible ; je ne suis point, d'ailleurs, aussi dénué de moyens et de protection que vous le pensez et, pour que vous en soyez convaincue, je vous confierai sur votre parole, le secret de ma naissance ; j'ose espérer que vous ne le trahirez point.
- Moi, monsieur ? Oh ! comptez sur moi.
- La condition vous est connue, sans doute ; M. le duc et madame la duchesse en ont été prévenus par mes protecteurs ; une amie de ma mère m'a confié à leurs bontés ; ils ignorent cependant le nom de mes parents, et vous allez le savoir, mademoiselle ; c'est tout mon avenir que je remets entre vos mains.
- Soyez assuré, monsieur, que je suis très discrète.
Je grillais de curiosité, je tremblais qu'on ne nous interrompît ; heureusement, mon oncle et ma tante s'occupaient de leur jeu et nous croyaient dans les étoiles.
- Je suis le fils d'une demoiselle de condition, élevée à Saint-Cyr, pauvre, belle, bonne, adorable. Ah ! quand vous connaîtrez ma mère !
- Elle vit encore ?
- Elle vit, elle est presque aussi jeune que moi ; je vous le promets, on la prend pour ma soeur, lorsque nous sortons ensemble ; elle a l'honneur d'être proche parente de M. le comte de Fériol, ambassadeur de Sa Majesté à Constantinople.
- Et monsieur... votre père ?...
- Ah ! mon père ?
Son front se rembrunit, il baissa les yeux et hésita quelques instants.
- Mon père ! je ne veux pas l'accuser, mais il a cruellement trompé ma pauvre mère, il a abusé de sa jeunesse, de sa confiance, et puis il l'a abandonnée ensuite avec moi ; c'est affreux, mademoiselle, je devrais le maudire et je ne le puis ; la nature parle, mon coeur est déchiré en deux. J'espère toujours que plus tard mon père...
- Reviendra vers madame votre mère, n'est-ce pas ?
- Oui, il reviendra, il reconnaîtra ses torts, il tendra la main vers nous ; c'est sur lui que je compte pour mes projets de fortune.
- Il est donc puissant ?
- Il l'était et le sera encore. Sa naissance, la portée de son génie... pour tout dire, en un mot, c'est M. le duc du Maine.
- Le duc du Maine ! répétai-je étonnée.
- Le duc du Maine, lui-même ; vous comprenez mes espérances, vous excuserez peut-être mon audace...
- Mais, monsieur, dis-je vivement, vous êtes le petit-fils de Louis XIV !
- Oui, mademoiselle, répondit Larnage relevant fièrement la tête, et je veux me montrer digne de cet honneur.
J'éprouvai comme un étourdissement à cette révélation. Nourrie par ma famille, élevée par mes religieuses dans une admiration excessive, poussée jusqu'au culte pour le feu roi, Larnage me semblait le fils de Jupiter ; c'était comme un rêve, comme une de ces gloires d'opéra, dans les nuages de laquelle on voit descendre les demi-dieux. Je le trouvai un bien autre personnage que moi, Marie de Chamrond ; il me parut qu'il m'accordait beaucoup d'honneur, et je fus sur le point de lui faire la révérence : il ne devina point cette impression, lui, pauvre bâtard, lui, accoutumé à une position secondaire, à des humiliations souvent. Il interpréta mon silence à son désavantage, et se retourna vivement de mon côté.
- Ah ! mademoiselle, je le sens bien, je suis perdu, vous ne daignez plus ni m'entendre ni me voir.
J'avais déjà fait beaucoup de chemin dans le sens qu'il ne prévoyait point. Je trouvais la position d'une petite-bru de Louis XIV assez sortable pour une fille sans dot, surtout lorsque le mari était fait de cette façon-là. J'ouvrais la bouche pour lui dire un mot d'espérance, lorsque mademoiselle de Luynes nous rappela, je fus obligée de me contenter d'un regard ; il me glissa seulement dans l'oreille :
- Mademoiselle, permettez-moi de vous voir demain.
Il ne savait ce qu'il disait, le brave garçon ! ne nous voyions-nous pas tous les jours, et sans cesse, seul à seul ? Les amoureux ont toujours déraisonné : je pense qu'en ce siècle de raisonnements, ils déraisonnent encore mieux à force de raisonner, ils doivent être d'ennuyeux personnages et les jeunes femmes d'aujourd'hui ont bien du mérite à les écouter. Je n'y voudrais pas être condamnée.
Quoi qu'il en soit, pour en revenir à mes premières amours, à ces amours qu'on n'oublie point, même lorsqu'on a cessé de les regretter, j'étais comme étourdie, je ne parlais plus, je n'entendais plus, à force de penser. Madame de Luynes en plaisanta fort, le duc aussi. - On me demanda si j'étais dans les astres. Je répondis en idiote que je n'en savais rien. Je ne dormis pas de la nuit. Je me levai avec l'aurore pour aller courir dans le parc.
J'avais deux démons aux oreilles, l'ambition et l'amour. Je les écoutais l'un et l'autre, et je n'étais pas éloignée de les croire ; mon étoile, bonne ou mauvaise, m'envoya M. de Luynes, qui vint causer avec moi, s'étonnant de me voir si matin hors de chez moi ; je brûlais de savoir bien des choses ; j'étais plus adroite que mon oncle, j'espérais le faire parler sans qu'il me devinât et, je me mis à l'interroger.
J'avais un moyen tout simple d'entrer en matière. On s'occupait fort des enfants que la comtesse de Verne, sa soeur, avait eus du duc de Savoie, et leur état se disputait. M. de Luynes, très sévère sur l'honneur, avait longtemps tenu rigueur à la comtesse ; mais, en lui pardonnant, il voulut remplir envers elle les devoirs d'un frère, et savoir bien au juste quelle position lui serait faite, ainsi qu'à ses neveux.
J'entamai la conversation sur ce sujet, qui lui tenait au coeur ; il y donna en plein, et me voilà courant bride abattue dans la fortune des bâtards. La conclusion de mon oncle fut celle-ci :
- Le feu roi a traité ses bâtards comme on ne les traite jamais. M. de Savoie annonce l'intention de l'imiter ; c'est au mieux, mais nulle part il n'en est ainsi. En Angleterre, en Allemagne, en Espagne, partout enfin, les bâtards du roi et des princes ne sont rien et n'arrivent pas à grand-chose.
- Mais, monsieur, interrompis-je, car tout cela ne satisfaisait pas ma curiosité, et les bâtards des bâtards ?
- Oh ! par ma foi, répliqua-t-il déconcerté, qui diable y a jamais songé ? Les bâtards des bâtards, cela ne signifie guère.
- Comment, monsieur, si M. le duc du Maine et M. le comte de Toulouse avaient des bâtards, ils ne seraient rien ?
- D'abord, le duc du Maine et le comte de Toulouse en sont fort incapables ; et nul ne les en accuse jusqu'ici, les parfaits gentilshommes qu'ils sont ; mais, quand ils en auraient chacun autant que le feu roi, cela ne changerait rien à la position de personne. Les bâtards des bâtards ! ah bien, oui ! c'est assez des pères, c'est trop pour le souci qu'ils nous donnent, et les éternelles querelles qu'ils suscitent entre nous. Le feu roi nous a fait grand tort en nous léguant ces embarras-là. M. le régent n'a pas encore fait assez casser son testament ; les morceaux qui nous restent sont des plaies à la monarchie.
- Cependant, monsieur, les enfants du duc du Maine sont les petits-fils de Louis XIV.
- Sans doute, autant qu'ils sont nés en légitime mariage, autrement, ils ne comptent point et ne compteront jamais.
L'ambition était déjà tuée par cette certitude ; restait l'amour. Il n'était pas né encore, et la mort de sa soeur devait, dans tous les cas, l'empêcher de grandir. Je quittai M. de Luynes plus que jamais occupée de mes pensées, et plus indécise que je ne l'étais auparavant, j'avais une illusion de moins : le fantôme du grand roi était tombé sous les paroles de mon oncle. Larnage vint à la leçon, pâle et tremblant. Il fut d'abord fort troublé, puis il s'anima et arriva jusqu'à l'éloquence. En me faisant faire un extrait d'histoire, il raconta d'une façon brillante la vie de Jules César, ses succès, ses triomphes ; on voyait qu'il aspirait comme lui à la conquête du monde, et venait pour me l'offrir, pour le mettre à mes pieds ; ma petite vanité n'en fut pas médiocrement flattée.
Nous restâmes ainsi un mois à Dampierre, un mois pendant lequel je passai par toutes les phases de l'amour innocent, et pendant lequel j'entendis plus de vérités de coeur que dans toute ma vie. Larnage était fou, ivre de sa passion : il m'écrivit des lettres plus brûlantes et plus naturelles que celles de Saint-Preux. Je ne répondis point comme Julie, mais je répondis pourtant. C'étaient des billets de petite fille : mon amant était ma poupée, et je n'y entendais pas plus de finesse. Je les ai relues bien des années après, et je me suis fort moquée de moi : ces belles amours durèrent, de cette fois-là, bien peu de temps. Ensuite nous quittâmes Dampierre ; Larnage, au désespoir, ne put se consoler, et la correspondance, continua par le moyen de ma femme de chambre ; il vint même au parloir, où nous causions à travers la grille, sous le manteau de la science et de la littérature.
Ces entrevues mystérieuses me causèrent plus d'émotion qu'à Dampierre : je ne sais trop ce qui serait advenu, d'autant plus qu'il appela sa mère à son secours, et que cette charmante femme me séduisit encore plus que lui. Elle était, on le sait, proche parente des Fériol et s'appelait madame de Créanci. C'est par elle que j'ai connu Pont de Veyle et sa famille. - Comme tout s'enchaîne !
Ma mère mourut sur ces entrefaites, je partis pour la Bourgogne, et je ne vis plus Larnage. Notre histoire n'est cependant pas finie, on la retrouvera souvent, et dans d'étranges circonstances. Il ne cessa de m'écrire et n'a cessé qu'à sa mort. Pauvre Larnage ! C'était un bon et noble garçon. Je me suis prise à le regretter beaucoup, depuis hier que j'ai commencé d'en parler. Vous verrez bien plus tard...

... Madame a cessé de dicter et je n'en suis pas fâchée, car il est six heures du matin ; mais, pour elle qui n'y voit point, il n'y a ni jour ni nuit. Voilà donc son premier amour ! Je suis bien aise de rapprocher ce qu'on a lu d'une petite scène qui a eu lieu ce matin devant moi : c'est un parallèle assez curieux.
Madame parle de M. de Pont de Veyle, et personne n'ignore que ce fut, avec le président Hénault et M. de Frémont, le plus fidèle de ses amants. Elle ne s'en cache pas, et on ne se cache de rien devant moi. Sous prétexte que je n'ai pas de dot et que je ne me marierai probablement jamais, on me raconte tout ce que mon mari m'apprendrait et même ce qu'il ne m'apprendrait pas. Je ne me fais pas plus de scrupule de le répéter ; il faut prendre sa position de bonne grâce. M. de Pont de Veyle est le frère de M. d'Argental, tous les deux neveux du comte de Fériol, l'ambassadeur ; ce sont les fils de son frère, ils ont été de la société la plus constante de madame du Deffand. M. de Pont de Veyle vient encore chaque jour excepté ceux où il est en train de mourir, ce qu'il achèvera certainement bientôt, car il n'en peut plus.
Il était hier au coin du feu, madame la marquise dans son tonneau, tapant avec ses baguettes, et moi les regardant tous les deux ; madame se prit à dire :
- Pont de Veyle, depuis que nous sommes amis, il n'y a jamais eu un nuage dans notre liaison, je crois ?
- Non, madame.
- N'est-ce pas parce que nous ne nous aimons guère plus l'un que l'autre.
- Cela peut être, madame.
Ils dirent cela aussi froidement que s'ils eussent parlé du roi de la Chine, j'en eus le coeur tout transi ; voilà donc ce qui reste d'une affection de soixante ans dans ces deux coeurs-là !
Il est vrai que ces deux coeurs-là ont près de cent soixante ans à eux deux...

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