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Chapitre CXIX
La fuite

Nicole était une fille consciencieuse : elle avait reçu l'argent de M. de Richelieu, elle l'avait reçu d'avance, il fallait répondre à cette confiance en le gagnant.
Elle avait donc couru droit à la grille, où elle était arrivée à sept heures quarante minutes au lieu de sept heures et demie.
Or, M. de Beausire, façonné à la discipline militaire, était un homme exact : il attendait depuis dix minutes.
Depuis dix minutes aussi à peu près, M. de Taverney avait quitté sa fille, et, M. de Taverney une fois parti, Andrée était restée seule. Or, une fois seule, la jeune fille avait fermé ses rideaux.
Gilbert regardait, ou plutôt, selon son habitude, dévorait Andrée de sa mansarde. Seulement, il eût été difficile de dire si les regards qu'il fixait sur la jeune fille étincelaient d'amour ou de haine.
Les rideaux tirés, Gilbert n'eut plus rien à voir. En conséquence, il regarda d'un autre côté.
En regardant d'un autre côté, il aperçut le plumet de M. de Beausire et reconnut l'exempt, qui se promenait en sifflotant un petit air pour tromper l'ennui de l'attente.
Au bout de dix minutes, c'est-à-dire à sept heures quarante minutes, Nicole parut : elle échangea quelques mots avec M. de Beausire, lequel fit un mouvement de tête en signe qu'il comprenait parfaitement, et s'éloigna dans la direction de l'allée creuse qui conduit au petit Trianon.
De son côté, Nicole retourna sur ses pas, légère comme un oiseau.
- Ah ! ah ! fit Gilbert, monsieur l'exempt et mademoiselle la femme de chambre ont quelque chose à dire ou à faire, pour laquelle chose ils craignent les témoins : bon !
Gilbert n'était plus curieux au sujet de Nicole ; seulement, sentant dans la jeune fille une ennemie naturelle, il cherchait à réunir contre sa moralité une masse de preuves avec laquelle il pût victorieusement repousser l'attaque si Nicole l'attaquait.
Gilbert ne doutait pas que la campagne ne dût s'ouvrir d'un moment à l'autre, et, en soldat prévoyant, il amassait des munitions de guerre.
Un rendez-vous de Nicole avec un homme, dans Trianon même, c'était une de ces armes qu'un ennemi aussi intelligent que Gilbert ne pouvait négliger de ramasser, surtout quand on avait, comme le faisait Nicole, l'imprudence de la laisser tomber à ses pieds. Gilbert voulut en conséquence recueillir le témoignage des oreilles pour l'ajouter à celui des yeux, et saisir au vol quelque phrase bien compromettante qu'il pût victorieusement braquer sur la jeune fille au moment du combat.
Il descendit donc prestement de sa mansarde, prit le couloir des cuisines et gagna le jardin par le petit escalier de la chapelle ; une fois dans le jardin, Gilbert n'avait plus rien à craindre, il en connaissait tous les retraits comme un renard connaît son fourré.
Il se glissa donc sous les tilleuls, puis le long de l'espalier ; puis il atteignit un massif qui s'élevait à vingt pas de l'endroit où il comptait retrouver Nicole.
Nicole y était en effet.
A peine Gilbert était-il installé dans son massif, qu'un bruit étrange parvint à son oreille : c'était le bruit de l'or sur la pierre, c'était ce retentissement métallique dont rien, sinon la réalité, ne peut donner une idée juste.
Gilbert se glissa comme un serpent jusqu'au mur en terrasse surmonté d'une haie de lilas, laquelle, au mois de mai, répandait son parfum et secouait ses fleurs sur les passants qui longeaient le mur de cette allée creuse qui sépare le grand Trianon du petit.
Arrivé à ce point, les regards de Gilbert, habitués à l'obscurité, virent Nicole qui vidait sur une pierre en deçà de la grille, et prudemment placée hors de la portée de la main de M. de Beausire, la bourse donnée par M. de Richelieu.
Les gros louis en ruisselaient bondissants et reluisants, tandis que M. de Beausire, l'oeil allumé et la main tremblante, regardait attentivement Nicole et les louis sans comprendre comment l'une possédait les autres.
Nicole parla.
- Plus d'une fois, dit-elle, vous m'avez proposé de m'enlever, mon cher monsieur de Beausire.
- Et de vous épouser même ! s'écria l'exempt tout enthousiasmé.
- Oh ! quant à ce dernier point, mon cher monsieur, dit la jeune fille, nous le discuterons plus tard : pour le moment fuir est le principal. Pouvons-nous fuir dans deux heures ?
- Dans dix minutes, si vous voulez.
- Non pas j'ai quelque chose à faire auparavant, et ce que j'ai à faire demande deux heures.
- Dans deux heures comme dans dix minutes, je suis à vos ordres, tendre amie.
- Bien ! prenez cinquante louis la jeune fille compta cinquante louis et les passa par la grille à M. de Beausire, lequel, sans les compter, lui, les engouffra dans la poche de sa veste, et, dans une heure et demie, continua t-elle, soyez ici avec un carrosse.
- Mais..., objecta Beausire.
- Oh ! si vous ne voulez pas, prenons que rien n'est convenu entre nous, et rendez-moi mes cinquante louis.
- Je ne recule pas, chère Nicole ; seulement, je crains l'avenir.
- Pour qui ?
- Pour vous.
- Pour moi ?
- Oui. Les cinquante louis disparus, et ils finiront par disparaître, vous allez vous trouver à plaindre, vous allez regretter Trianon, vous allez...
- Oh ! comme vous êtes délicat, cher monsieur de Beausire ! Allons, allons, ne craignez rien, je ne suis pas de ces femmes que l'on rend malheureuses, moi ; n'ayez donc pas de scrupules : d'ailleurs, après ces cinquante louis, nous verrons.
Et Nicole fit sonner les cinquante autres restés dans la bourse.
Les yeux de Beausire étaient phosphorescents.
- Pour vous, dit-il, je me jetterais dans un four brûlant.
- Oh ! là ! là ! on ne vous demande pas tant, monsieur de Beausire. ainsi, c'est convenu, dans une heure et demie le carrosse, dans deux heures la fuite.
- C'est convenu, s'écria Beausire en saisissant la main de Nicole et en l'attirant pour la baiser à travers la grille.
- Silence donc ! dit Nicole ; êtes-vous fou ?...
- Non, je suis amoureux.
- Hum ! fit Nicole.
- Vous ne me croyez pas, cher coeur ?
- Si fait, je vous crois. Avez de bons chevaux surtout.
- Oh ! oui.
Ils se séparèrent.
Mais, au bout d'une seconde, Beausire se retourna tout effaré.
- Psit ! psit ! fit-il.
- Eh bien ! quoi ? demanda Nicole d'assez loin déjà et voilant sa bouche avec sa main, afin de faire porter sans explosion sa voix à la distance voulue.
- Et la grille, demanda Beausire, vous passerez donc par-dessus ?
- Il est stupide, murmura Nicole, qui en ce moment n'était qu'à dix pas de Gilbert.
Puis, plus haut :
- J'ai la clef, dit-elle.
Beausire poussa un ah ! plein d'admiration et s'enfuit pour tout de bon cette fois.
Nicole s'en revint, tête baissée et jambes alertes près de sa maîtresse.
Gilbert, demeuré seul, se posa les quatre questions suivantes :
« Pourquoi Nicole s'enfuit-elle avec Beausire, qu'elle n'aime pas ?
« Pourquoi Nicole a-t-elle en sa possession une si forte somme d'argent ?
« Pourquoi Nicole a-t-elle la clef de la grille ?
« Pourquoi Nicole, pouvant fuir tout de suite, retourne-t-elle auprès d'Andrée ? »
Gilbert trouvait bien une réponse à cette question : « Pourquoi Nicole a-t elle de l'argent ? »Mais il n'en trouvait pas aux autres.
Aussi, à cette négation de sa perspicacité, sa curiosité naturelle ou sa défiance acquise, comme on voudra, fut-elle si puissamment surexcitée, qu'il décida de passer, si froide qu'elle fût, la nuit en plein air, sous les arbres humides, pour attendre le dénouement de cette scène dont il venait de voir le commencement.
Andrée avait reconduit son père jusqu'aux barrières du grand Trianon. Elle revenait seule et pensive quand Nicole déboucha, toute courante, de l'allée qui conduisait à la fameuse grille où elle venait de prendre toutes ses mesures avec M. de Beausire.
Nicole s'arrêta en apercevant sa maîtresse, et, sur un signe que lui fit Andrée, elle monta derrière elle, elle la suivit vers sa chambre.
Il pouvait en ce moment être huit heures et demie du soir. La nuit était venue plus prompte et plus épaisse que d'habitude, parce qu'un grand nuage noir, courant du sud au nord, avait envahi tout le ciel, de sorte qu'au delà de Versailles, pardessus les grands bois, aussi loin que la vue pouvait s'étendre, on voyait le lugubre linceul envelopper peu à peu toutes les étoiles étincelant, un instant auparavant, sur leur coupole d'azur.
Un petit vent lourd et bas rasait le sol, envoyant des bouffées ardentes aux Beurs altérées, qui courbaient la tête comme pour implorer du ciel l'aumône de la pluie ou de la rosée.
Cette menace de l'atmosphère n'avait aucunement accéléré la marche d'Andrée ; au contraire, la jeune fille, triste et profondément rêveuse, mettait comme à regret le pied sur chaque marche de l'escalier qui conduisait à sa chambre, et elle s'arrêtait à chaque fenêtre pour regarder le ciel si bien en harmonie avec sa tristesse, et retarder ainsi sa rentrée dans le petit appartement.
Nicole impatiente, Nicole dépitée, Nicole, qui craignait que quelque fantaisie de sa maîtresse ne la conduisît au delà de l'heure, grommelait tout bas ces sortes d'imprécations que les valets n'épargnent jamais aux maîtres assez imprudents pour se permettre de satisfaire un caprice aux dépens des caprices de leurs valets.
Enfin, Andrée poussa la porte de sa chambre, et tombant plutôt qu'elle ne s'assit sur un fauteuil, commanda doucement à Nicole d'entrebâiller la fenêtre qui donnait sur la cour.
Nicole obéit.
Puis, revenant à sa maîtresse avec cet air d'intérêt que la flatteuse savait si bien prendre :
- J'ai peur que mademoiselle ne soit un peu malade ce soir, dit-elle. mademoiselle a les yeux rouges et gonflés, brillants néanmoins. Je crois que mademoiselle aurait grand besoin de repos.
- Tu crois, Nicole ? dit Andrée, qui n'avait pas écouté.
Et elle étendit nonchalamment les pieds sur un carreau de tapisserie.
Nicole accepta cette pose pour un ordre de déshabiller sa maîtresse et se mit à détacher les rubans et les fleurs de sa coiffure, espèce d'édifice que la démolisseuse la plus habile ne jetait point bas avant un bon quart d'heure.
Andrée, pendant tout ce travail, ne souffla pas un seul mot. Nicole, laissée à son libre arbitre, hacha, comme on dit, la besogne, et, sans faire crier Andrée, tant sa préoccupation était grande, lui tira tout à son aise les cheveux.
La toilette de nuit terminée, Andrée donna ses ordres pour le lendemain. Il s'agissait d'aller dès le matin à Versailles chercher quelques livres que Philippe devait avoir fait transporter pour sa soeur ; il y avait, en outre, à prévenir l'accordeur de se rendre à Trianon pour mettre le clavecin en état.
Nicole répondit tranquillement que, si on ne la réveillait point dans la nuit, elle se lèverait de bonne heure, et qu'avant le réveil de mademoiselle, toutes les commissions seraient faites.
- Demain aussi, j'écrirai, continua Andrée se parlant à elle-même ; oui, j'écrirai à Philippe, cela m'allégera un peu.
- En tout cas, se dit Nicole tout bas, ce n'est pas moi qui porterai la lettre.
Et, à cette réflexion, la jeune fille ; qui n'était pas encore perdue tout à fait, se prit à penser tristement qu'elle allait, pour la première fois, quitter cette excellente maîtresse près de laquelle s'étaient éveillés son esprit et son coeur. Chez elle, le souvenir d'Andrée se liait à tant de souvenirs, que, froisser celui-là, c'était secouer toute la chaîne qui remontait de ce jour aux premiers jours de son enfance.
Tandis que ces deux enfants, si différents de condition et de caractère, pensaient ainsi à côté l'un de l'autre, sans qu'il y eût aucune connexion dans leurs idées, le temps fuyait, et la petite horloge d'Andrée, toujours en avance sur celle de Trianon, sonnait neuf heures.
Beausire devait être au rendez-vous, et Nicole n'avait plus qu'une demi heure pour aller rejoindre son amant.
Elle acheva de déshabiller sa maîtresse aussi promptement qu'elle put, non sans laisser échapper quelques soupirs auxquels Andrée ne fit même pas attention. Elle lui passa un long peignoir de nuit, et, comme Andrée, toujours absorbée, demeurait immobile et les yeux perdus au plafond, Nicole tira de sa poitrine le flacon de Richelieu, jeta deux morceaux de sucre dans un verre avec l'eau nécessaire pour le faire fondre ; puis, sans hésitation et par la toute-puissance de cette volonté déjà si forte dans ce coeur si jeune encore, elle versa deux gouttes de liqueur du flacon dans cette eau, qui se troubla aussitôt, et prit une légère teinte d'opale qu'elle perdit ensuite peu à peu.
- Mademoiselle, dit alors Nicole, le verre d'eau est fait, les robes pliées, la veilleuse allumée. Vous savez qu'il faut que je me lève de bon matin ; puis je aller me coucher maintenant ?
- Oui, répondit distraitement Andrée.
Nicole fit la révérence, poussa un dernier soupir qui fut perdu comme les autres, et ferma derrière elle la porte vitrée donnant sur la petite antichambre. Mais, au lieu de rentrer chez elle, dans la petite cellule contigu, on le sait, au corridor, et éclairée sur l'antichambre d'Andrée, elle s'enfuit légèrement, laissant poussée contre le chambranle la porte du corridor, de façon à ce que les instructions de Richelieu fussent parfaitement suivies.
Puis, pour ne pas éveiller l'attention des voisins, elle descendit l'escalier conduisant au jardin, sur la pointe de ses petits pieds, bondit au delà du perron, et s'en alla tout courant rejoindre M. de Beausire à la grille.
Gilbert n'avait point quitté son observatoire. Il avait entendu dire à Nicole qu'elle reviendrait dans deux heures. il attendait. Cependant, comme l'heure était passée depuis dix minutes à peu près, il commença à craindre qu'elle ne revînt pas.
Tout à coup, il l'aperçut courant comme si elle eût été poursuivie.
Elle s'approcha de la grille, passa à travers les barreaux la clef à Beausire ; Beausire ouvrit la porte ; Nicole s'élança de l'autre côté ; la grille se referma avec un lourd grincement.
Puis la clef fut jetée dans les herbes du fossé, juste au-dessous de l'endroit où était Gilbert ; le jeune homme l'entendit tomber avec un bruit mat, et remarqua la place où elle était tombée.
Nicole et Beausire gagnaient du terrain pendant ce temps-là ; Gilbert les écoutait s'éloigner, et bientôt il perçut, non pas le bruit d'un carrosse, comme l'avait demandé Nicole, mais le piétinement d'un cheval qui, après quelques moments sans doute donnés aux récriminations de Nicole, qui eût voulu sortir en carrosse comme une duchesse, battit la terre de ses quatre pieds ferrés, lesquels bientôt retentirent sur le pavé de la route.
Gilbert respira.
Gilbert était libre, Gilbert était débarrassé de Nicole, c'est-à-dire de son ennemie. Andrée restait seule ; peut-être, en s'en allant, Nicole avait-elle laissé la clef à la porte ; peut-être lui, Gilbert, pourrait-il pénétrer jusqu'à Andrée.
Cette idée fit bondir le bouillant jeune homme avec toutes les fureurs de la crainte et de l'incertitude, de la curiosité et du désir.
Et, suivant en sens inverse le chemin que venait de faire Nicole, il prit sa course vers le pavillon des communs.

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