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Chapitre CXX
La double vue

Andrée, restée seule, était sortie peu à peu de cet engourdissement moral qui l'avait surprise, et, tandis que Nicole fuyait en croupe derrière M. de Beausire, elle s'était agenouillée et faisait une fervente prière pour Philippe, le seul être au monde qu'elle aimât d'une affection vraie et profonde.
Elle priait, absorbée dans sa confiance en Dieu.
Les prières d'Andrée ne se composaient pas d'ordinaire d'une suite de mots attachés les uns aux autres ; c'était une espèce d'extase divine dans laquelle l'âme s'élevait jusqu'au Seigneur et se confondait en lui.
Il n'y avait dans ces supplications passionnées de l'esprit dégagé de la matière aucun mélange d'égoïsme. Andrée s'abandonnait en quelque sorte elle-même, pareille au naufragé qui a perdu l'espoir et qui ne prie plus pour lui, mais pour sa femme et ses enfants destinés à devenir orphelins.
Cette douleur intime était née à Andrée depuis le départ de son frère ; et pourtant la douleur n'était pas sans mélange : comme la prière, elle se composait de deux éléments distincts dont l'un n'était pas bien intelligible pour la jeune fille.
C'était comme un pressentiment, comme l'approche perceptible d'un malheur prochain. C'était une sensation analogue à celle des élancements d'une blessure cicatrisée. La douleur continue s'est éteinte, mais le souvenir en survit longtemps et avertit de la présence du mal, comme le faisait autrefois la blessure elle-même.
Andrée n'essaya pas même de se rendre compte de ce qu'elle éprouvait ; tout entière au souvenir de Philippe, elle ramena sur ce frère chéri la totalité des impressions qui l'agitaient.
Ensuite, elle se releva, se choisit un livre parmi ceux qui garnissaient sa modeste bibliothèque, plaça sa bougie à portée de sa main et se mit au lit.
Le livre qu'elle avait choisi, ou plutôt qu'elle avait pris au hasard, était un dictionnaire de botanique. Ce livre, on le comprend, n'était point fait pour absorber son attention, il l'engourdit au contraire. Bientôt un nuage, transparent d'abord, mais qui allait s'épaississant, s'étendit sur sa vue. La jeune fille lutta un instant contre le sommeil, ressaisit deux ou trois fois sa pensée fugitive qui lui échappa de nouveau ; puis, en avançant la tête pour souffler la bougie, elle aperçut le verre d'eau préparé par Nicole ; elle étendit le bras, le prit d'une main, de l'autre remua, à l'aide de la cuiller, le sucre à moitié fondu, et, déjà sous la pression du sommeil, elle approcha le verre de sa bouche.
Tout à coup, et comme ses lèvres allaient toucher la liqueur, une commotion étrange fit trembler sa main, un poids humide à la fois tomba sur son cerveau, et Andrée reconnut avec terreur, aux élans du fluide qui courait sur ses nerfs, cette invasion surnaturelle de sensations inconnues qui, déjà plusieurs fois, avaient triomphé de ses forces et brisé sa raison.
Elle n'eut que le temps de reposer le verre sur l'assiette, et presque aussitôt, sans autre plainte qu'un soupir échappé à sa bouche entrouverte, elle perdit l'usage de la voix, de la vue, de l'intelligence, et tomba comme foudroyée sur son lit, en proie à une torpeur mortelle.
Mais cette espèce d'anéantissement ne fut que le passage momentané d'une existence à une autre.
De morte qu'elle était avec ses yeux qui semblaient fermés pour toujours, elle se leva tout à coup, rouvrit les yeux avec une fixité effrayante, et, comme une statue de marbre qui descendrait de son tombeau, elle descendit de son lit.
Il n'y avait plus à en douter, Andrée dormait de ce sommeil merveilleux qui déjà plusieurs fois avait suspendu sa vie.
Elle traversa la chambre, ouvrit la porte vitrée et déboucha dans le corridor avec cette attitude rigide et ferme d'un marbre animé.
L'escalier se présenta devant elle et fut descendu marche à marche, sans hésitation, sans précipitation ; puis Andrée apparut sur le perron.
Comme Andrée mettait le pied sur la plus haute marche pour descendre, Gilbert mettait le pied sur la plus basse pour monter.
Gilbert vit donc cette femme blanche et solennelle s'avancer comme si elle venait au-devant de lui.
Il recula devant elle, et alla, reculant toujours, s'enfoncer dans une charmille.
C'était ainsi, il se le rappelait, qu'il avait déjà vu Andrée au château de Taverney.
Andrée passa devant Gilbert, l'effleura même et ne le vit pas.
Le jeune homme, écrasé, éperdu, se laissa tomber sur son mollet replié sous lui : il avait peur.
Ne sachant à quoi attribuer cette étrange sortie d'Andrée, il la suivait des yeux ; mais sa raison était confondue, mais son sang battait avec impétuosité ses tempes, mais il était plus près de la folie que de ce froid bon sens qu'il faut à l'observateur.
Il demeura donc accroupi sur l'herbe au milieu des feuilles, et guettant comme il faisait depuis que ce fatal amour était entré dans son coeur.
Tout à coup, le mystère de cette sortie lui fut expliqué : Andrée n'était ni folle, ni égarée, comme il le croyait. Andrée, de ce pas froid et sépulcral, allait à un rendez-vous.
Un éclair venait de sillonner le ciel.
Gilbert, à la lueur bleuâtre de cet éclair, vit un homme caché sous la sombre avenue de tilleuls, et si rapide qu'eut été la flamme d'orage, il avait vu se détacher sur le fond noir son visage pâle et ses vêtements en désordre.
Andrée marchait vers cet homme, qui tenait un bras étendu comme pour l'attirer à lui.
Quelque chose comme la morsure d'un fer rouge mordit le coeur de Gilbert et le fit se redresser sur ses genoux pour mieux voir.
En ce moment, un autre éclair passa dans la nuit.
Gilbert reconnut Balsamo, couvert de sueur et de poussière ; Balsamo, qui, à l'aide de quelque mystérieuse intelligence, avait pénétré dans Trianon ; Balsamo enfin qui attirait Andrée à lui, aussi invinciblement, aussi fatalement que le serpent attire l'oiseau.
A deux pas de lui, Andrée s'arrêta.
Il lui prit la main. Andrée tressaillit de tout son corps.
- Voyez-vous ? dit-il.
- Oui répondit Andrée ; mais, en m'appelant ainsi, vous avez failli me tuer.
- Pardon, pardon, répondit Balsamo ; mais c'est que j'ai la tête perdue, c'est que je ne m'appartiens plus, c'est que je deviens fou, c'est que je me meurs.
- En effet, vous souffrez, dit Andrée, avertie de la souffrance de Balsamo par le contact de sa main.
- Oui, oui, je souffre, et je viens chercher la consolation près de vous. Vous seule pouvez me sauver.
- Interrogez-moi.
- Une seconde fois, voyez-vous ?
- Oh ! parfaitement.
- Voulez-vous me suivre chez moi, le pouvez-vous ?
- Je le puis, si vous voulez me conduire par la pensée.
- Venez.
- Ah ! dit Andrée nous entrons dans Paris, nous suivons le boulevard nous nous enfonçons dans une rue qui n'est éclairée que par une seule lanterne.
- C'est cela : entrons, entrons.
Nous sommes dans une antichambre. Il y a un escalier à droite ; mais vous m'entraînez vers le mur : le mur s'ouvre ; des degrés se présentent...
- Montez ! montez ! s'écria Balsamo, c'est notre chemin.
- Ah ! nous voici dans une chambre ; il y a des peaux de lion, des armes. Tiens, la plaque de la cheminée s'ouvre.
- Passons ; où êtes-vous ?
- Dans une chambre singulière, dans une chambre sans issues, dont les fenêtres sont grillées ; oh ! comme tout est en désordre dans cette chambre !
- Mais vide, vide, n'est-ce pas ?
- Vide.
- Pouvez-vous voir la personne qui l'habitait ?
- Oui, si l'on me donne un objet qui l'ait touchée, qui vienne d'elle ou qui lui appartienne.
- Tenez ; voici de ses cheveux.
Andrée prit les cheveux et les approcha de sa personne.
- Oh ! je la reconnais, dit-elle, j'ai déjà vu cette femme ; elle fuyait vers Paris.
- C'est cela, c'est cela ; pouvez-vous me dire ce qu'elle a fait depuis deux heures et comment elle s'est enfuie ?
- Attendez, attendez ; oui : elle est couchée sur un sofa ; elle a la poitrine à moitié nue, avec une blessure au-dessous du sein.
- Voyez, Andrée, voyez, ne la quittez plus.
- Elle était endormie ; elle se réveille ; elle cherche autour d'elle ; elle tire un mouchoir ; elle monte sur une chaise ; elle attache le mouchoir aux barreaux de sa fenêtre. Oh ! mon Dieu !
- Elle veut donc mourir réellement ?
- Oh ! oui, elle est décidée. Mais cette mort l'épouvante. Elle laisse le mouchoir attaché aux barreaux... Descends, ah ! pauvre femme !
- Quoi ?
- Oh ! comme elle pleure ! comme elle souffre ! comme elle se tord les bras ! elle cherche un angle de muraille où se briser le front.
- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Balsamo.
- Oh ! elle s'élance contre la cheminée. La cheminée représente deux lions de marbre ; elle va se briser le front contre la tête du lion.
- Après ?,.. après ?... Voyez, Andrée, voyez, je le veux !
- Elle s'arrête.
Balsamo respira.
- Elle regarde.
- Que regarde-t-elle ? demanda Balsamo.
- Elle a aperçu du sang sur l'oeil du lion.
- Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Balsamo.
- Oui, du sang, et cependant elle ne s'est pas frappée. Oh ! c'est étrange ! ce sang n'est pas le sien, c'est le vôtre.
- Ce sang est le mien ! s'écria Balsamo, ivre d'égarement.
- Oui, le vôtre, le vôtre ! Vous vous êtes coupé les doigts avec un couteau, avec un poignard, et vous avez appuyé votre doigt ensanglanté sur l'oeil du lion. Je vous vois.
- C'est vrai, c'est vrai... Mais comment s'enfuit-elle ?
- Attendez, attendez, je la vois examiner ce sang, réfléchir, puis appuyer son doigt où vous avez appuyé le vôtre. Ah ! l'oeil du lion cède, un ressort agit. La plaque de la cheminée s'ouvre.
- Imprudent ! s'écrie Balsamo ; malheureux imprudent ! malheureux fou que je suis ! Je me suis trahi moi-même... Et elle sort ? continua Balsamo, elle fuit ?
- Oh ! il faut lui pardonner, à la pauvre femme ; elle était bien malheureuse.
- Où est-elle ? Où va-t-elle ? Suivez-la, Andrée, je le veux !
- Attendez, elle s'arrête un instant dans la chambre aux armes et aux fourrures ; une armoire est ouverte ; une cassette ordinairement enfermée dans cette armoire est posée sur une table. Elle reconnaît la cassette et la prend.
- Que contient cette cassette ?
- Vos papiers, je crois.
- Comment est-elle ?
- Recouverte de velours bleu avec des clous d'argent, des fermoirs d'argent, une serrure d'argent.
- Oh ! dit Balsamo frappant du pied avec colère, c'est donc elle qui a pris cette cassette ?
- Oui, oui, c'est elle. Elle descend l'escalier qui donne dans l'antichambre, elle ouvre la porte, elle tire la chaîne qui fait ouvrir la porte de la rue, elle sort.
- Est-il bien tard ?
- Il doit être tard, car il fait nuit.
- Tant mieux ! elle sera partie peu de temps avant mon retour, et j'aurai le temps de la rejoindre peut-être ; suivez-la, suivez-la, Andrée.
- Une fois hors de la maison, elle court comme une folle ; comme une folle, elle gagne le boulevard... Elle court... elle court, sans s'arrêter...
- De quel côté ?
- Du côté de la Bastille.
- Vous la voyez toujours ?
- Oui, elle est comme une insensée ; elle se heurte aux passants. Elle s'arrête enfin, elle cherche à savoir où elle est... Elle interroge.
- Que dit-elle ? Ecoutez, Andrée, écoutez, et, au nom du ciel, ne perdez pas une de ses paroles. Vous avez dit qu'elle interrogeait ?
- Oui, un homme vêtu de noir.
- Que lui demande-t-elle ?
- Elle lui demande l'adresse du lieutenant de police.
- Oh ! ce n'était donc pas une vaine menace. La lui donne-t-on ?
- Oui.
- Que fait-elle ?
- Elle revient sur ses pas, elle prend une rue qui va en biais ; elle passe sur une grande place.
- La place Royale, c'est le chemin. Lisez-vous dans son intention ?
- Courez vite, courez vite ! elle va vous dénoncer. Si elle arrive avant vous, si elle voit M. de Sartines, vous êtes perdu !
Balsamo poussa un cri terrible, s'élança dans le taillis, franchit une petite porte qu'ouvrit et referma une espèce d'ombre, d'un bond sauta sur son cheval Djérid, qui battait la terre à la porte.
L'animal, aiguillonné à la fois par la voix et par l'éperon, partit comme une flèche dans la direction de Paris, et l'on n'entendit plus que le froissement des pavés sur lesquels il volait.
Quant à Andrée, elle était demeurée froide, muette, pâle et debout. Mais, comme si Balsamo eût emporté sa vie avec lui, elle s'affaissa bientôt sur elle-même et tomba.
Balsamo, dans son empressement à poursuivre Lorenza, avait, en effet, oublié de réveiller Andrée.

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