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Chapitre CXXVII
L'élixir de vie

On sait dans quelles dispositions Balsamo venait de rentrer dans la chambre de Lorenza.
Il s'apprêtait donc à la réveiller pour lui faire les reproches qui couvaient en sa sourde colère, et il était bien décidé à la punir selon les conseils de cette colère, lorsqu'une triple secousse du plafond l'avertit qu'Althotas avait guetté sa rentrée et voulait lui parler.
Cependant Balsamo attendit encore ; il espérait ou s'être trompé, ou que le signal n'était qu'accidentel, lorsque l'impatient vieillard réitéra son appel coup sur coup ; de sorte que Balsamo, craignant sans doute, soit qu'il ne descendît comme cela lui était arrivé quelquefois, soit que Lorenza, réveillée par une influence contraire à la sienne ne prît connaissance de quelque nouvelle particularité non moins dangereuse pour lui que ses secrets politiques ; de sorte que Balsamo, disons-nous, après avoir, si l'on peut s'exprimer ainsi, chargé Lorenza d'une nouvelle couche de fluide, sortit pour se rendre près d'Althotas.
Il était temps qu'il arrivât. la trappe était déjà à moitié chemin du plafond. Althotas avait quitté son fauteuil roulant, et se montrait accroupi sur cette partie mobile du plancher qui s'élevait et descendait.
Il vit sortir Balsamo de la chambre de Lorenza.
Ainsi accroupi, le vieillard était à la fois terrible et hideux à voir.
Sa blanche figure, ou plutôt quelques parties de cette figure qui semblait vivante encore, s'étaient empourprées du feu de la colère ; ses mains, effilées, et noueuses comme celles d'un squelette de main humaine, tremblotaient en cliquetant ; ses yeux caves semblaient vaciller dans leur orbite profonde, et, dans une langue inconnue même de son élève, il proférait contre lui les invectives les plus violentes.
Sorti de son fauteuil pour faire jouer le ressort, il semblait ne vivre et ne se mouvoir qu'à l'aide de ses deux longs bras, grêles et arrondis comme ceux de l'araignée. et, sortant comme nous l'avons dit, de sa chambré inaccessible à tous, excepté à Balsamo, il était en train de se transporter dans la chambre inférieure.
Pour que ce faible vieillard, si paresseux, eût quitté son fauteuil, intelligente machine qui lui épargnait toute fatigue ; pour qu'il eût consenti à accomplir un de ces actes de la vie vulgaire ; pour qu'il se fût donné le souci et la fatigue d'opérer un pareil changement dans ses habitudes, il fallait qu'une extraordinaire surexcitation l'eût fait sortir de sa vie contemplative et forcé de rentrer dans la vie réelle.
Balsamo, surpris en quelque sorte en flagrant délit, s'en montra d'abord étonné, puis inquiet.
- Ah ! s'écria Althotas, te voilà, fainéant ! te voilà, lâche, qui abandonnes ton maître !
Balsamo, selon son habitude lorsqu'il parlait au vieillard, appela toute sa patience à son aide :
- Mais, répliqua-t-il tout doucement, il me semble, mon ami, que vous venez seulement d'appeler.
- Ton ami ! s'écria Althotas, ton ami ! vile créature humaine ! Je crois que tu me parles, à moi, la langue de tes semblables. Ami pour toi, je le crois bien. Plus qu'ami, père, père qui t'a nourri, qui t'a élevé, instruit, enrichi. Mais ami pour moi, oh ! non ! car tu m'as délaissé, car tu m'affames, car tu m'assassines.
- Voyons, maître ; vous vous troublez la bile, vous vous aigrissez le sang, vous vous rendez malade.
- Malade ! dérision. Ai-je été malade jamais, sinon lorsque tu m'as fait participer, malgré moi, à quelques-unes des misères de la sale condition humaine ? Malade ! as-tu oublié que c'est moi qui guéris les autres ?
- Enfin, maître, repartit froidement Balsamo, me voici : ne perdons pas le temps en vain.
- Oui, je te conseille de me rappeler cela ; le temps, le temps que tu me forces à économiser, moi pour qui cette étoffe mesurée à chaque créature ne devrait avoir ni fin ni limite ; oui, mon temps se passe ; oui, mon temps se perd ; oui, mon temps, comme le temps des autres, tombe minute par minute dans l'éternité, quand mon temps à moi devrait être l'éternité elle-même !
- Allons, maître, dit Balsamo avec une inaltérable patience, tout en abaissant la trappe jusqu'à terre, tout en se plaçant près de lui et tout en faisant jouer le ressort qui le réintégrait dans son appartement, allons, que vous faut-il ? Parlez. Vous dites que je vous affamé ; mais est-ce que vous n'êtes pas dans votre quarantaine de diète absolue ?
- Oui,oui, sans doute ; l'oeuvre de régénération est commencée depuis trente-deux jours.
- Alors, dites-moi, de quoi vous plaignez-vous ? Je vois là deux ou trois carafe, d'eau de pluie, la seule que vous buviez.
- Sans doute ; mais te figures-tu que je sois un ver à soie pour opérer seul cette grande oeuvre du rajeunissement et de la transformation ? Te figures- tu que, n'ayant plus de forces, je pourrai composer seul mon élixir de vie ? Te figures-tu que, couché sur le flanc, amolli par les boissons rafraîchissantes, ma seule nourriture, j'aurai l'esprit bien présent, si tu ne m'y aides pas, pour faire, abandonné à mes seules ressources, le minutieux travail de ma régénération, dans lequel, tu le sais bien, malheureux, je dois être aidé et secouru par un ami ?
- Je suis là, maître, je suis là ; voyons, répondez, dit Balsamo tout en réinstallant presque malgré lui le vieillard dans son fauteuil, comme il eût fait d'un hideux enfant ; voyons, répondez ; vous n'avez pas manqué d'eau distillée, puisque, comme je vous le disais, j'en vois là trois pleines carafes ; cette eau a bien été recueillie au mois de mai, vous le savez ; voilà vos biscuits d'orge et de sésame ;
je vous ai moi-même administré les gouttes blanches que vous avez prescrites.
- Oui, mais l'élixir ! l'élixir n'est pas composé ; tu ne te rappelles pas cela, tu n'y étais pas : c'était ton père, ton père, plus fidèle que toi ; mais, à ma dernière cinquantaine, je composai l'élixir un mois d'avance. J'avais fait retraite sur le mont Ararat. Un juif me fournit pour son poids en argent un enfant chrétien qui tétait encore sa mère ; je le saignai selon le rite : je pris les trois dernières gouttes de son sang artériel, et en une heure mon élixir, auquel il ne manquait plus que cet ingrédient, fut composé ; aussi ma régénération de cinquantaine se passa-t-elle merveilleusement bien ; mes cheveux et mes dents tombèrent pendant les convulsions qui succédèrent à l'absorption de cet élixir bienheureux ; mais ils repoussèrent, les dents assez mal, je le sais, parce que je négligeai cette précaution d'introduire mon élixir dans ma gorge avec un conduit d'or. Mais mes cheveux et mes ongles repoussèrent dans cette seconde jeunesse, et je me pris à revivre comme si j'avais quinze ans... Mais voilà que j'ai revieilli de nouveau, voilà que si l'élixir n'est pas prêt, que s'il n'est pas renfermé dans cette bouteille, que si je ne donne pas tout soin à cette oeuvre, la science d'un siècle sera anéantie avec moi, et que ce secret admirable, sublime, que je tiens, sera perdu pour l'homme qui touche en moi et par moi à la divinité ! oh ! si j'y manque, oh ! si je me trompe, oh ! si je faux, Acharat, c'est toi, toi qui en seras cause ; et, prends-y garde, ma colère sera terrible, terrible !
Et, en prononçant ces dernières paroles, qui firent jaillir comme une étincelle livide de sa prunelle mourante, le vieillard tomba dans une petite convulsion à laquelle succéda un violent accès de toux.
Balsamo lui prodigua à l'instant même les soins les plus empressés.
Le vieillard revint à lui ; sa pâleur était devenue de la lividité. Ce faible accès avait épuisé ses forces à ce point qu'on eût pu croire qu'il allait mourir.
- Voyons, maître, lui dit alors Balsamo, formulez ce que vous voulez.
- Ce que je veux..., dit-il en regardant fixement Balsamo.
- Oui...
- Ce que je veux, le voici...
- Parlez, je vous écoute et je vous obéis, si la chose que vous désirez est possible.
- Possible... possible !... murmura dédaigneusement le vieillard. Tout est possible, tu le sais bien.
- Oui, sans doute, avec le temps et la science.
- La science, je l'ai ; le temps, je suis sur le point de le vaincre ; ma dose a réussi. mes forces sont presque totalement disparues ; les gouttes blanches ont provoqué l'expulsion d'une partie des restes de la nature vieillie. La jeunesse pareille à cette sève des arbres en mai, monte sous la vieille écorce et pousse, pour ainsi dire, l'ancien bois. Tu remarqueras, Acharat, que les symptômes sont excellents : ma voix est affaiblie, ma vue a baissé des trois quarts ; je sens par intervalles ma raison s'égarer ; la transition du chaud au froid m'est devenue insensible, il est donc urgent pour moi d'achever mon élixir, afin que, le propre jour de ma seconde cinquantaine, je passe de cent ans à vingt sans hésitation ; mes ingrédients pour cet élixir sont préparés, le conduit est fait ; il ne manque plus que les trois dernières gouttes de sang que je t’ai dit.
Balsamo fit un mouvement de répugnance.
- C'est bien, dit Althotas, renonçons à l'enfant, puisque tu aimes mieux t'enfermer avec ta maîtresse que de me le chercher.
- Vous savez bien, maître, que Lorenza n'est point ma maîtresse, répondit Balsamo.
- Oh ! oh ! oh ! fit Althotas, tu dis cela, tu crois m'en imposer à moi comme à la multitude ; tu veux me faire croire à la créature immaculée, et tu es homme !
- Je vous jure, maître, que Lorenza est chaste comme la sainte Mère de Dieu ; je vous jure qu'amour, désirs, voluptés terrestres, j'ai tout sacrifié à mon âme ; car, moi aussi, j'ai mon oeuvre régénératrice ; seulement, au lieu de s'appliquer à moi seul, elle s'appliquera au monde entier.
- Fou, pauvre fou ! s'écria Althotas ; je crois qu'il va encore me parler de ses cataclysmes de cirons, de ses révolutions de fourmis, quand je lui parle de la vie éternelle, de l'éternelle jeunesse.
- Qui ne peut s'acquérir qu'au prix d'un crime épouvantable, et encore...
- Tu doutes, je crois que tu doutes, malheureux !
- Non, maître ; mais enfin, puisque vous renoncez à votre enfant, dites, voyons, que vous faut-il ?
- Il me faut la première créature vierge qui te tombera sous la main : homme ou femme, peu importe ; cependant une femme vaudrait mieux. J'ai découvert cela à cause de l'affinité des sexes ; trouve-moi donc cela, et hâte toi, car je n'ai plus que huit jours.
- C'est bien, maître, dit Balsamo ; je verrai, je chercherai.
Un nouvel éclair, plus terrible que le premier, passa dans les yeux du vieillard.
- Tu verras, tu chercheras ! s'écria-t-il ; oh ! c'est donc là ta réponse. Je m'y attendais, d'ailleurs, et je ne sais pas comment je m'en étonne. Et depuis quand, infime vermisseau, créature parle-t-elle ainsi à son créateur ? Ah ? tu me vois sans forces, ah ! tu me vois couché, tu me vois sollicitant, et tu es assez sot pour me croire à ta merci ? Oui ou non, Acharat, et n'aie dans les yeux ni embarras ni mensonge ; car je vois et je lis dans ton coeur, car je te juge et je te poursuivrai.
Maître, répondit Balsamo, prenez garde. votre colère va vous nuire.
- Réponds ! réponds !
- Je ne sais dire à mon maître que ce qui est vrai ; je verrai si je puis vous procurer ce que vous désirez, sans nous nuire à tous deux, sans nous perdre même. Je chercherai un homme qui nous vende la créature dont vous avez besoin ; mais je ne prendrai pas le crime sur moi. Voilà tout ce que je puis vous dire.
- C'est fort délicat, dit Althotas avec un rire amer.
- C'est ainsi, maître, dit Balsamo.
Althotas fit un effort si puissant, qu'à l'aide de ses deux bras appuyés sur ceux de son fauteuil, il se dressa tout debout.
- Oui ou non ! dit-il.
Maître, oui, si je trouve ; non, si je ne trouve pas.
- Alors, tu m'exposeras à la mort, misérable; tu économiseras trois gouttes de sang d'un animal immonde et nul comme la créature qu'il me faut pour laisser tomber dans l'abîme éternel la créature parfaite que je suis. Ecoute, Acharat, je ne te demande plus rien, dit le vieillard avec un sourire effrayant à voir ; non, je ne te demande absolument rien ; j'attendrai ; mais, si tu ne m'obéis pas, je me servirai moi-même ; si tu m'abandonnes, je me secourrai. Tu m'as entendu, n'est-ce pas ? Va, maintenant.
Balsamo, sans rien répondre à cette menace prépara autour du vieillard ce qui lui était nécessaire ; il mit à sa portée la boisson et la nourriture, s'acquitta de tous les soins, enfin, qu'un vigilant serviteur aurait eus pour son maître, qu'un fils dévoué aurait eus pour son père ; puis, absorbé dans une autre. pensée que celle qui torturait Althotas, il baissa la trappe pour descendre, sans remarquer que l'oeil ironique du vieillard le suivait presque aussi loin qu'allaient son esprit et son coeur.
Althotas souriait encore comme un mauvais génie, lorsque Balsamo se retrouva en face de Lorenza toujours endormie.

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