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Chapitre CXXIX
Amour

Une autre vie avait commencé pour Balsamo, vie inconnue jusqu'alors à cette existence active, troublée, multiple. Depuis trois jours, pour lui plus de colères, plus d'appréhensions, plus de jalousies ; depuis trois jours, il n'avait plus ouï parler de politique, de conspirations, ni de conspirateurs. Auprès de Lorenza, qu'il n'avait point quittée un seul instant, il avait oublié le monde entier. Cet amour étrange, inouï, qui planait en quelque sorte au-dessus de l'humanité, cet amour plein d'ivresse et de mystère, cet amour de fantôme, – car il ne pouvait se dissimuler que, d'un mot, il changerait sa douce amante en une ennemie implacable, – cet amour arraché à la haine, grâce à un caprice inexplicable de la nature ou de la science, jetait Balsamo dans une félicité qui tenait tout à la fois de la stupeur et du délire.
Plus d'une fois, dans ces trois journées, se réveillant des torpeurs opiacées de l'amour, Balsamo regardait sa compagne, toujours souriante, toujours extatique ; car désormais, dans l'existence qu'il venait de lui créer, il la reposait de sa vie factice avec l'extase, sommeil également menteur ; et, quand il la voyait calme, douce, heureuse, l'appelant des noms les plus tendres et rêvant tout haut sa mystérieuse volupté, plus d'une fois il se demanda si Dieu ne s'était point irrité contre le titan moderne qui avait essayé de lui ravir ses secrets ; s'il n'avait pas envoyé à Lorenza l'idée de l'abuser par un mensonge, afin d'endormir sa vigilance et, cette vigilance une fois endormie, pour fuir et ne reparaître que pareille à l'Euménide vengeresse.
Dans ces moments-là, Balsamo doutait de cette science, reçue par tradition de l'antiquité, mais dont il n'avait pour preuve que des exemples.
Cependant, bientôt cette perpétuelle flamme bientôt cette soif de caresses le rassuraient.
- Si Lorenza avait dissimulé, se disait-il, si elle avait l'intention de me fuir, elle chercherait les occasions de m'éloigner, elle trouverait des motifs de solitude ; mais, loin de cela, ce sont toujours ses bras qui m'enferment comme une chaîne inextricable ; c'est toujours son regard brûlant qui me dit : « Ne t'en va pas » c'est toujours sa douce voix qui me dit : « Reste. »
Alors Balsamo se reprenait à sa confiance en lui-même et dans la science.
Pourquoi, en effet, ce secret magique, et auquel il devait tout son pouvoir, serait-il devenu tout à coup sans transition, une chimère bonne à jeter au vent comme un souvenir évanoui, comme la fumée d'un feu éteint ? Jamais, relativement à lui, Lorenza n'avait été plus lucide, plus voyante : toutes les pensées qui se formulaient dans son esprit, toutes les impressions qui faisaient tressaillir son coeur Lorenza les reproduisait à l'instant même.
Restait à savoir si cette lucidité n'était pas de la sympathie ; si, en dehors de lui et de la jeune femme, de l'autre côté du cercle tracé par leur amour, et que leur amour inondait de lumière, restait à savoir si ces yeux de l'âme, si clairvoyants avant la chute de cette nouvelle Eve, pourraient encore percer l'obscurité.
Balsamo n'osait faire d'épreuve décisive, il espérait toujours, et l'espérance faisait une couronne étoilée à son bonheur.
Parfois Lorenza lui disait avec une douce mélancolie :
- Acharat, tu penses à une autre femme que moi, à une femme du Nord, aux cheveux blonds, aux yeux bleus ; Acharat, ah ! Acharat, cette femme marche toujours à côté de moi dans ta pensée.
Alors Balsamo regardait tendrement Lorenza.
- Tu vois cela en moi ? disait-il.
- Oh ! oui, aussi clairement que je verrais dans un miroir.
- Alors, tu sais si c'est par amour que Je pense à cette femme, lui répondait Balsamo ; lis, lis dans mon coeur, chère Lorenza !
- Non, disait celle-ci en secouant la tête, non, je le sais bien ; mais tu partages ta pensée entre nous deux, comme au temps où Lorenza Feliciani te tourmentait, cette méchante Lorenza qui dort et que tu ne veux plus réveiller.
- Non, mon amour, non, s'écriait Balsamo ; je ne pense qu'à toi, avec le coeur, du moins ; vois un peu si je n'ai pas tout oublié, si depuis notre bonheur je n'ai pas tout négligé : études, politique, travaux.
- Et tu as tort, dit Lorenza ; car dans ces travaux je puis t'aider, moi.
- Comment ?
- Oui, ne t'enfermais-tu pas autrefois dans ton laboratoire des heures entières ?
- Certes; mais je renonce à tous ces vains essais ; ce seraient autant d'heures retranchées de mon existence, – car pendant ce temps je ne te verrais pas.
- Et pourquoi ne te suivrais-je pas dans tes travaux comme dans ton amour ? pourquoi ne te ferais-je pas puissant comme je te fais heureux ?
- Parce que ma Lorenza est belle, c'est vrai, mais que ma Lorenza n'a pas étudié. Dieu donne la beauté et l'amour, mais l'étude seule donne la science.
- L'âme sait toute chose.
- C'est donc bien réellement avec les yeux de l'âme que tu vois ?
- Oui.
- Et tu peux me guider, dis-tu, dans cette grande recherche de la pierre philosophale ?
- Je le crois.
- Viens, alors.
Et Balsamo, entourant de son bras la taille de la jeune femme, la conduisit dans son laboratoire.
Le fourneau gigantesque, que nul n'avait entretenu depuis quatre jours, était éteint.
Les creusets étaient refroidis sur leurs réchauds.
Lorenza regarda tous ces instruments étranges dernières combinaisons de l'alchimie expirante, sans étonnement : elle semblait connaître la destination de chacun d'eux.
- Tu cherches à faire de l'or ? dit-elle en souriant.
- Oui.
- Tous ces creusets renferment des préparations à différents degrés ?
- Toutes arrêtées, toutes perdues. mais je ne le regrette pas.
- Et tu as raison ; car ton or à toi ne sera jamais que du mercure coloré ; tu le rendras solide peut-être, mais tu ne le transformeras pas.
- Cependant on peut faire de l'or ?
- Non.
- Et pourtant Daniel de Transylvanie a vendu vingt mille ducats, à Cosme Ier, la recette pour la commutation des métaux.
- Daniel de Transylvanie a trompé Cosme Ier.
- Cependant le Saxon Payken, condamné à mort par Charles II, a racheté sa vie en changeant un lingot de plomb en un lingot d'or, dont on tira quarante ducats, tout en distrayant de ce lingot de quoi faire une médaille qui fut frappée à la plus grande gloire de l'habile alchimiste.
- L'habile alchimiste était un habile escamoteur. Il substitua le lingot d'or au lingot de plomb, voilà tout. Ta plus sûre manière de faire de l'or, Acharat, c'est de fondre en lingots, comme tu le fais, les richesses que tes esclaves t'apportent des quatre parties du monde.
Balsamo demeura pensif.
- Ainsi, dit-il, la transmutation des métaux est impossible ?
- Impossible.
- Mais, par exemple, hasarda Balsamo, le diamant ?
- Oh ! le diamant, c'est autre chose, dit Lorenza.
- On peut donc faire du diamant ?
- Oui. car faire du diamant n'est pas opérer la transmutation d'un corps dans un autre ; faire du diamant, c'est tenter la simple modification d'un élément connu.
- Mais tu connais donc l'élément dont le diamant se forme ?
- Sans doute ; le diamant, c'est la cristallisation du carbone pur.
Balsamo demeura étourdi ; une lumière éblouissante, inattendue, inouïe, jaillissait à ses yeux : il les couvrit de ses deux mains comme s'il eût été aveuglé de cette flamme.
- Oh ! mon Dieu, dit-il, mon Dieu, tu fais trop pour moi ; quelque danger me menace. Mon Dieu ! quel est l'anneau précieux que je puis jeter à la mer pour conjurer ta jalousie ? Assez, assez pour aujourd'hui, Lorenza, assez.
- Ne suis-je pas à toi ? Ordonne, commande.
- Oui, tu es à moi, viens, viens.
Et Balsamo entraîna Lorenza hors du laboratoire, traversa la chambre des fourrures, et, sans faire attention à un léger craquement qu'il entendit au dessus de sa tête, il rentra avec Lorenza dans la chambre grillée.
- Ainsi, demanda la jeune femme, tu es content de ta Lorenza, mon Balsamo bien-aimé ?
Oh ! fit celui-ci.
- Que craignais-tu donc ? Dis, parle.
Balsamo joignit les mains et regarda Lorenza avec une expression de terreur dont un spectateur qui n'eût pas su lire dans son âme eût eu peine à se rendre compte.
- Oh ! murmura-t-il, moi qui ai failli tuer cet ange, et moi qui ai failli mourir de désespoir avant de résoudre ce problème d'être heureux et puissant à la fois ; moi qui ai oublié que les limites du possible dépassent toujours l'horizon tracé par l'état présent de la science, et que la plupart des vérités, qui sont devenues des faits, ont toujours commencé par être regardées comme des visions ; moi qui croyais tout savoir et qui ne savais rien !
La jeune femme souriait divinement.
- Lorenza, Lorenza, continua Balsamo il est donc réalisé, ce mystérieux dessein du Créateur, qui fait naître la femme de la chair de l'homme, et qui leur dit de n'avoir qu'un coeur à eux deux ! Eve est ressuscitée pour moi ; Eve, qui ne pensera pas sans moi, et dont la vie est suspendue au fil que je tiens ! C'est trop, mon Dieu, pour une seule créature, et je succombe sous le poids de ton bienfait.
Et il tomba à genoux, étreignant avec adoration cette suave beauté, qui lui souriait comme on ne sourit pas sur la terre.
- Eh bien ! dit-il, non, tu ne me quitteras plus ; sous ton regard qui perce les ténèbres, je vivrai en toute sécurité ; tu m'aideras dans ces recherches laborieuses que toi seule, comme tu l'as dit, pouvais compléter, et qu'un mot de toi rendra faciles et fécondes ; c'est toi qui me diras si je ne puis faire de l'or, puisque l'or est une matière homogène, un élément primitif, c'est toi qui me diras dans quelle parcelle de sa création Dieu l'a caché ; c'est toi qui me diras où gisent les trésors séculaires engloutis dans les vastes profondeurs de l'océan. Je verrai avec tes yeux s'arrondir la perle dans la coquille nacrée, et grandir la pensée de l'homme sous les couches fangeuses de sa chair. J'entendrai, avec tes oreilles, la sourde sape du ver qui creuse le sol, et les pas de mon ennemi s'approchant de moi. Je serai grand comme Dieu et plus heureux que Dieu, ma Lorenza ; car Dieu n'a pas au ciel son égal et sa compagne, car Dieu est tout-puissant, mais il est seul dans sa majesté divine et ne partage avec aucun autre être, divin comme lui, cette toute-puissance qui le fait Dieu.
Et Lorenza souriait toujours ; et, tout en souriant, elle répondait aux paroles par d'ardentes caresses.
- Et cependant, murmura-t-elle comme si elle eût vu au crâne de son amant chaque pensée qui agitait les fibres de ce cerveau inquiet, et cependant tu doutes encore, Acharat. Tu doutes, comme tu l'as dit, que je puisse franchir le cercle de notre amour, tu doutes que je puisse voir à distance ; mais tu te consoles en disant que, si je ne vois pas, elle verra, elle.
- Qui, elle ?
- La femme blonde : veux-tu que je te dise son nom ?
- Oui.
- Attends... Andrée.
- Oh ! c'est cela. Oui, tu lis dans ma pensée. Oui, une dernière crainte me trouble... Vois-tu toujours à travers l'espace, l'espace fût-il coupé par des obstacles matériels ?
- Essaye.
- Donne-moi la main, Lorenza.
La jeune femme saisit passionnément la main de Balsamo.
- Peux-tu me suivre ?
- Partout.
- Viens.
Et Balsamo sortant, par la pensée, de la rue Saint-Claude, entraîna la pensée de Lorenza avec lui.
- Où sommes-nous ? demanda-t-il à Lorenza.
- Nous sommes sur une montagne, répondit la jeune femme.
- Oui, c'est cela, dit Balsamo en tressaillant de joie ; mais que vois-tu ?
- Devant moi ? à gauche, ou à droite ?
- Devant toi.
- Je vois une vaste vallée avec une forêt d'un côté, une ville de l'autre, et une rivière qui les sépare et va se perdre à l'horizon, en longeant la muraille d'un grand château.
- C'est cela, Lorenza. Cette forêt, c'est celle du Vésinet ; cette ville, c'est Saint-Germain. ce château, c'est le château de Maisons. Entrons, entrons dans le pavillon qui est derrière nous.
- Entrons.
- Que vois-tu ?
- Ah ! d'abord, dans l'antichambre, un petit nègre bizarrement vêtu et mangeant des dragées.
- ­amore, c'est cela. Entrons, entrons.
- Un salon vide, avec un splendide ameublement ; des dessus de porte représentant des déesses et des Amours.
- Le salon est vide ?
- Oui.
- Entrons, entrons toujours.
- Ah ! nous sommes dans un adorable boudoir de satin bleu, broché de fleurs aux couleurs naturelles.
- Est-il vide aussi ?
- Non, une femme est couchée sur un sofa.
- Quelle est cette femme ?
- Attends.
- Ne te semble-t-il pas l'avoir déjà vue ?
- Oui, ici ; c'est madame la comtesse Dubarry.
- C'est cela, Lorenza, c'est cela ; tu me rendras fou. Que fait cette femme ?
- Elle pense à toi, Balsamo.
- A moi ?
- Oui.
- Tu peux donc lire dans sa pensée ?
- Oui ; car, je le répète, elle pense à toi.
- Et à quel propos ?
- Tu lui as fait une promesse.
- Oui ; laquelle ?
- Tu lui as promis cette eau de beauté que Vénus, pour se venger de Sapho, avait donnée à Phaon.
- C'est cela, c'est bien cela. Et que fait-elle tout en pensant ?
- Elle prend une décision.
- Laquelle ?
- Attends ; elle étend sa main vers sa sonnette ; elle sonne ; une autre jeune femme entre.
- Brune ? blonde ?
- Brune.
- Grande ? petite ?
- Petite.
- C'est sa soeur. Ecoute ce qu'elle va dire.
- Elle veut qu'on mette les chevaux à la voiture.
- Pour aller où ?
- Pour venir ici.
- Tu en es sûre ?
- Elle en donne l'ordre. Tiens, on obéit ; je vois les chevaux, le carrosse ; dans deux heures, elle sera ici.
Balsamo tomba à genoux.
- Oh ! s'écria-t-il, si dans deux heures elle est effectivement ici, je n'aurai plus rien à vous demander, mon Dieu, que d'avoir pitié de mon bonheur.
- Pauvre ami, dit-elle, tu craignais donc ?
- Oui, oui.
- Et que pouvais-tu craindre ? L'amour, qui complète l'existence physique, agrandit aussi l'existence morale. L'amour, comme toute passion généreuse, rapproche de Dieu, et de Dieu vient toute lumière.
- Lorenza, Lorenza, tu me rendras fou de joie.
Et Balsamo laissa tomber sa tête sur les genoux de la jeune femme.
Balsamo attendait une nouvelle preuve pour être complètement heureux.
Cette preuve, c'était l'arrivée de madame Dubarry.
Ces deux heures d'attente furent courtes ; – la mesure du temps avait complètement disparu pour Balsamo.
Tout à coup la jeune femme tressaillit ; elle tenait la main de Balsamo.
- Tu doutes encore, dit-elle, et tu voudrais savoir où elle est à ce moment ?
- Oui, dit Balsamo, c'est vrai.
- Eh bien ! elle suit le boulevard à grande course de chevaux, elle approche, elle entre dans la rue Saint-Claude, elle s'arrête devant la porte, elle frappe.
La chambre où tous deux étaient renfermés était si retirée, si sourde, que le bruit du marteau de cuivre n'arriva point jusqu'à la porte.
Mais Balsamo, dressé sur un genou, ne demeura pas moins écoutant.
Deux coups frappés par Fritz le firent bondir ; deux coups, on se le rappelle, étaient le signal d'une visite importante.
- Oh ! dit-il, c'est donc vrai !
- Va t'en assurer, Balsamo ; mais reviens vite.
Balsamo s'élança vers la cheminée.
- Laisse-moi te reconduire, dit Lorenza, jusqu'à la porte de l'escalier.
- Viens.
Tous deux repassèrent dans la chambre aux fourrures.
- Tu ne quitteras pas cette chambre ? demanda Balsamo.
- Non, puisque je t'attends. Oh ! sois tranquille, cette Lorenza qui t'aime n'est pas, tu le sais bien, la Lorenza que tu crains. D'ailleurs...
Elle s'arrêta en souriant.
- Quoi ? demanda Balsamo.
- Ne vois-tu donc pas dans mon âme comme je vois dans la tienne ?
- Hélas ! non.
- D'ailleurs, ordonne-moi de dormir jusqu'à ton retour ; ordonne-moi de rester immobile sur ce sofa, et je dormirai, et je resterai immobile.
- Eh bien ! soit, ma Lorenza chérie, dors et attends-moi.
Lorenza, luttant déjà contre le sommeil, colla dans un dernier baiser ses lèvres contre les lèvres de Balsamo, et s'en alla chancelante tomber à demi renversée sur le sofa, en murmurant :
- A bientôt, mon Balsamo, à bientôt, n'est-ce pas ?
Balsamo la salua de la main ; Lorenza dormait cela.
Mais si belle, si pure avec ses longs cheveux dénoués, sa bouche entrouverte, la rougeur fébrile de ses joues et ses yeux noyés, – mais si loin de ressembler à une femme, que Balsamo revint près d'elle, lui prit la main, baisa ses bras et son cou, mais n'osa baiser ses lèvres.
Deux autres coups retentirent ; la dame s'impatientait, ou Fritz craignait que son maître n'eut pas entendu.
Balsamo s'élança vers la porte.
Comme il la refermait derrière lui, il crut entendre un second craquement pareil à celui qu'il avait déjà entendu ; il rouvrit la porte, regarda autour de lui et ne vit rien.
Rien que Lorenza couchée et haletante sous le poids de son amour.
Balsamo ferma la porte et courut vers le salon sans inquiétude, sans crainte, sans pressentiment, emportant le paradis dans son coeur.
Balsamo se trompait : ce n'était pas seulement l'amour qui oppressait la poitrine de Lorenza et faisait son souffle haletant.
C'était une espèce de rêve, qui semblait tenir à cette léthargie dans laquelle elle était plongée, léthargie si voisine de la mort.
Lorenza rêvait, et, dans le hideux miroir des sinistres songes, il lui semblait voir au milieu de l'obscurité qui commençait à tout assombrir, il lui semblait voir le plafond de chêne s'ouvrir circulairement, et quelque chose comme une grande rosace s'en détacher et descendre avec un mouvement égal, lent, mesuré, accompagné d'un sifflement lugubre ; il lui semblait que l'air lui manquait peu à peu, comme si elle eût été près d'être étouffée sous la pression de ce cercle mouvant.
Il lui semblait enfin, sur cette espèce de trappe mobile, voir s'agiter quelque chose d'informe comme le Caliban de la Tempête, un monstre à visage humain, – un vieillard, – dont les yeux et les bras seuls étaient vivants, et qui la regardait avec ses yeux effrayants, et qui tendait vers elle ses bras décharnés.
Et elle, elle, la pauvre enfant, elle se tordait en vain sans pouvoir fuir, sans rien deviner du danger qui la menaçait, sans rien sentir, sinon l'étreinte de deux crampons vivants dont l'extrémité saisissait sa robe blanche, l'enlevait à son sofa et la transportait sur la trappe, qui remontait lentement, lentement vers le plafond, avec ce grincement lugubre du fer glissant contre le fer, et un rire hideux, strident, qui s'échappait de la bouche hideuse de ce monstre à face humaine qui l'emportait vers le ciel, sans secousse et sans douleur.

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1998-2010
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