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Chapitre XLVII
La femme du sorcier

Au moment où Gilbert, après sa journée si bien remplie, grignotait dans son grenier son pain trempé d'eau fraîche et humait de tous ses poumons l'air des jardins d'alentour, en ce moment, disons-nous, une femme vêtue avec une élégance un peu étrange, ensevelie sous un long voile, après avoir suivi au galop d'un superbe cheval arabe cette route de Saint-Denis, déserte encore, mais qui devait le lendemain s'encombrer de tant de monde, mettait pied à terre devant le couvent des carmélites de Saint-Denis et heurtait de son doigt délicat au barreau du tour, tandis que son cheval, dont elle tenait la bride passée à son bras, piaffait et creusait le sable avec impatience.
Quelques bourgeois de la ville s'arrêtèrent par curiosité autour de l'inconnue. Ils étaient attirés à la fois, nous l'avons dit, d'abord par l'étrangeté de sa mine, ensuite par son insistance à heurter.
- Que désirez-vous, madame ? lui demanda l'un d'eux.
- Vous le voyez, monsieur, répondit l'étrangère avec un accent italien des plus prononcés, je désire entrer.
- Alors, vous vous adressez mal. Ce tour ne s'ouvre qu'une fois le jour aux pauvres, et l'heure à laquelle il s'ouvre est passée.
- Comment fait-on alors pour parler à la supérieure ? demanda celle qui heurtait.
- On frappe à la petite porte au bout du mur, ou bien on sonne à la grande porte.
Un autre s'approcha.
- Vous savez, madame, dit-il, que maintenant la supérieure est Son Altesse royale Madame Louise de France ?
- Je le sais, merci.
- Vertudieu ! le beau cheval ! s'écria un dragon de la reine regardant la monture de l'étrangère. Savez-vous que, si ce cheval n'est pas hors d'âge, il vaut cinq cents louis, aussi vrai que le mien vaut cent pistoles ?
Ces mots produisirent beaucoup d'effet sur la foule.
En ce moment un chanoine, qui, tout au contraire du dragon, regardait la cavalière sans s'inquiéter du cheval, se fraya un sentier jusqu'à elle, et, grâce à un secret connu de lui, ouvrit la porte du tour.
- Entrez, madame, dit-il, et tirez après vous votre cheval.
La femme, pressée d'échapper aux regards avides de cette foule, regards qui semblaient effroyablement lui peser, se hâta de suivre le conseil et disparut derrière la porte avec sa monture.
Une fois seule dans la vaste cour, l'étrangère secoua la bride de son cheval, lequel agita si brusquement tout son caparaçon et battit si vigoureusement le pavé de son fer, que la soeur tourière, qui avait quitté un instant son petit logement placé près de la porte, s'élança de l'intérieur du couvent.
- Que voulez-vous, madame ? s'écria-t-elle, et comment vous êtes-vous introduite ici ?
- C'est un bon chanoine qui m'a ouvert la porte, dit-elle ; quant à ce que je veux, je veux, si c'est possible, parler à la supérieure.
- Madame ne recevra pas ce soir.
- On m'avait dit cependant qu'il était du devoir des supérieures de couvent de recevoir celles de leurs soeurs du monde qui viennent leur demander secours, à toute heure du jour et de la nuit.
- C'est possible dans les circonstances ordinaires ; mais Son Altesse, arrivée d'avant-hier seulement, est à peine installée et ce soir tient chapitre.
- Madame ! madame ! reprit l'étrangère, j'arrive de bien loin, j'arrive de Rome. Je viens de faire soixante lieues à cheval, je suis à bout de mon courage.
- Que voulez-vous ! l'ordre de Madame est formel.
- Ma soeur, j'ai à révéler à votre abbesse des choses de la plus haute importance.
- Revenez demain.
- Impossible... Je suis restée un jour à Paris, et déjà, pendant cette journée... d'ailleurs, je ne puis pas coucher à l'hôtellerie.
- Pourquoi cela ?
- Parce que je n'ai point d'argent.
La soeur tourière parcourut d'un oeil stupéfait cette femme couverte de pierreries et maîtresse d'un beau cheval, qui prétendait n'avoir point d'argent pour payer son gîte d'une nuit.
- Oh ! ne faites point attention à mes paroles, non plus qu'à mes habits, dit la jeune femme ; non, ce n'est point la vérité exacte que j'ai dite en disant que je n'avais point d'argent, car dans toute hôtellerie, on me ferait crédit sans doute. Non ! non ! ce que je viens chercher ici, ce n'est point un gîte, c'est un refuge.
- Madame, ce couvent n'est point le seul qu'il y ait à Saint-Denis, et chacun de ces couvents a son abbesse.
- Oui, oui, je le sais bien ; mais ce n'est point à une abbesse vulgaire que je puis m'adresser, ma soeur.
- Je crois que vous vous tromperiez en insistant. Madame Louise de France ne s'occupe plus des choses de ce monde.
- Qu'importe ! annoncez-lui toujours que je veux lui parler.
- Il y a un chapitre, vous dis-je.
- Après le chapitre.
- Le chapitre commence à peine.
- J'entrerai dans l'église et j'attendrai en priant.
- Je suis désespérée, madame.
- Quoi ?
- Vous ne pouvez pas attendre.
- Je ne puis pas attendre ?
- Non.
- Oh ! je me trompais donc ! je ne suis donc pas dans la maison du bon Dieu ? s'écria l'étrangère avec une telle énergie dans le regard et dans la voix, que la soeur, n'osant prendre sur elle de résister plus longtemps, répliqua :
- S'il en est ainsi, je vais essayer.
- Oh ! dites bien à Son Altesse, ajouta l'étrangère, que j'arrive de Rome ; que je n'ai pris, l'exception de deux haltes que j'ai faites, l'une à Mayence, l'autre à Strasbourg, que je n'ai pris en chemin que le temps nécessaire pour dormir, et que, depuis quatre jours surtout, je ne me suis reposée que pour retrouver la force de me tenir sur mon cheval, et pour donner à mon cheval la force de me porter.
- Je le dirai, ma soeur.
Et la religieuse s'éloigna.
Un instant après, une soeur converse parut.
La tourière marchait derrière elle.
- Eh bien ? demanda l'étrangère provoquant la réponse, tant elle était impatiente de l'entendre.
- Son Altesse royale a dit, madame, répondit la soeur converse, que ce soir il était de toute impossibilité qu'elle vous donnât audience, mais que l'hospitalité ne vous en serait pas moins offerte au couvent, puisque vous pensiez avoir un si urgent besoin de trouver un asile. Vous pouvez donc entrer, ma soeur, et, si vous venez d'accomplir cette longue course, si vous êtes aussi fatiguée que vous le dites, vous n'avez qu'à vous mettre au lit.
- Mais mon cheval ?
- On en aura soin ; soyez tranquille, ma soeur.
- Il est doux comme un mouton. Il s'appelle Djérid et vient à ce nom quand on l'appelle. Je vous le recommande instamment, car c'est un merveilleux animal.
- Il sera traité comme le sont les propres chevaux du roi.
- Merci.
- Maintenant, conduisez madame à sa chambre, dit la soeur converse à la soeur tourière.
- Non, pas à ma chambre, à l'église. Je n'ai pas besoin de dormir, j'ai besoin de prier.
- La chapelle vous est ouverte, ma soeur, dit la religieuse en montrant du doigt une petite porte latérale donnant dans l'église.
- Et je verrai madame la supérieure ? demanda l'étrangère.
- Demain.
- Demain matin ?
- Oh ! demain matin, ce sera encore chose impossible.
- Et pourquoi cela ?
- Parce que demain matin il y aura grande réception.
- Oh ! qui peut être reçu qui soit plus pressé ou plus malheureux que moi ?
- Madame la dauphine nous fait l'honneur de s'arrêter deux heures en passant demain. C'est une grande faveur pour notre couvent, une grande solennité pour nos pauvres soeurs ; de sorte que vous comprenez...
- Hélas !
- Madame l'abbesse désire que tout soit ici digne des hôtes royaux que nous recevons.
- Et en attendant, dit l'étrangère regardant avec un frisson visible autour d'elle, en attendant que je puisse voir l'auguste supérieure, je serai en sûreté ici ?
- Oui, ma soeur, sans doute. Notre maison est un asile même pour les coupables, à plus forte raison pour les...
-Fugitifs, dit l'étrangère ; bien. De sorte que personne n'entre ici, n'est-ce pas ?
- Sans ordre, non, personne.
- Oh ! et s'il obtenait cet ordre, mon Dieu, mon Dieu, dit l'étrangère, lui qui est si puissant, que sa puissance m'épouvante parfois.
- Qui, lui ? demanda la soeur.
- Personne, personne.
- Voilà une pauvre folle, murmura la religieuse.
- L'église, l'église ! répéta l'étrangère comme pour justifier l'opinion que l'on commençait à prendre d'elle.
- Venez, ma soeur, je vais vous y conduire.
- C'est qu'on me poursuit, voyez-vous ; vite, vite, l'église !
- Oh ! les murailles de Saint-Denis sont bonnes, fit la soeur converse avec un sourire compatissant, de sorte que, si vous m'en croyez, fatiguée comme vous l'êtes, vous vous en rapporterez à ce que je vous dis, et vous irez vous reposer dans un bon lit, au lieu de meurtrir vos genoux sur la dalle de la chapelle.
- Non, non, je veux prier ; je veux prier afin que Dieu écarte de moi ceux qui me poursuivent, s'écria la jeune femme en disparaissant par la porte que lui avait indiquée la religieuse et en fermant la porte derrière elle.
La religieuse, curieuse comme une religieuse, fit le tour par la grande porte, et, s'avançant doucement, elle vit au pied de l'autel la femme inconnue priant et sanglotant la face contre terre.

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