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Chapitre XLI
Le beau-père

Cependant, comme le prouvaient les rumeurs toujours croissantes de la foule, les esprits s'allumaient sur la place. Ce n'était déjà plus de la haine, c'était de l'horreur ; on ne menaçait plus, on écumait.
Les cris : « A bas Foulon ! Mort à Foulon ! » se croisaient comme des projectiles mortels dans un bombardement ; la foule, toujours grossissant, venait étouffer pour ainsi dire les gardes à leurs postes.
Et déjà dans cette foule commençaient de circuler et de grandir ces bruits qui autorisent les violences.
Ces bruits ne menaçaient plus seulement Foulon, mais les électeurs qui le protégeaient.
- Ils ont laissé fuir le prisonnier ! disaient les uns.
- Entrons ! entrons ! disaient les autres.
- Incendions l'Hôtel de Ville !
- En avant ! en avant !
Bailly comprit qu'il n'y avait plus qu'une ressource, puisque M. de La Fayette n'arrivait pas.
C'était que les électeurs eux-mêmes descendissent, se mêlassent aux groupes et essayassent de convertir les plus furieux.
- Foulon ! Foulon !
Tel était le cri incessant, le rugissement sans relâche de ces flots en furie. Un assaut général se préparait ; les murailles n'y eussent point résisté.
- Monsieur, dit Bailly à Foulon, si vous ne vous montrez pas à la foule, ces gens-là croiront que nous vous avons fait évader ; ils forceront la porte, ils entreront ici, et une fois entrés, s'ils vous trouvent, je ne vous réponds plus de rien.
- Oh ! je ne me savais pas si fort exécré, dit Foulon en laissant tomber ses bras inertes.
Et, soutenu par Bailly, il se traîna jusqu'à la fenêtre.
Un cri terrible retentit à sa vue. Les gardes furent forcés, les portes enfoncées ; le torrent se précipita dans les escaliers, dans les corridors, dans les salles qui furent envahies en un instant.
Bailly jeta autour du prisonnier tout ce qu'il avait de gardes disponibles, puis il se mit à haranguer la foule.
Il voulait faire comprendre à ces hommes qu'assassiner, c'est quelquefois faire justice, mais jamais rendre justice.
Il y parvint après des efforts inouïs, après avoir risqué vingt fois sa propre existence.
- Oui ! oui ! s'écrièrent les assaillants, qu'on le juge ! qu'on le juge ! mais qu'on le pende !
IIs en étaient là de leur argumentation, quand M. de La Fayette arriva dans l'Hôtel de Ville, conduit par Billot.
La vue de son panache tricolore, un des premiers que l'on eût portés, éteignit aussitôt le bruit et les colères.
Le commandant général de la garde nationale se fit faire passage, et répéta plus énergiquement encore que Bailly tout ce que Bailly avait dit déjà.
Son discours frappa tous ceux qui purent l'entendre, et la cause de Foulon fut gagnée dans la salle des électeurs.
Mais au dehors vingt mille furieux n'avaient point entendu M. de La Fayette, et demeuraient immuables dans leur frénésie.
- Allons ! acheva La Fayette, qui croyait tout naturellement que l'effet produit sur ceux qui l'entouraient s'étendait au dehors ; allons ! cet homme doit être jugé.
- Oui ! cria la foule.
- En conséquence, j'ordonne qu'on le conduise en prison, poursuivit La Fayette.
- En prison ! en prison ! hurla la foule.
En même temps le général fit un signe aux gardes de l'Hôtel de Ville qui firent avancer le prisonnier.
La foule ne comprit rien, sinon que sa proie lui arrivait. Elle n'eut pas même l'idée qu'on eût l'espérance de la lui disputer.
Elle sentait, pour ainsi dire, l'odeur de la chair fraîche qui descendait l'escalier.
Billot s'était placé à la fenêtre avec quelques électeurs, avec Bailly lui-même, pour suivre le prisonnier des yeux, tandis qu'il traverserait la place, sous l'escorte des gardes de la ville.
Chemin faisant, Foulon adressait çà et là des paroles perdues qui témoignaient d'une terreur profonde, mal déguisée sous des protestations de confiance.
- Noble peuple ! disait-il, en descendant l'escalier, je ne crains rien ; je suis au milieu de mes concitoyens.
Et déjà les rires et les insultes se croisaient autour de lui, quand tout à coup il se trouva hors de la voûte sombre, au haut des escaliers donnant sur la place ; l'air et le soleil vinrent lui frapper le visage.
Aussitôt un seul cri de rage, hurlement de menace, rugissement de haine, s'élança de vingt mille poitrines. A cette explosion, les gardes sont soulevés de terre, rompus, dispersés, mille bras saisissent Foulon, l'enlèvent et le portent dans l'angle fatal, sous le réverbère, ignoble et brutal gibet des colères que le peuple appelait ses justices.
Billot, de sa fenêtre, voyait et criait ; les électeurs stimulaient aussi la garde, qui ne pouvait faire plus.
La Fayette, désespéré, se précipita hors de l'Hôtel de Ville, mais il ne put même entamer les premiers rangs de cette foule, qui s'étendait pareille à un lac immense entre lui et le réverbère.
Montant sur les bornes pour mieux voir, s'accrochant aux fenêtres, aux saillies des édifices, à toutes les aspérités qui leur étaient offertes, les simples
spectateurs encourageaient par leurs cris terribles cette effroyable effervescence des acteurs.
Ceux-ci se jouaient de leur victime, comme ferait une troupe de tigres d'une proie inoffensive.
Tous se disputaient Foulon. On comprit enfin, si l'on voulait jouir de son agonie, qu'il fallait se distribuer les rôles.
Sans cela il allait être mis en morceaux.
Les uns enlevèrent Foulon, qui déjà n'avait plus la force de crier.
Les autres, qui lui avaient ôté sa cravate et déchiré son habit, lui passèrent au cou une corde.
D'autres enfin, montés sur le réverbère, descendaient cette corde que leurs compagnons passaient au cou de l'ex-ministre.
Un instant, on éleva Foulon à la force des bras, et on le montra ainsi à la foule, la corde au cou et les mains liées derrière le dos.
Puis, quand la foule eut bien contemplé le patient, bien battu des mains, le signal fut donné, et Foulon, pâle, sanglant, fut hissé à la hauteur du bras de fer de la lanterne, au milieu d'une huée plus terrible que la mort.
Tous ceux qui jusque-là n'avaient rien pu voir, aperçurent alors l'ennemi public planant au-dessus de la foule.
De nouveaux cris retentirent ; ceux-là, c'était contre les bourreaux qu'ils étaient poussés. Foulon allait-il donc mourir si vite ?
Les bourreaux haussèrent les épaules et se contentèrent de montrer la corde.
La corde était vieille : on pouvait la voir s'effiler brin à brin. Les mouvements désespérés que Foulon faisait dans son agonie achevèrent de briser le fil qui le retenait ; enfin la corde cassa, et Foulon, à demi étranglé, retomba sur le pavé.
Il n'était qu'à la préface du supplice, il n'avait pénétré que dans le vestibule de la mort.
Chacun se précipita vers le patient ; on était tranquille, il ne pouvait plus fuir ; il venait, en tombant, de se rompre la jambe au dessus du genou.
Et cependant, quelques imprécations s'élevèrent, imprécations inintelligentes et calomnieuses : on accusait les exécuteurs, on les prenait pour des gens maladroits. Eux si ingénieux au contraire, eux qui avaient choisi la corde ainsi vieille et usée, dans l'espérance que la corde casserait. Espérance que l'événement, comme on voit, avait justifiée. On fit un noeud à la corde et on la passa de nouveau au col du malheureux, qui, à moitié mort, les yeux hagards, la voix étranglée, cherchait autour de lui si, dans cette ville qu'on appelle le centre de l'univers civilisé, une des baïonnettes de ce roi dont il a été ministre, et qui en possédait cent mille, ferait un trou dans cette horde de cannibales.
Mais rien autour de lui, rien que de la haine, rien que l'insulte, rien que la mort.
- Au moins, tuez moi sans me faire souffrir si atrocement, cria Foulon désespéré.
- Tiens, répondit une voix, pourquoi donc abrégerions-nous ton supplice, tu as assez fait durer le nôtre.
- Et puis, dit une autre, tu n'as pas encore eu le temps de digérer tes orties.
- Attendez ! attendez ! cria une troisième, on va lui amener son gendre, Berthier ; il y a place au réverbère en face.
- Nous verrons un peu la mine que se feront le beau-père et le gendre, ajouta un autre.
- Achevez-moi ! achevez-moi ! s'écriait le malheureux.
Pendant ce temps-là, Bailly et La Fayette priaient, suppliaient, s'écriaient, cherchant à enfoncer la foule ; tout à coup, Foulon s'élève de nouveau au bout de la corde, qui de nouveau se brise et leurs prières, leurs supplications, leur agonie non moins douloureuse que celle du patient, se perd, s'éteint, se confond dans le rire universel qui accueille cette seconde chute.
Bailly et La Fayette, ces souverains arbitres trois jours auparavant de la volonté de six cent mille Parisiens, – aujourd'hui, l'enfant même ne les écoute plus. On murmure ; ils gênent, ils interrompent le spectacle.
Billot leur a inutilement prêté le concours de sa vigueur ; le robuste athlète a renversé vingt hommes, mais pour pénétrer jusqu'à Foulon il lui faudrait en renverser cinquante, cent, deux cents, et il est au bout de ses forces, et lorsqu'il s'arrête pour essuyer la sueur et le sang qui coulent de son front, Foulon s'élève une troisième fois jusqu'à la poulie du réverbère.
Cette fois on a eu pitié de lui, on a trouvé une corde neuve.
Enfin, le condamné est mort. La victime ne souffre plus.
Une demi-minute a suffi à la foule pour constater que l'étincelle de vie était éteinte. Maintenant le tigre a tué, il peut dévorer.
Le cadavre, précipité du haut de la lanterne ne toucha même pas à la terre. Il fut mis en pièces auparavant.
La tête fut séparée du tronc en une seconde, et élevée en une seconde au bout d'une pique. C'était fort la mode à cette époque de porter ainsi la tête de ses ennemis.
A ce spectacle, Bailly fut épouvanté. Cette tête c'était pour lui la Méduse antique.
La Fayette, pâle, l'épée à la main, écartait de lui avec dégoût les gardes, qui essayaient de s'excuser d'avoir été les moins forts.
Billot, trépignant de colère et ruant à droite et à gauche, comme un de ses fougueux chevaux du Perche, rentra à l'Hôtel de Ville pour ne plus rien voir de ce qui se passait sur cette place ensanglantée.
Quant à Pitou, sa fougue de vengeance populaire s'était changée en un mouvement convulsif, et il avait gagné la berge de la rivière, où il fermait les yeux et se bouchait les oreilles pour ne plus voir et ne plus entendre.
La consternation régnait à l'Hôtel de Ville, les électeurs commençaient à comprendre qu'ils ne dirigeraient jamais les mouvements du peuple que dans le sens qui conviendrait au peuple.
Tout à coup, pendant que les furieux s'amusent à traîner dans le ruisseau le corps décapité de Foulon, un nouveau cri, un nouveau tonnerre roule par delà les ponts.
Un courrier se précipite. La nouvelle qu'il apporte, la foule la sait déjà. Elle l'a devinée sur l'indication de ses plus habiles meneurs, comme la meute qui prend la trace d'après l'inspiration du plus exercé des limiers.
La foule s'empresse autour du courrier, qu'elle enveloppe ; elle sent qu'il a touché une nouvelle proie ; elle flaire qu'il vient parler de M. Berthier.
C'était vrai.
Interrogé par dix mille bouches à la fois, le courrier est forcé de répondre :
- M. Berthier de Sauvigny a été arrêté à Compiègne.
Puis il pénètre dans l'Hôtel de Ville, où il annonce la même chose à La Fayette et à Bailly.
- Bien, bien, je le savais, dit La Fayette.
- Nous le savions, dit Bailly, et les ordres sont donnés pour qu'il soit gardé là.
- Gardé là ? répète le courrier.
- Sans doute, j'ai envoyé deux commissaires avec une escorte.
- Une escorte de deux cent cinquante hommes, n'est-ce pas ? dit un électeur ; c'est plus que suffisant.
- Messieurs, dit le courrier, voici justement ce que je viens vous dire : l'escorte a été dispersée et le prisonnier enlevé par la multitude.
- Enlevé ! s'écrie La Fayette. L'escorte s'est laissé enlever son prisonnier ?
- Ne l'accusez pas, général, tout ce qu'elle a pu faire, elle l'a fait.
Mais M. Berthier ? demanda avec anxiété Bailly.
- On l'amène à Paris, dit le courrier, et il est au Bourget en ce moment.
- Mais s'il vient jusqu'ici, s'écria Billot, il est perdu !
- Vite ! vite ! s'écria La Fayette, cinq cents hommes au Bourget. Que les commissaires et M. Berthier s'y arrêtent, qu'ils y couchent ; pendant la nuit nous aviserons.
- Mais qui osera se charger de cette commission ? dit le courrier, qui regardait avec terreur par la fenêtre cette mer houleuse dont chaque flot jetait son cri de mort.
- Moi ! s'écria Billot ; celui-là je le sauverai.
- Mais vous y périrez, s'écria le courrier, la route est noire de monde.
- Je pars, dit le fermier.
- Inutile, murmura Bailly, qui venait de prêter l'oreille. Ecoutez ! Ecoutez !
Alors on entendit du côté de la porte Saint-Martin un bruit pareil au rugissement de la mer sur les galets.
Ce bruit furieux s'échappait par-dessus les maisons, comme la vapeur bouillonnante s'échappe par-dessus les bords d'un vase.
- Trop tard ! dit La Fayette.
- Ils viennent ! ils viennent ! murmura le courrier ; les entendez vous ?
- Un régiment ! un régiment ! cria La Fayette, avec cette généreuse folie de l'humanité qui était le côté brillant de son caractère.
- Eh ! mordieu ! s'écria Bailly, qui jurait pour la première fois peut-être, oubliez-vous que notre armée, à nous, c'est justement cette foule que vous voulez combattre ?
Et il cacha son visage entre ses mains.
Les cris qu'on avait entendus au loin s'étaient communiqués, de la foule entassée dans les rues à la foule entassée sur la place, avec la rapidité d'une traînée de poudre.

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