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Chapitre XLIX
Les femmes s'en mêlent

A Versailles, la cour faisait de l'héroïsme contre le peuple.
A Paris, on faisait de la chevalerie contre la cour ; seulement, la chevalerie courait les rues.
Ces chevaliers du peuple erraient en haillons, la main sur la poignée d'un sabre ou la crosse d'un pistolet, interrogeant leurs poches vides et leurs estomacs creux.
Tandis qu'à Versailles on buvait trop, hélas ! à Paris, l'on ne mangeait point assez.
Trop de vin sur les nappes de Versailles.
Pas assez de farine chez les boulangers de Paris.
Etrange chose ! Sombre aveuglement qui, aujourd'hui que nous sommes faits à toutes ces chutes de trônes, arrachera un sourire de pitié aux hommes politiques.
Faire de la contre-révolution et provoquer à la bataille des gens affamés !
Hélas ! dira l'histoire obliger de se faire philosophe matérialiste, jamais peuple ne se bat plus cruellement que lorsqu'il n'a pas dîné.
Il était bien facile cependant de donner du pain au peuple, et alors, bien certainement, le pain de Versailles lui eut paru moins amer.
Mais les farines de Corbeil n'arrivaient plus. C'est si loin de Versailles, Corbeil ! Qui donc, près du roi ou de la reine, eût songé à Corbeil ?
Malheureusement, à cet oubli de la cour, la famine, ce spectre qui s'endort avec tant de peine et qui s'éveille si facilement, la famine était descendue, pâle et inquiète, dans les rues de Paris. Elle écoute à tous les coins de rue, elle recrute son cortège de vagabonds et de malfaiteurs ; elle va coller son visage sinistre aux vitres des riches et des fonctionnaires.
Les hommes se souviennent des émeutes qui coûtent tant de sang ; ils se rappellent la Bastille ; ils se rappellent Foulon, Berthier, Flesselles ; ils craignent d'être appelés encore une fois assassins, et ils attendent.
Mais les femmes, qui n'ont encore rien fait que souffrir, les femmes qui souffrent, triple souffrance, pour l'enfant qui pleure et qui est injuste parce qu'il n'a pas la conscience de la cause, pour l'enfant qui dit à sa mère : « Pourquoi ne me donnes-tu pas de pain ? » pour le mari qui, sombre et taciturne, quitte la maison le matin pour revenir le soir plus sombre et plus taciturne encore ! enfin pour elle, écho douloureux des souffrances conjugales et maternelles ; les femmes brûlent de prendre leur revanche, elles veulent servir la patrie à leur façon.
D'ailleurs, n'étaient-ce pas les femmes qui avaient fait le Ier octobre, à Versailles ?
C'était au tour des femmes de faire le 5 octobre, à Paris.
Gilbert et Billot étaient au Palais-Royal, au café de Foy. C'était au café de Foy que se faisaient les motions. Tout à coup, la porte du café s'ouvre, une femme entre tout effarée. Elle dénonce les cocardes blanches et noires qui de Versailles sont passées à Paris ; elle proclame le danger public.
On se rappelle ce qu'avait dit Charny à la reine :
- Madame, il y aura véritablement à craindre quand les femmes s'en mêleront.
C'était aussi l'avis de Gilbert.
Aussi, voyant que les femmes s'en mêlaient, il se retourna vers Billot et ne prononça que ces quatre mots :
- A l'Hôtel de Ville !
Depuis la conversation qui avait eu lieu entre Billot, Gilbert et Pitou, et à la suite de laquelle Pitou était retourné à Villers-Cotterêts avec le petit Sébastien Gilbert, Billot obéissait à Gilbert sur un mot, sur un geste, sur un signe, car il avait compris que s'il était la force, Gilbert, lui, était l'intelligence.
Tous deux s'élancèrent hors du café, coupèrent diagonalement le jardin du Palais-Royal, traversèrent la cour des Fontaines, et atteignirent la rue Saint-Honoré.
A la hauteur de la Halle, ils rencontrèrent une jeune fille qui sortait de la rue des Bourdonnais, en battant le tambour.
Gilbert s'arrêta étonné.
- Qu'est-ce que cela ? demanda-t-il.
- Dame ! vous voyez, docteur, répondit Billot, une jolie fille qui bat le tambour, et pas trop mal, ma foi !
- Elle aura perdu quelque chose, dit un passant.
- Elle est bien pâle, reprit Billot.
- Demandez-lui ce qu'elle veut, fit Gilbert.
- Eh ! la jolie fille ! fit Billot, qu'avez-vous à battre ainsi la caisse ?
- J'ai faim ! répondit la jolie fille, d'une voix grêle et stridente.
Et elle continua sa marche et ses roulements de tambour.
Gilbert avait entendu.
- Oh ! oh ! voilà qui devient terrible, dit-il.
Et il regarda plus attentivement ces femmes qui suivaient la jeune fille au tambour.
Elles étaient hâves, chancelantes, désespérées.
Parmi ces femmes, il y en avait qui n'avaient pas mangé depuis trente heures.
Du milieu de ces femmes partaient de temps en temps un cri menaçant par sa faiblesse même, car on sentait que ce cri sortait de bouches affamées.
- A Versailles ! criaient-elles ; à Versailles !
Et, sur leur chemin, elles faisaient signe à toutes les femmes qu'elles apercevaient dans les maisons, et appelaient toutes les femmes qu'elles voyaient aux fenêtres.
Une voiture passa ; deux dames étaient dans cette voiture; elles passèrent leurs têtes aux portières et se mirent à rire.
L'escorte de la tambourineuse s'arrêta. Une vingtaine de femmes se précipitèrent aux portières, firent descendre les deux dames et les adjoignirent au groupe, malgré leurs récriminations et une résistance que deux ou trois horions vigoureux éteignirent sur-le-champ.
Derrière ces femmes, qui s'avançaient lentement, vu la besogne de recrutement qu'elles faisaient tout le long de la route, marchait un homme les deux mains dans ses poches.
Cet homme, au visage maigre et pâle, à la taille longue et mince, était vêtu d'un habit gris-de-fer, veste et culotte noires ; il portait un petit tricorne râpé, placé obliquement sur son front.
Une longue épée battait ses jambes maigres mais nerveuses.
Il suivait, regardant, écoutant, dévorant tout de son oeil perçant qui roulait sous ses sourcils noirs.
- Eh ! mais, dit Billot, je connais cette figure, je l'ai vue dans toutes les émeutes.
- C'est l'huissier Maillard, dit Gilbert.
- Ah ! oui, c'est cela, celui qui passa après moi sur la planche de la Bastille ; il a été plus adroit que moi, lui, il n'est pas tombé dans les fossés.
Maillard disparut avec les femmes, au tournant de la rue.
Billot avait bien envie de faire comme Maillard, mais Gilbert l'entraîna avec lui à l'Hôtel de Ville.
Il était bien certain que c'était toujours là que l'émeute revenait, que ce fût une émeute d'hommes ou une émeute de femmes. Au lieu de suivre le cours du fleuve, il allait droit à son embouchure.
On savait à l’Hôtel de Ville ce qui se passait dans Paris. Mais à peine s'en occupait-on. Qu'importait, en effet, au flegmatique Bailly et à l'aristocrate La Fayette que l'idée fût venue à une femme de battre le tambour ! C'était une anticipation sur le carnaval, et voilà tout.
Mais quand, à la suite de cette femme battant le tambour, on vit arriver deux ou trois mille femmes ; quand sur les flancs de cette troupe, qui, de minute en minute allait s'augmentant, on vit s'avancer une troupe non moins considérable d'hommes souriant d'une façon sinistre et tenant au repos leurs armes hideuses ; quand on comprit que ces hommes souriaient d'avance au mal que les femmes allaient faire, mal d'autant plus irrémédiable qu'on savait bien que la force publique ne sévirait pas avant le mal et que la force légale ne punirait point après, l'on commença de comprendre toute la gravité de la situation.
Ces hommes souriaient parce que le mal qu'ils n'avaient point osé faire, ils étaient bien aises de le voir faire à la plus inoffensive moitié du genre humain.
Au bout d'une demi-heure, il y avait dix mille femmes réunies sur la place de Grève.
Ces dames, se voyant en nombre suffisant, commencèrent à délibérer le poing sur la hanche.
La délibération ne fut point calme ; celles qui délibéraient étaient pour la plupart des portières, des femmes de la Halle, des filles publiques. Beaucoup de ces femmes étaient royalistes, et, au lieu d'avoir l'idée de faire du mal au roi et à la reine, elles se seraient fait tuer pour eux. On eût entendu les éclats de cette discussion étrange par-delà la rivière, aux tours silencieuses de Notre-Dame, qui, après avoir vu tant de choses, se préparaient à en voir de plus curieuses encore.
Le résultat de la délibération fut celui-ci :
« Allons un peu brûler l'Hôtel de Ville, où il se fabrique tant de paperasses pour nous empêcher de manger tous les jours. »
Justement on s'occupait, à l'Hôtel de Ville, de juger un boulanger qui avait vendu du pain à faux poids.
On comprend que plus le pain est cher, meilleure est une opération de ce genre ; seulement, plus elle est lucrative, plus elle est dangereuse.
En conséquence, les habitués du réverbère attendaient le boulanger avec une corde neuve.
La garde de l'Hôtel de Ville voulait sauver le malheureux, et s'y employait de toutes ses forces. Mais depuis quelque temps, on l'a vu, le résultat secondait mal ses philanthropiques dispositions.
Les femmes se ruèrent sur cette garde, la rompirent, firent irruption dans l'Hôtel de Ville, et le sac commença.
Elles voulaient jeter à la Seine tout ce qu'elles trouveraient, et brûler sur place tout ce qu'elles ne pourraient transporter.
Donc, les hommes à l'eau, les murailles au feu.
C'était une grande besogne.
Il y avait un peu de tout dans l'Hôtel de Ville.
Il y avait d'abord trois cents électeurs.
Il y avait les adjoints.
Il y avait les maires.
- Ce sera bien long de jeter tous ces gens-là à l'eau, dit une femme de sens, une femme pressée.
- Ce n'est pas qu'ils le méritent peu, dit une autre.
- Oui, mais le temps manque.
- Eh bien ! brûlons tout ! dit une voix ; c'est plus simple.
On chercha des torches, on demanda du feu ; puis, provisoirement, pour ne pas perdre de temps, on s'amusa à pendre un abbé, l'abbé Lefèvre d'Ormesson.
Heureusement l'homme à l'habit gris était là. Il coupe la corde, l'abbé tombe de dix-sept pieds de haut. se foule un pied, et s'en va en boitant au milieu des rires de toutes ces mégères.
Ce qui faisait que l'abbé s'en allait si tranquillement c'est que les torches étaient allumées, c'est que les incendiaires avaient déjà les torches aux mains, c'est qu'elles les approchaient des archives, c'est que dix minutes encore et tout allait être en feu.
Tout à coup l'homme à l'habit gris se précipite et arrache tisons et flambeaux des mains des femmes, les femmes résistent, l'homme les fustige à coups de torche, et, tandis que le feu prend aux jupes, il éteint celui qui prenait déjà aux papiers.
Qu'est-ce donc que cet homme qui s'oppose ainsi à la volonté terrible de dix mille créatures furieuses ?
Pourquoi donc se laissait-on gouverner par cet homme ? On a pendu l'abbé Lefèvre à moitié ; on pendra bien cet homme tout à fait, attendu qu'il ne sera plus là pour empêcher qu'on le pende.
Sur ce raisonnement un choeur frénétique s'élève, qui le menace de mort ; à la menace se joint l'effet.
Les femmes entourent l'homme à l'habit gris et lui jettent une corde au cou.
Mais Billot est accouru. Billot va rendre à Maillard le service que Maillard a rendu à l'abbé.
Il se cramponne à la corde, qu'il coupe en deux ou trois endroits, avec un couteau bien acéré et bien tranchant, qui sert en ce moment à son propriétaire à couper les cordes, mais qui pourrait, dans un moment extrême, emmanché qu'il est d'un bras vigoureux, lui servir à autre chose.
Et tout en coupant la corde en autant de morceaux qu'il peut, Billot s'écrie :
- Mais, malheureuses ! vous ne reconnaissez donc pas l'un des vainqueurs de la Bastille ! celui qui a passé sur la planche pour aller chercher la capitulation, tandis que moi je barbotais dans les fossés ? Vous ne reconnaissez donc pas M. Maillard ?
A ce nom si connu et si redouté, toutes ces femmes s'arrêtent. On se regarde, on s'essuie le front.
La besogne avait été rude, et quoiqu'on fût au mois d'octobre, il était permis de suer en l'accomplissant.
- Un vainqueur de la Bastille ! et M. Maillard encore, M. Maillard l'huissier au Châtelet ! Vive M. Maillard !
Les menaces se changent en caresses ; on embrasse Maillard, on crie : « Vive Maillard ! »
Maillard échange une poignée de main et un regard avec Billot.
La poignée de main veut dire : « Nous sommes amis ! »
Le regard veut dire : « Si vous avez jamais besoin de moi, comptez sur moi. »
Maillard a repris sur toutes ces femmes une influence d'autant plus grande qu'elles comprennent que Maillard a quelques petits torts à leur pardonner.
Mais Maillard est un vieux matelot populaire, il connaît cette mer des faubourgs qui se soulève d'un souffle et se calme d'un mot.
Il sait comment on parle à tous ces flots humains, lorsqu'ils vous donnent le temps de parler.
D'ailleurs, le moment est bon pour se faire entendre, on fait silence autour de Maillard.
Maillard ne veut pas que les Parisiennes détruisent la Commune, c'est-à-dire le seul pouvoir qui les protège ; il ne veut pas qu'elles anéantissent l'état civil qui prouve que leurs enfants ne sont pas tous des bâtards.
La parole de Maillard, inusitée, stridente, railleuse, fait son effet.
Personne ne sera tué, rien ne sera brûlé.
Mais on veut aller à Versailles.
C'est là qu'est le mal, c'est là qu'on passe les nuits en orgie, tandis que Paris a faim. C'est Versailles qui dévore tout. Paris manque de blé et de farine, parce que les farines, au lieu de s'arrêter à Paris, vont directement de Corbeil à Versailles.
Il n'en serait pas ainsi si le boulanger, la boulangère et le petit mitron étaient à Paris.
C'est sous ces sobriquets qu'on désigne le roi, la reine et le dauphin, ces distributeurs naturels du peuple.
On ira à Versailles.
Puisque les femmes sont organisées en troupe, puisqu'elles ont des fusils, des canons, de la poudre, que celles qui n'ont ni fusils, ni poudre, ont des piques et des fourches, elles auront un général.
Pourquoi pas ? la garde nationale en a bien un.
La Fayette est le général des hommes.
Maillard sera le général des femmes.
M. La Fayette commande à ces fainéants de grenadiers qui semblent une armée de réserve, tant ils font peu quand il y a tant à faire.
Maillard commandera l'armée active.
Sans sourire, sans sourciller, Maillard accepte.
Maillard est général commandant les femmes de Paris.
La campagne ne sera pas longue, mais elle sera décisive.

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