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Chapitre LXX
Dénouement imprévu

Un festin par-dessus une douleur, c'est une douleur plus vive ou une consolation absolue.
Pitou s'aperçut, au bout de deux heures, que ce n'était pas un surcroît de douleur.
Il se leva, quand tous ses compagnons ne pouvaient plus se lever.
Il leur fit un discours sur la sobriété des Spartiates, quand tous étaient ivres-morts.
Et il se dit qu'il serait bon d'aller promener alors que tous étaient ronflants sous la table.
Quant aux jeunes filles d'Haramont, nous devons à leur honneur de déclarer qu'avant le dessert elles s'étaient éclipsées, sans que leur tête, leurs jambes et leur coeur eussent parlé significativement.
Pitou, le brave des braves, ne put s'empêcher de faire quelques réflexions.
De tous ces amours, de toutes ces beautés, de toutes ces richesses, rien ne lui restait dans l'âme et dans la mémoire, que les derniers regards et les dernières paroles de Catherine.
Il se rappelait, dans la demi-teinte qui couvrait sa mémoire, que plusieurs fois la main de Catherine avait touché la sienne, que l'épaule de Catherine avait familièrement frôlé son épaule, que même, dans les heures de la discussion, certaines privautés de la jeune fille lui avaient révélé tous ses avantages et toutes ses suavités.
Alors, ivre à son tour de ce qu'il avait négligé dans le sang-froid, il cherchait autour de lui comme fait un homme qui se réveille.
Il demandait aux ombres pourquoi tant de sévérité envers une jeune femme toute confite en amour, en douceur, en grâces ; envers une femme qui, au début de la vie, pouvait bien avoir eu une chimère. Hélas ! qui donc n'avait pas la sienne ?
Pitou se demandait aussi pourquoi lui, un ours, un laid, un pauvre, il aurait réussi tout d'abord à inspirer des sentiments amoureux à la plus jolie fille du pays, quand là, près d'elle, un beau seigneur, le paon de ce pays, se donnait la peine de faire la roue.
Pitou ensuite se flattait d'avoir son mérite ; il se comparait à la violette, qui exhale sournoisement et invisiblement ses parfums.
Invisiblement quant aux parfums, c'était un peu trop vrai ; mais la vérité est dans le vin, fût-ce dans le vin d'Haramont.
Pitou, ainsi réconforté contre les mauvais penchants par la philosophie, s'avoua qu'il avait tenu envers cette jeune fille une conduite déplacée, sinon condamnable.
Il se dit que c'était le moyen de se faire exécrer, que le calcul était des plus mauvais ; que, éblouie par M. de Charny, Catherine prendrait le prétexte de ne pas reconnaître les brillantes et solides qualités de Pitou, si Pitou annonçait mauvais caractère.
Il fallait donc faire preuve d'un bon caractère envers Catherine.
Et comment ?
Un lovelace eût dit : « Cette fille me trompe et me joue, je la jouerai et me moquerai d'elle. »
Un lovelace eût dit : « Je la mépriserai, je lui ferai honte de ses amours comme d'autant de turpitudes. Je la rendrai peureuse, je la déshonorerai, je lui ferai trouver épineux les sentiers du rendez vous. »
Pitou, cette bonne âme, cette belle âme, chauffée à blanc par le vin et le bonheur, se dit qu'il rendrait Catherine tellement honteuse de ne pas aimer un garçon tel que lui, qu'un jour il se confesserait d'avoir eu d'autres idées.
Et puis, faut-il le dire, les chastes idées de Pitou ne pouvaient admettre que la belle, la chaste, la fière Catherine fût autre chose pour M. Isidor qu'une jolie coquette, souriant aux jabots de dentelle et aux culottes de peau dans les bottes à éperons.
Or, quelle peine cela pouvait-il faire à Pitou ivre, que Catherine se fût éprise d'un jabot et d'un éperon ?
Quelque jour M. Isidor irait à la ville, épouserait une comtesse, ne regarderait plus Catherine, et le roman finirait.
Toutes ces réflexions dignes d'un vieillard, le vin, qui rajeunit les vieux, les inspirait à notre brave chef des gardes nationaux d'Haramont.
Or, pour bien prouver à Catherine qu'il était homme de bon caractère, il résolut de rattraper une à une toutes les mauvaises paroles de la soirée.
Pour cela faire, il fallait d'abord rattraper Catherine.
Les heures n'existent pas pour un homme ivre qui n'a pas de montre.
Pitou n'avait pas de montre, et il n'eut pas fait dix pas hors de la maison qu'il fut ivre comme Bacchus ou son fils bien-aimé Thespis.
Il ne se souvint plus qu'il avait, depuis plus de trois heures, quitté Catherine, et que Catherine n'avait besoin, pour rentrer à Pisseleux, que d'une petite heure au plus.
Il s'élança par la forêt, coupant hardiment au travers des arbres, de façon à gagner Pisseleux en évitant les angles des chemins frayés.
Laissons-le par les arbres, par les buissons, par les roncières, endommager à grands coups de pied et de bâton la forêt du duc d'Orléans, laquelle lui rendait les coups avec usure.
Revenons à Catherine, qui, de son côté, pensive et désolée, retournait chez elle derrière sa mère.
A quelques pas de la ferme est un marais ; arrivé là, le chemin s'amincit, et deux chevaux venus de front sont obligés de passer l'un après l'autre.
La mère Billot passa la première.
Catherine allait passer à son tour, quand elle entendit un petit sifflement d'appel.
Elle se retourna et aperçut dans l'ombre le galon d'une casquette qui était celle du laquais d'Isidor.
Elle laissa sa mère continuer son chemin, ce que la mère fit sans inquiétude, on était à cent pas de la ferme.
Le laquais vint à elle.
- Mademoiselle, lui dit-il, M. Isidor a besoin de vous voir ce soir même ; il vous prie de l'attendre à onze heures quelque part, où vous voudrez.
- Mon Dieu ! dit Catherine, lui serait-il arrivé quelque malheur ?
- Je ne sais, mademoiselle ; mais il a reçu ce soir de Paris une lettre cachetée de noir ; il y a déjà une heure que je suis ici.
Dix heures sonnaient à l'église de Villers-Cotterêts, et les unes après les autres les heures passaient dans l'air portées frémissantes sur leurs ailes de bronze.
Catherine regarda autour d'elle.
- Eh bien ! l'endroit est sombre et retiré, dit-elle, j'attendrai votre maître ici.
Le laquais remonta à cheval et partit au galop.
Catherine, toute tremblante, rentra à la ferme derrière sa mère.
Que pouvait avoir à lui annoncer Isidor, à une heure pareille, sinon un malheur ?
Un rendez-vous d'amour emprunte des formes plus riantes.
Mais la question n'était pas là. Isidor demandait un rendez-vous la nuit, peu importait l'heure, peu importait le lieu : elle eût été l'attendre dans le cimetière de Villers-Cotterêts, à minuit.
Elle ne voulut donc pas même réfléchir, elle embrassa sa mère et se retira dans sa chambre comme pour se coucher.
Sa mère, sans défiance, se déshabilla et se coucha elle-même.
D'ailleurs, se fût-elle défié, la pauvre femme ! Catherine n'était-elle pas maîtresse par ordre supérieur ?
Catherine, entrée dans sa chambre, ne se déshabilla ni ne se coucha.
Elle attendit.
Elle écouta sonner dix heures et demie, puis onze heures moins un quart.
A onze heures moins un quart, elle éteignit sa lampe et descendit dans la salle à manger.
Les fenêtres de la salle à manger donnaient sur le chemin ; elle ouvrit une fenêtre et sauta lestement à terre.
Elle laissa la fenêtre ouverte pour pouvoir rentrer, et se contenta de rapprocher l'un des contrevents.
Puis elle courut, dans la nuit, à l'endroit indiqué, et là, le coeur bondissant, les jambes tremblantes, une main sur sa tête brûlante, l'autre sur sa poitrine près d'éclater, elle attendit.
Elle n'eut pas longtemps à attendre. Un bruit de chevaux courant lui arriva.
Elle fit un pas en avant.
Isidor était près d'elle.
Le laquais se tint en arrière.
Sans descendre de cheval, Isidor lui tendit le bras, l'enleva sur son étrier, l'embrassa et lui dit :
- Catherine, ils ont tué hier, à Versailles, mon frère Georges ; Catherine, mon frère Olivier m'appelle ; Catherine, je pars.
Une exclamation douloureuse retentit, Catherine serra furieusement Charny entre ses bras.
- Oh ! s'écria-t-elle, s'ils ont tué votre frère Georges, ils vont vous tuer aussi.
- Catherine, quoi qu'il arrive, mon frère aîné m'attend ; Catherine, vous savez si je vous aime.
- Ah ! restez, restez, cria Catherine, qui, à ce que lui disait Isidor, ne comprit qu'une seule chose : c'est qu'il partait.
- Mais l'honneur, Catherine ! mais mon frère Georges ! mais la vengeance !
- Oh ! malheureuse que je suis ! cria Catherine.
Et elle se renversa, raide et palpitante, dans les bras du cavalier.
Une larme roula des yeux d'Isidor et tomba sur le cou de la jeune fille.
- Oh ! vous pleurez, dit-elle ; merci, vous m'aimez !
- Ah ! oui, oui, Catherine, mon frère, l'aîné, ce frère m'écrit : « Viens » ; il faut que j'obéisse.
- Allez donc, dit Catherine, je ne vous retiens plus.
- Un dernier baiser, Catherine.
- Adieu !
Et la jeune fille résignée, car elle avait compris qu'à cet ordre de son frère rien n'empêcherait Isidor d'obéir, la jeune fille glissa des bras de son amant jusqu'à terre.
Isidor détourna les yeux, soupira, hésita un instant ; mais, entraîné par cet ordre irrésistible qu'il avait reçu, il mit son cheval au galop, en jetant à Catherine un dernier adieu.
Le laquais le suivit à travers champs.
Catherine resta sur le sol, à l'endroit où elle était tombée, barrant de son corps la route étroite.
Presque aussitôt un homme apparut sur le monticule, venant du côté de Villers-Cotterêts ; il marchait à grands pas dans la direction de la ferme, et dans sa course rapide il vint heurter le corps inanimé qui gisait sur le pavé de la route.
Il perdit l'équilibre, trébucha, roula et ne se reconnut qu'en touchant de ses mains ce corps inerte.
- Catherine ! s'écria-t-il, Catherine morte !
Et il poussa un cri terrible, un cri qui fit hurler les chiens de la ferme.
- Oh ! continua-t-il, qui donc a tué Catherine ?
Et il s'assit tremblant, pâle, glacé, avec ce corps inanimé en travers sur ses genoux.

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