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Chapitre XIV
Le tentateur

Ce qui rendait la situation d'Hoffmann plus terrible encore, en ce qu'elle ajoutait l'humiliation à la douleur, c'est qu'il n'avait pas, la chose était évidente pour lui, été appelé chez Arsène comme un homme qu'elle avait remarqué à l'orchestre de l'Opéra, mais purement et simplement comme un peintre, comme une machine à portrait, comme un miroir qui réfléchit les corps qu'on lui présente. De là cette insouciance d'Arsène à laisser tomber l'un après l'autre tous ses vêtements devant lui ; de là cet étonnement quand il lui avait baisé la main ; de là cette colère quand, au milieu de l'âcre baiser dont il lui avait rougi l'épaule, il lui avait dit qu'il l'aimait.
Et, en effet, n'était-ce pas folie à lui, simple étudiant allemand, venu à Paris avec trois ou quatre cents thalers, c'est-à-dire avec une somme insuffisante à payer le tapis de son antichambre, n'était-ce pas une folie à lui d'aspirer à la danseuse à la mode, à la fille entretenue par le prodigue et voluptueux Danton ! Cette femme, ce n'était point le son des paroles qui la touchait, c'était le son de l'or ; son amant, ce n'était pas celui qui l'aimait le plus, c'était celui qui la payait davantage. Qu'Hoffmann ait plus d'argent que Danton, et ce serait Danton que l'on mettrait à la porte lorsque Hoffmann arriverait.
En attendant, ce qu'il y avait de plus clair, c'est que celui qu'on avait mis à la porte, ce n'était pas Danton, mais Hoffmann.
Hoffmann reprit le chemin de la petite chambre, plus humble et plus attristé qu'il ne l'avait jamais été.
Tant qu'il ne s'était pas trouvé en face d'Arsène, il avait espéré ; mais ce qu'il venait de voir, cette insouciance vis-à-vis de lui comme homme, ce luxe au milieu duquel il avait trouvé la belle danseuse, et qui était non seulement sa vie physique, mais sa vie morale, tout cela, à moins d'une somme folle, inouïe, qui tombât entre les mains d'Hoffmann, c'est-à-dire à moins d'un miracle, rendait impossible au jeune homme, même l'espérance de la possession.
Aussi rentra-t-il accablé ; le singulier sentiment qu'il éprouvait pour Arsène, sentiment tout physique, tout attractif, et dans lequel le coeur n'était pour rien, s'était traduit jusque-là par les désirs, par l'irritation, par la fièvre.
A cette heure, désirs, irritation et fièvre s'étaient changés en un profond accablement.
Un seul espoir restait à Hoffmann, c'était de retrouver le docteur noir et de lui demander avis sur ce qu'il devait faire, quoiqu'il y eut dans cet homme quelque chose d'étrange, de fantastique, de surhumain, qui lui fit croire qu'aussitôt qu'il le côtoyait il sortait de la vie réelle pour entrer dans une espèce de rêve où ne le suivait ni sa volonté, ni son libre arbitre, et où il devenait le jouet d'un monde qui existait pour lui sans exister pour les autres.
Aussi, à l'heure accoutumée retourna-t-il le lendemain à son estaminet de la rue de la Monnaie ; mais il eut beau s'envelopper d'un nuage de fumée, nul visage ressemblant à celui du docteur n'apparut au milieu de cette fumée ; mais il eut beau fermer les yeux, nul, lorsqu'il les rouvrit, n'était assis sur le tabouret qu'il avait placé de, l'autre côté de la table.
Huit jours s'écoulèrent ainsi.
Le huitième jour, Hoffmann, impatient, quitta l'estaminet de la rue de la Monnaie une heure plus tôt que de coutume, c'est-à-dire vers quatre heures de l'après-midi, et par Saint-Germain-l'Auxerrois et le Louvre gagna machinalement la rue Saint-Honoré.
A peine y fut-il, qu'il s'aperçut qu'un grand mouvement se faisait du côté du cimetière des Innocents, et allait s'approchant vers la place du Palais-Royal. Il se rappela ce qui lui était arrivé le lendemain du jour de son entrée à Paris et reconnut le même bruit, la même rumeur qui l'avait déjà frappé lors de l'exécution de madame Du Barry. En effet, c'étaient les charrettes de la Conciergerie, qui, chargées de condamnés, se rendaient à la place de la Révolution.
On sait l'horreur qu'Hoffmann avait pour ce spectacle ; aussi, comme les charrettes avançaient rapidement, s'élança-t-il dans un café placé au coin de la rue de la Loi, tournant le dos à la rue, fermant les yeux et se bouchant les oreilles, car les cris de madame Du Barry retentissaient encore au fond de son coeur : puis, quand il supposa que les charrettes étaient passées, il se retourna et vit, à son grand étonnement, descendant d'une chaise où il était monté pour mieux voir, son ami ­acharias Werner.
- Werner ! s'écria Hoffmann en s'élançant vers le jeune homme, Werner !
- Tiens, c'est toi, fit le poète, où étais-tu donc ?
- Là, là, mais les mains sur mes oreilles pour ne pas entendre les cris de ces malheureux, mais les yeux fermés pour ne pas les voir.
- En vérité, cher ami, tu as tort, dit Werner, tu es peintre ! Et ce que tu eusses vu t'eût fourni le sujet d'un merveilleux tableau. Il y avait dans la troisième charrette, vois-tu, il y avait une femme, une merveille, un cou, des épaules et des cheveux ! coupés par derrière, c'est vrai, mais de chaque côté tombant jusqu'à terre.
- Ecoute, dit Hoffmann, j'ai vu sous ce rapport tout ce que l'on peut voir de mieux ; j'ai vu madame Du Barry, et je n'ai pas besoin d'en voir d'autres. Si jamais je veux faire un tableau, crois-moi, cet original-là me suffira ; d'ailleurs, je ne veux plus faire de tableaux.
- Et pourquoi cela ? demanda Werner.
- J'ai pris la peinture en horreur.
- Encore quelque désappointement.
- Mon cher Werner, si je reste à Paris, je deviendrai fou.
- Tu deviendras fou partout où tu seras, mon cher Hoffmann ; ainsi autant vaut à Paris qu'ailleurs ; en attendant, dis-moi quelle chose te rend fou.
- Oh ! mon cher Werner, je suis amoureux.
- D'Antonia, je sais cela, tu me l'as dit.
- Non ; Antonia, fit Hoffmann en tressaillant, Antonia, c'est autre chose, je l'aime !
- Diable ! la distinction est subtile ; conte-moi cela. Citoyen officieux, de la bière et des verres !
Les deux jeunes gens bourrèrent leurs pipes, et s'assirent aux deux côtés de la table la plus enfoncée dans l'angle du café.
Là, Hoffmann raconta à Werner tout ce qui lui était arrivé depuis le jour où il avait été à l'Opéra et où il avait vu danser Arsène, jusqu'au moment où il avait été poussé par les deux femmes hors du boudoir.
- Eh bien ! fit Werner quand Hoffmann eut fini.
- Eh bien ! répéta celui-ci, tout étonné que son ami ne fût pas aussi abattu que lui.
- Je demande, reprit Werner, ce qu'il y a de désespérant dans tout cela.
- Il y a, mon cher, que maintenant que je sais qu'on ne peut avoir cette femme qu'à prix d'argent, il y a que j'ai perdu tout espoir.
- Et pourquoi as-tu perdu tout espoir ?
- Parce que je n'aurai jamais cinq cents louis à jeter à ses pieds.
- Et pourquoi ne les aurais-tu pas ? je les ai bien eus, moi, cinq cents louis, mille louis, deux mille louis.
- Et où veux-tu que je les prenne ? bon Dieu ! s'écria Hoffmann.
- Mais dans l'Eldorado dont je t'ai parlé, à la source du Pactole, mon cher, au jeu.
- Au jeu ! fit Hoffmann en tressaillant. Mais tu sais bien que j'ai juré à Antonia de ne pas jouer.
- Bah ! dit Werner en riant, tu avais bien juré de lui être fidèle !
Hoffmann poussa un long soupir, et pressa le médaillon contre son coeur.
- Au jeu, mon ami ! continua Werner. Ah ! voilà une banque ! Ce n'est pas comme celle de Manheim ou de Hombourg qui menace de sauter pour quelques pauvres mille livres. Un million ! mon ami, un million ! des meules d'or ! C'est là que s'est réfugié, je crois, tout le numéraire de la France : pas de ces mauvais papiers, pas de ces pauvres assignats démonétisés, qui perdent les trois quarts de leur valeur... de beaux louis, de beaux doubles louis, de beaux quadruples ! Tiens, en veux-tu voir ?
Et Werner tira de sa poche une poignée de louis qu'il montra à Hoffmann, et dont les rayons rejaillirent à travers le miroir de ses yeux jusqu'au fond de son cerveau.
- Oh, non ! non ! jamais ! s'écria Hoffmann, se rappelant à la fois la prédiction du vieil officier et la prière d'Antonia, jamais je ne jouerai !
- Tu as tort ; avec le bonheur que tu as au jeu tu ferais sauter la banque.
- Et Antonia ! Antonia !
- Bah ! mon cher ami, qui le lui dira, à Antonia, que tu as joué, que tu as gagné un million ? qui le lui dira qu'avec vingt-cinq mille livres tu t'es passé la fantaisie de ta belle danseuse ? Crois-moi, retourne à Manheim avec neuf cent soixante-quinze mille livres, et Antonia ne te demandera ni où tu as eu tes quarante-huit mille cinq cents livres de rentes, ni ce que tu as fait des vingt-cinq mille livres manquant.
Et en disant ces mots Werner se leva.
- Où vas-tu ? lui demanda Hoffmann.
- Je vais voir une maîtresse à moi, une dame de la Comédie-Française qui m'honore de ses bontés, et que je gratifie de la moitié de mes bénéfices. Dame ! je suis poète, moi, je m'adresse à un théâtre littéraire ; tu es musicien, toi, tu fais ton choix dans un théâtre chantant et dansant. Bonne chance au jeu, cher ami, tous mes compliments à mademoiselle Arsène. N'oublie pas le numéro de la banque, c'est le 113. Adieu.
- Oh ! murmura Hoffmann, tu me l'avais dit et je ne l'avais pas oublié.
Et il laissa s'éloigner son ami Werner, sans plus songer à lui demander son adresse qu'il ne l'avait fait la première fois qu'il l'avait rencontré.
Mais, malgré l'éloignement de Werner, Hoffmann ne resta point seul. Chaque parole de son ami s'était faite pour ainsi dire visible et palpable : elle était là brillante à ses yeux, murmurante à ses oreilles.
En effet, où Hoffmann pouvait-il aller puiser de l'or, si ce n'était à la source de l'or ! La seule réussite possible à un désir impossible n'était-elle pas trouvée ? Eh ! mon Dieu ! Werner l'avait dit. Hoffmann n'était-il pas déjà infidèle à une partie de son serment ? qu'importait donc qu'il le devînt à l'autre ?
Puis, Werner l'avait dit, ce n'était pas vingt-cinq mille livres, cinquante mille livres, cent mille livres, qu'il pouvait gagner. Les horizons des champs, des bois, de la mer elle-même, ont une limite : l'horizon du tapis vert n'en a pas.
Le démon du jeu est comme Satan : il a le pouvoir d'emporter le joueur sur la plus haute montagne de la terre, et de lui montrer de là tous les royaumes du monde.
Puis, quel bonheur, quelle joie, quel orgueil, quand Hoffmann rentrerait chez Arsène, dans ce même boudoir dont on l'avait chassé ! de quel suprême dédain il écraserait cette femme et son terrible amant, quand, pour toute réponse à ces mots : Que venez-vous faire ici ? il laisserait, nouveau Jupiter, tomber une pluie d'or sur la nouvelle Danaé !
Et tout cela n'était plus une hallucination de son esprit, un rêve de son imagination, tout cela, c'était la réalité, c'était le possible. Les chances étaient égales pour le gain comme pour la perte ; plus grandes pour le gain ; car, on le sait, Hoffmann était heureux au jeu.
Oh ! ce numéro 113, ce numéro 113, avec son chiffre ardent, comme il appelait Hoffmann, comme il le guidait, phare infernal, vers cet abîme au fond duquel hurle le Vertige en se roulant sur une couche d'or !
Hoffmann lutta pendant plus d'une heure contre la plus ardente de toutes les passions. Puis, au bout d'une heure, sentant qu'il lui était impossible de résister plus longtemps, il jeta une pièce de quinze sous sur la table, en faisant don à l'officieux de la différence, et tout courant, sans s'arrêter, gagna le quai aux Fleurs, monta dans sa chambre, prit les trois cents thalers qui lui restaient, et, sans se donner le temps de réfléchir, sauta dans une voiture en criant :
- Au Palais-Egalité !

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