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Chapitre I
Le preneur de corbeaux

Un matin du mois de mars 1848, en passant de ma chambre à coucher dans mon cabinet de travail, je trouvai comme d'habitude, sur mon bureau, une pile de journaux : et, sur cette pile de journaux, une pile de lettres.
Parmi ces lettres, il y en avait une dont le large cachet rouge attira tout d'abord mes regards. Elle ne portait le timbre d'aucune poste, et était adressée tout simplement.
« A monsieur Alexandre Dumas, à Paris » ; ce qui indiquait qu'elle avait été remise par une personne tierce.
L'écriture avait un caractère étranger, flottant entre l'écriture anglaise et l'écriture allemande : celui qui l'avait tracée devait avoir l'habitude du commandement, une certaine fermeté de résolution dans l'esprit, le tout mitigé par des élans de coeur et des caprices de pensées qui parfois faisaient de lui un tout autre homme que l'homme apparent.
J'aime assez, quand je reçois une lettre d'une écriture inconnue, et que cette lettre me paraît venir de quelque personne considérable, j'aime assez à me faire d'avance et d'après les lignes insignifiantes tracées par cette personne sur la suscription, une idée de son rang, de ses habitudes, de son caractère.
Mes réflexions faites, j'ouvris la lettre et je lus ce qui suit :

« La Haye, 22 février 1848
« Monsieur,
« Je ne sais si monsieur Eugène Vivier, le grand artiste qui est venu nous visiter dans le courant de l'hiver, et dont j'ai été assez heureux pour faire la connaissance, vous a dit que j'étais un de vos lecteurs les plus assidus, et je puis le dire, si nombreux qu'ils soient, car dire avoir lu Mademoiselle de Belle-Ile, Amaury, les Trois Mousquetaires, Vingt ans après, Bragelonne et Monte-Cristo, ce serait vous accorder un compliment par trop banal.
« Il me tardait donc depuis longtemps de vous offrir un souvenir et de vous faire connaître en même temps un de nos plus grands artistes nationaux, monsieur Backuisen.
« Permettez-moi donc, Monsieur, de vous adresser, ci-joint, quatre dessins de cet artiste, lesquels représentent les scènes les plus saillantes de votre roman des Trois Mousquetaires.
« Maintenant, je vous dis adieu, et vous prie de me croire, Monsieur, votre affectionné,

                    « Guillaume, Prince d'Orange. »

J'avoue que cette lettre, datée du 22 février 1848, c'est-à-dire du jour où éclatait la révolution parisienne, reçue le lendemain ou le surlendemain d'un jour où on avait voulu me tuer sous prétexte que j'étais un ami des princes, me fit un sensible plaisir.
En effet, pour le poète, l'étranger c'est la postérité, l'étranger placé en dehors de nos petites haines littéraires, de nos petites jalousies artistiques ! L'étranger, comme l'avenir, juge l'homme sur ses oeuvres, et la couronne qui passe la frontière est tressée des mêmes fleurs que celles que l'on jette sur une tombe.
Cependant la curiosité l'emporta sur la reconnaissance. Je commençai par ouvrir le carton qui était déposé dans un coin de mon bureau, et j'y trouvai en effet quatre charmants dessins : l'un représentant l'arrivée de d'Artagnan et de son cheval jaune à Meung ; l'autre, le bal où Milady coupe les ferrets de diamant au pourpoint de Buckingham ; le troisième, le bastion de Saint Gervais ; le quatrième, la mort de Milady.
Puis j'écrivis au prince pour le remercier.
Au reste, je connaissais depuis longtemps le prince pour un artiste. Je le savais compositeur distingué, et deux autres princes qui ne se trompaient guère en hommes et en arts m'en avaient parlé souvent, le duc d'Orléans et le prince Jérôme Napoléon.
On sait que le duc d'Orléans gravait d'une façon charmante : j'ai des épreuves sortant de ses mains et qui sont des modèles d'eau-forte et d'aqua tinta.
Quant au prince Napoléon, j'ai de lui, chose qu'il a probablement oubliée, des vers républicains qui lui avaient valu un rude pensum au collège de Stuttgart, et qui m'ont été donnés à Florence en 1839 ou 1840 par la belle princesse Mathilde.
J'avais surtout entendu parler de la princesse d'Orange comme d'une de ces femmes supérieures qui lorsqu'elles ne s'appellent pas Elisabeth ou Christine, s'appellent madame de Sévigné ou madame de Stal.
Il en résulte que lorsque le prince d'Orange fut appelé à succéder à son père sur le trône de Hollande, il me vint naturellement à l'esprit cette idée de faire le voyage d'Amsterdam pour assister au couronnement du nouveau roi, et de présenter tous mes remerciements à l'ex-prince d'Orange.
Je partis donc le 9 mai 1849.
Le 10, les journaux annoncèrent que je me rendais à Amsterdam pour faire une relation des fêtes du couronnement.
On avait annoncé la même chose, quand, le 3 Octobre 1846, je partis pour Madrid.
J'en demande pardon aux journaux qui veulent bien s'occuper de moi ; mais quand je vais aux noces des princes, j'y vais comme convive et non comme historien.
Ceci pesé, je reviens à mon départ.
Outre le plaisir de la locomotion, outre ce besoin de respirer de temps en temps un autre air que celui qu'on respire habituellement, une excellente surprise m'était réservée.
Comme j'allais passer du salon d'attente sous la gare, je sentis qu'on me tirait par le pan de ma redingote.
- Où allez-vous donc comme cela ? me demanda celui qui venait d'attirer mon attention à l'aide de ce geste.
Je jetai un cri de surprise.
- Et vous ?
- En Hollande.
- Mais moi aussi.
- Voir le couronnement ?
- Oui.
- Mais moi aussi. Etes-vous invité directement, vous ?
- Non ; mais je sais le roi un prince artiste, et comme, depuis la mort du duc d'Orléans, il n'y a plus beaucoup de princes artistes, je veux aller voir couronner celui-là.
Mon compagnon de voyage, c'était Biard.
Vous connaissez Biard de nom, si vous ne le connaissez pas personnellement. Biard, vous le savez, c'est le spirituel pinceau qui a fait la Revue de la garde nationale dans un village, le Baptême du bonhomme Tropique, les Honneurs partagés. C'est le pinceau poétique qui vous a montré, au pied de cette montagne de glace qui craque et qui se fend, ces deux Lapons qui passent chacun dans une pirogue, et qui s'embrassent en passant ; c'est l'auteur enfin de tous ces ravissants portraits de femmes pleins de coquetterie et de lumières, que vous avez pu voir à la dernière exposition, et encore à celle ci ; mais c'est surtout, et plus que tout cela, car j'ai la mauvaise habitude de mettre l'homme avant l'artiste, c'est l'esprit charmant, l'infatigable conteur, le voyageur du midi et du nord, l'ami bienveillant, le confrère sans jalousie, qui s'oublie quand il parle des autres ; c'est enfin un compagnon de voyage comme j'en souhaite un à mon lecteur pour faire le tour du monde, et comme j'étais enchanté d'en avoir trouvé un pour aller en Hollande.
Il y avait un ou deux ans que nous ne nous étions vus. Etrange vie que la nôtre ; on s'aime quand on se rencontre, on est heureux de se voir, on passe des heures, des jours, une semaine toute joyeuse de cet accouplement que le hasard a fait ; on revient dans le même wagon, on se fait reconduire par le même fiacre ; on se serre la main en se disant le plus sérieusement du monde : - « Ah çà ! mais, c'est stupide de ne pas se voir ; voyons-nous donc un peu ; » et l'on ne se revoit pas.
Car chacun rentre dans sa vie, se rejette dans son oeuvre, bâtit son édifice de fourmi ou de géant, auquel la postérité seule assignera sa véritable hauteur, le temps sa véritable durée.
Ce fut une bonne nuit que cette nuit passée sur la route de Bruxelles, entre Biard et mon fils. Il y avait cinq ou six autres personnes avec nous, dans la même diligence ; ont-elles compris quelque chose à ce que nous avons dit ? j'en doute ; au bout de cinquante lieues de route et de cinq ou six heures de voyage, étions-nous pour elles des gens d'esprit ou des imbéciles ? je n'en sais rien ; notre esprit à nous autres est si étrange ! il saute si rapidement des hauteurs de la philosophie dans les bas-fonds du calembour ! il a un cachet si particulier, si individuel, si excentrique ! il appartient tellement à une caste, qu'il faut en quelque sorte une longue initiation à cet esprit-là pour le comprendre !
Mais, comme on se lasse de tout, même de rire, vers deux heures du matin la conversation tarit ; vers trois heures, nous nous endormions ; vers cinq heures, on nous réveilla pour visiter nos malles ; enfin, vers huit heures, nous arrivâmes à Bruxelles.
A Bruxelles, tout était parfaitement tranquille, et si on n'y avait pas entendu dire en français tant de mal de la France, on aurait pu y oublier que la France existât.
Nous étions rentrés en pleine monarchie.
Singulier pays que la Belgique, pays qui garde son roi parce que son roi est toujours prêt à s'en aller.
Il est vrai que c'est un homme d'infiniment d'esprit que le roi Léopold Ier.
A chaque révolution qui se fait en France ou à chaque émeute qui gronde à Bruxelles, il accourt sur son balcon, met le chapeau à la main, et fait signe qu'il veut parler.
On écoute.
- Mes enfants, dit-il, vous savez qu'on m'a fait roi malgré moi. Je n'avais pas envie de l'être avant de l'avoir été, et, depuis que je le suis, j'ai le désir de ne l'être plus ; si donc vous êtes comme moi, et si vous avez assez de la royauté, donnez-moi une heure, je ne vous en demande pas davantage ; dans une heure, je serai hors du royaume : je n'ai encouragé les chemins de fer que pour cela. Seulement, soyez sages, ne cassez rien ; vous voyez que ce serait inutile.
Ce à quoi le peuple répond :
- Nous ne voulons pas que vous vous en alliez. Nous éprouvons le besoin de faire un peu de bruit, voilà tout ; nous l'avons fait, nous sommes contents. Vive le roi !
Après quoi, le roi et le peuple se quittent plus satisfaits l'un de l'autre que jamais.
Tout le long de la route, Biard m'avait dit : Soyez tranquille, en arrivant à Bruxelles, je vous mènerai voir quelque chose que vous n'avez pas vu.
Et, dans mon orgueil, à chaque fois qu'il me faisait cette promesse, je haussais les épaules.
J'ai été dix fois peut-être à Bruxelles. Dans ces dix voyages j'avais vu le Parc, le jardin Botanique, le palais du prince d'Orange, l'église de Sainte- Gudule, le boulevard de Waterloo, de Méline et Cans, le palais du prince de Ligne. Que pouvait-il donc me rester à voir ?
Aussi, à peine arrivé :
- Allons voir ce que je n'ai pas encore vu, dis-je à Biard.
- Venez, me dit-il laconiquement.
Et nous partîmes, Biard, Alexandre et moi.
Notre guide nous conduisit droit à une assez belle maison, située aux environs de la cathédrale, s'arrêta à une porte cochère, et sonna sans hésitation.
Un domestique vint ouvrir.
Son aspect me frappa tout d'abord. Il avait le bout des doigts ensanglanté, son gilet et son pantalon étaient littéralement couverts de plumes ou plutôt de duvet appartenant à la dépouille de toutes sortes d'oiseaux.
De plus, il avait un singulier mouvement de tête, mouvement semi-circulaire et semblable à celui du torcol.
- Mon ami, dit Biard, voulez-vous avoir la bonté de prévenir votre maître que des étrangers qui passent à Bruxelles désirent visiter sa collection ?
- Monsieur, répondit le domestique, mon maître n'y est pas, mais, en son absence, je suis chargé de faire les honneurs de ses cabinets.
- Ah diable ! fit Biard. Puis, se retournant de mon côté : Ce sera moins curieux, dit-il, mais n'importe, allons toujours.
Le domestique attendait ; nous lui fîmes un signe de tête et il marcha devant nous.
- Regardez-le marcher, me dit Biard, c'est déjà une curiosité.
En effet, le brave homme qui nous conduisait n'avait pas l'allure d'un homme, mais d'un oiseau, et l'oiseau auquel il paraissait avoir le plus particulièrement emprunté son allure, c'était la pie.
Nous traversâmes d'abord une cour carrée peuplée d'un chat et de deux ou trois cigognes. Le chat paraissait défiant, les cigognes, au contraire, immobiles sur leurs longues pattes rouges, semblaient pleines de confiance.
Pendant tout le temps qu'il traversa la cour, je ne remarquai rien d'extraordinaire dans la marche de notre guide, si ce n'est ce tournoiement de tête que j'ai indiqué, et une allure grave que lui donnait sa façon de mettre une jambe devant l'autre.
En effet, comme je l'ai dit, il marchait à la manière des pies, quand les pies marchent gravement.
Nous arrivâmes au jardin..
Le jardin est une espèce de petit jardin des plantes carré comme la cour, mais plus grand, avec une multitude de fleurs étiquetées et divisées en une quantité de plates-bandes séparées par des allées, de manière à ce qu'on puisse faire facilement la toilette de ces plates-bandes.
A peine dans le jardin, l'allure de notre guide changea.
De la marche grave il passa au sautillement.
A trois ou quatre pas de distance, il apercevait un insecte, une chenille, un coléoptère ; aussitôt, avec un mouvement de reins que rien ne peut rendre, il faisait à pieds joints deux ou trois petits sauts en avant, puis un saut de côte, retombait sur un pied, se penchait du même coup, pinçait l'animal, sans jamais le manquer, entre le pouce et l'index, le jetait dans l'allée et retombait dessus avec le pied qu'il tenait en l'air, de toute la pesanteur de son corps.
De cette façon, il n'y avait pas une seconde perdue entre la découverte, l'arrestation et le supplice de l'animal.
L'exécution terminée, il se retrouvait, par un petit saut de côté, dans la même allée que nous.
Puis, à la première vue d'un animal quelconque, il recommençait la même opération ; mais cela, je le répète, si rapidement que nous pouvions, sans nous arrêter, continuer notre route vers un pavillon qui paraissait le numéro premier de l'exposition.
La porte était toute grande ouverte.
Le pavillon, de forme carrée, était plein de casiers.
A la première vue, il me sembla que ces casiers étaient pleins de graines. Je me crus chez quelque savant horticulteur, et je m'attendais à voir d'intéressantes variétés de pois, de haricots, de lentilles et de vesces ; mais, en m'approchant et en regardant avec attention, je m'aperçus que ce que je prenais pour des légumes secs, c'étaient tout simplement des yeux d'oiseaux : yeux d'aigles, yeux de vautours, yeux de perroquets, yeux de faucons, yeux de corbeaux, yeux de pies, yeux de sansonnets, yeux de merles, yeux de pinsons, yeux de moineaux, yeux de mésanges, yeux de toute espèce enfin.
On eût dit du plomb de toutes les dimensions, depuis les balles de douze à la livre, jusqu'à la plus fine cendrée.
Grâce à une préparation chimique, inventée sans doute par le propriétaire de l'établissement, tous ces yeux avaient conservé leur couleur, leur solidité, et je dirai presque leur expression.
Seulement, tirés de leurs orbites et privés de leurs paupières, ces yeux avaient pris une expression féroce et menaçante.
Au-dessus de chaque casier, une étiquette indiquait à quel volatile ces yeux appartenaient.
- Oh ! Coppélius ! docteur Coppélius ! fantastique enfant d'Hoffmann, vous qui demandiez toujours des youx, de beaux youx, si vous étiez venu à Bruxelles, comme vous eussiez trouvé là ce que vous cherchiez avec tant de persévérance pour votre fille Olympia.
- Messieurs, nous dit notre guide lorsqu'il crut que nous avions suffisamment examiné cette première collection, voulez-vous passer dans la galerie des corbeaux ?
Nous nous inclinâmes en signe d'assentiment, et nous suivîmes notre guide, qui nous introduisit dans la galerie des corbeaux.
Jamais galerie n'a mieux justifié son titre. Imaginez-vous un long corridor, large de dix pieds, haut de douze éclairé par des fenêtres donnant sur un jardin, et entièrement tapissé de corbeaux cloués sur le dos avec les ailes étendues, les pattes et le cou tirés.
Ces corbeaux formaient le long de la muraille les rosaces les plus fantastiques, les dessins les plus extravagants.
Les uns tombant en poussière, les autres à tous les degrés de putréfaction ; les autres frais, les autres enfin s'agitant et criant.
Il pouvait y en avoir huit ou dix mille.
Je me retournai vers Biard, plein de reconnaissance pour lui : en effet, je n'avais jamais rien vu de pareil.
- Et, demandai-je au domestique, c'est votre maître qui se donne la peine de tracer sur la muraille toutes ces figures cabalistiques ?
- Oh ! oui, monsieur, personne ne touche que lui à ses corbeaux. Ah bien ! il serait content si l'on y mettait la main.
- Mais il a donc par toute la Belgique des fournisseurs de corbeaux.
- Non, monsieur, il les prend lui-même.
- Comment ! il les prend lui-même ? et où cela ?
- Là, sur le toit.
Et il me montra un toit, sur lequel je voyais en effet une espèce de mécanique dont je ne pouvais distinguer les ingénieux détails.
Je suis grand chasseur aux oiseaux, quoique je ne pousse pas l'amour de l'ornithologie jusqu'à la rage comme le faisait notre digne Bruxellois. J'ai fort pratiqué, dans ma jeunesse, la pipée et la marette ; ce détail commençait donc à m'intéresser.
- Mais, dis-je au domestique, voyons : dites-moi un peu comment s'y prend votre maître. Le corbeau est un des oiseaux les plus fins, les plus subtils, les plus rusés, les plus défiants qui existent au monde.
- Oui, monsieur, contre les vieux moyens, contre le fusil, contre la noix vomique, contre le cornet englué ; mais pas à l'endroit de la basse.
- Comment ! pas à l'endroit de la basse ?
- Sans doute, monsieur ; le corbeau peut se défier d'un homme qui tient un fusil, et même d'un homme qui ne tient rien ; mais comment voulez-vous qu'il se défie d'un homme qui joue de la basse.
- Ainsi, votre maître, comme Orphée, attire les corbeaux en jouant de la basse ?
- Je ne dis pas cela précisément.
- Que dites-vous donc ?
- Tenez, je vais vous expliquer la chose ; mon maître a un traître.
- Un traître !
- Oui, un corbeau apprivoisé. Tenez, ce vieux gueux qui se promène là dans le jardin.
Et il nous montra un corbeau qui sautillait dans les allées. C'était un corbeau à mantelet, presque blanc de vieillesse.
- Il se lève à quatre heures du matin.
- Le corbeau ?
- Non, mon maître. Ah, oui ! le corbeau ; est-ce qu'il dort, lui : le jour comme la nuit il a les yeux toujours ouverts. Il rumine le mal. Moi, je crois que ce n'est pas un vrai corbeau, mais un démon. Mon maître se lève donc à quatre heures du matin, avant le jour ; il descend en robe de chambre ; il met son vieux gueux de corbeau au milieu du filet que vous voyez là-haut sur le toit, à l'autre bout du jardin ; il attache à son pied la ficelle, qui correspond au filet ; il prend sa basse, il se met à jouer : Une fièvre brûlante ; son corbeau crie ; les corbeaux de Sainte-Gudule entendent cela, ils descendent, ils voient un camarade qui mange du fromage blanc, un monsieur qui joue de la basse. Ils ne se doutent de rien vous comprenez, ces animaux. Ils descendent auprès du traître, plus il en descend plus mon maître fait avec son archet ron-ron-ron. Puis tout à coup, zing ! il tire le pied, crac ! le filet se ferme, et les imbéciles sont pris. Voilà.
- Et votre maître alors les cloue ?
- Oh ! mon maître, alors, voyez-vous, ce n'est plus un homme, c'est un tigre. Il lâche sa basse, il détache sa ficelle, au mur, grimpe à l'échelle, prend les corbeaux, saute à terre, met des clous plein sa bouche, empoigne un marteau et pan ! pan ! voilà un corbeau crucifié ; il a beau faire coua ! coua ! Ah bien ! oui, ça l'excite, mon maître. D'ailleurs, vous voyez bien.
- Et il y a longtemps que cette maladie-là a pris votre maître ?
- Oh ! monsieur, voilà dix ans ! c'est sa vie, cet homme. S'il était trois jours sans prendre de corbeaux, il en tomberait malade ; s'il était huit jours, il en mourrait. Maintenant, voulez-vous voir la galerie des mésanges ?
- Volontiers.
Cette tenture de cadavres emplumés, cet air tout imprégné de miasmes d'une fétidité sèche, ces mouvements convulsifs et les cris des corbeaux agonisants, tout cela me soulevait le coeur.
Nous traversâmes le jardin à nouveau, et c'est alors, en regardant le corbeau à mantelet d'un oeil et notre domestique de l'autre, que je m'aperçus de la similitude de leurs mouvements dans la recherche et la punition des insectes. Il était évident que le corbeau avait copié le domestique ou le domestique imité le corbeau.
Quant à moi, comme de notoriété publique le corbeau avait cent vingt ans, et que le domestique n'en avait que quarante, je soupçonne le domestique d'être le plagiaire.
Nous arrivâmes à la galerie des mésanges : c'était un petit pavillon placé à l'autre angle du jardin, tout tapissé d'ailes et de têtes de moineaux francs, brodé d'ailes, de têtes et de queues de mésanges.
Figurez-vous une grande tenture grise avec des dessins jaunes et bleus.
Ces dessins représentaient des roues, des rosaces, des étoiles, des arabesques, enfin toutes les fantaisies que peut dessiner, avec les corps, des pattes et des becs d'oiseaux, une imagination malade.
Dans les intervalles des dessins, il y avait des têtes de chats appliquées à la muraille, la gueule ouverte, la face ridée, les yeux étincelants ; ces têtes de chats surmontaient des pattes de chats croisées comme ces os dont le funèbre ornement accompagne d'ordinaire les têtes de mort.
Ces têtes étaient surmontées elles-mêmes de légendes conçues en ces termes :
Misouf, condamné à la peine de mort, le 10 janvier 1846, pour avoir endommagé deux chardonnerets et une mésange.
Le Docteur, condamné à la peine de mort, le 7 juillet 1847, pour avoir dérobé une saucisse sur le gril.
Blucher, condamné à la peine de mort, le 10 juin 1848 pour avoir bu à même d'une jatte de lait réservée pour mon déjeuner.
- Ah ! ah ! fis-je, il paraît que votre maître, comme nos anciens seigneurs féodaux, s'est arrogé le droit de justice basse et haute.
- Oui, monsieur, comme vous voyez ; et il en use sans appel. Il dit que si chacun faisait comme lui et détruisait les pillards, les voleurs et les assassins, il ne resterait bientôt plus sur la terre que les animaux doux et bienfaisants, et qu'alors les hommes, n'ayant que de bons exemples, en deviendraient meilleurs.
Je m'inclinai devant cet axiome : je respecte les collectionneurs sans les comprendre. J'ai visité à Gand un amateur qui faisait collection de boutons ; eh bien ! la chose paraissait ridicule au premier abord et finissait par devenir intéressante ; il avait divisé ses boutons par séries depuis le IXème siècle jusqu'à nous. La collection commençait à un bouton de la robe de Charlemagne et finissait par un bouton de l'uniforme de Napoléon ; il y avait des boutons de tous les régiments qui avaient existé en France, depuis les francs-archers de Charles VII, jusqu'aux tirailleurs de Vincennes ; il en avait en bois, en plomb, en cuivre, en zinc, en argent, en or, en rubis, en émeraudes et en diamants ; la collection, valeur matérielle, était estimée 100 000 francs ; elle lui avait coûté 300 000 francs peut être.
J'ai connu à Londres un Anglais qui faisait collection des cordes de pendus. Il avait voyagé dans une portion du globe et dans l'autre ; il avait des correspondants ; par lui et par ses correspondants, il s'était mis en relation avec les bourreaux des quatre parties du monde. Aussitôt un homme pendu en Europe, en Asie, en Afrique ou en Amérique, l'exécuteur coupait un bout de la corde, et envoyait cela avec un brevet d'authenticité à notre collectionneur, lequel en échange lui retournait le prix de son envoi ; il y avait une de ces cordes qui lui avait coûté cent livres sterling : il est vrai qu'elle avait eu l'honneur d'étrangler Sélim III, étranglement auquel, comme chacun le sait, la politique anglaise n'avait pas été totalement étrangère.
Je venais de copier l'épitaphe de maître Blucher, le buveur de lait, lorsque la demie après neuf heures sonna à Sainte-Gudule ; nous n'avions plus qu'une demi-heure pour gagner le chemin de fer d'Anvers ; je joignis mon offrande à celle qu'avait déjà donnée Biard en entrant, et nous sortîmes tout courant de cette nécropolis.
Notre guide, plein de reconnaissance, nous accompagna en sautillant jusqu'à la porte, et nous suivit des yeux, tout en se tordant le cou, jusqu'à l'angle de la rue.
Nous arrivâmes au débarcadère comme la machine jetait son cri de départ.

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