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Chapitre XV
Une suite

L'homme propose et Dieu dispose ; c'est pour le navigateur surtout que ce proverbe, le plus véridique de tous les proverbes, semble avoir été fait.
Nous partîmes de Goa dans les premiers jours de juin, époque à laquelle l'hiver commence ; or, qui n'a pas vu les tempêtes de la côte du Malabar, n'a rien vu.
Une de ces tempêtes-là nous jeta à Calicut ; et, bon gré mal gré, il fallut bien rester là.
Cependant il y a cela de commode dans les hivers de l'Inde, qu'ils ne sont pas le moins du monde accompagnés de froids, mais seulement de vents, de nuages et d'éclairs : ce qui fait que les fruits profitent aussi bien, pour mûrir, de l'hiver que de l'automne.
Au reste, ceux qui sont las de l'hiver n'ont pas beaucoup de chemin à faire pour aller chercher une autre saison. Ils n'ont qu'à traverser les montagnes de Gate, qui courent du nord au midi. En deux jours, au lieu d'être sur la côte de Malabar, ils se trouveront sur la côte de Coromandel, et, au lieu d'être trempés par l'hiver du golfe Persique, ils seront rôtis par l'été du golfe du Bengale.
Au reste, je vous dirai : Rien de beau comme cette côte, toute parsemée de palmiers et de cocotiers toujours verts, toujours empanachés, et qui dans les grands vents se couchent comme des arches de pont. Rien de beau comme ces plaines, comme ces prairies, comme ces rivières, comme ces lacs, où se mirent à l'envi villes, villages et maisons de campagne, et qui s'étendent depuis le cap Comorin jusqu'à Mangalore. Quand je vis que nous étions à la côte, et que le patron me dit que de trois ou quatre mois il n'y avait pas moyen de se remettre à la mer, j'en pris mon parti, et comme j'étais déjà presque aux trois quarts Hindou, je me décidai à faire un établissement à Calicut, et cela avec d'autant plus de tranquillité que, Calicut étant au pouvoir des Anglais, qui sont protestants, je n'avais rien à craindre de mon diable d'inquisiteur de Goa. D'ailleurs, à dix lieues de Calicut, j'avais Mahé, qui est un comptoir français et dont je pouvais me réclamer.
Ce qui me frappa tout d'abord, ce fut la longueur des oreilles que je rencontrais. J'avais cru jusqu'alors avoir les oreilles d'une assez jolie dimension, et je devais cet ornement à la libéralité que mon père et ma mère avaient toujours mise à me les tirer dans ma jeunesse ; mais je m'aperçus que mes oreilles, à moi, n'avaient point acquis le quart du volume auquel peuvent atteindre les oreilles humaines. Cela tient à ce qu'on les perce aux enfants calicutiens au moment où ils viennent au monde, et qu'à partir de cette heure les parents ingénieux mettent dans cette ouverture une feuille de palmier, sèche et roulée, qui, tendant sans cesse à se dérouler dilate excessivement le trou, de sorte qu'il y a quelques-unes de ces oreilles à travers lesquelles on peut passer le poing. Vous comprenez combien sont fiers ceux qui jouissent de cette espèce de beauté : ce sont les muscadins du pays.
Mon premier soin, en mettant pied à terre, avait été de prendre un naïr, c'est- à-dire une espèce de janissaire, pour visiter la ville et les environs, et pour me guider dans les locations et les achats que j'avais à faire.
Nous nous acheminâmes donc vers Calicut. Mais en route nous fûmes pris d'un tel ouragan, que je me vis forcé de me réfugier dans une pagode malabare. C'était justement celle où, quatre cents ans avant moi, avait abordé Vasco de Gama.
Comme l'intérieur du temple était garni d'images, Vasco et ses compagnons prirent la pagode pour une église chrétienne, et comme des hommes couverts de calicot, c'est-à-dire ressemblant à des prêtres en petite tenue, leur versèrent de l'eau et des cendres sur la tête, cela les confirma d'autant plus dans cette croyance.
Cependant, un des compagnons de Gama, inquiet de voir toutes ces idoles à figure étrange, et ne voulant pas compromettre son salut, accompagna, sa prière de cette restriction :
- Que je sois ou non dans la maison du diable, c'est à Dieu que j'adresse mon oraison.
Moi, comme je suis tant soit peu païen, je ne fis oraison ni à Dieu, ni au diable. J'attendis que la pluie fût passée, et voilà tout.
J'avais toujours entendu parler d'un détail commercial fort en usage à Calicut, et qui, au moment d'y établir un magasin quelconque, ne laissait pas de me préoccuper. Un créancier qui rencontre son débiteur, m'avait-on dit, n'avait qu'à tracer un cercle autour de lui, et, m'avait-on assuré, celui-ci n'en pouvait sortir, sous peine de mort, avant que la dette pour laquelle il venait d'être écroué ne fût payée. Il y avait plus. Une fois, le roi lui-même, à ce qu'on m'avait toujours assuré, avait rencontré un marchand qu'il remettait de jour en jour depuis trois mois ; celui-ci traça une ligne autour du cheval du roi, le monarque resta immobile comme une statue équestre, jusqu'à ce que l'on eût apporté du palais la somme dont il avait besoin pour se liquider.
L'aventure était vraie, mais elle avait eu lieu dans les temps reculés, et la loi que nous venons de citer était tombée à peu près en désuétude.
Mais une loi qui subsistait toujours, quoique les Anglais eussent déclaré que les femmes hindoues n'étaient plus forcées de s'y soumettre, c'était celle qui ordonne aux femmes de se brûler sur le corps de leurs maris. Or, comme si j'étais destiné à assister aux différends genres d'autodafé qui se pratiquent sur la côte occidentale de l'Inde, je n'étais pas plutôt établi à Calicut, que l'on annonça qu'un brahmine venait de mourir et que sa femme était décidée à se brûler sur son tombeau.
J'arrivai donc tout d'emblée pour assister à une suttie. C'était un spectacle assez curieux pour un Européen, pour que cet Européen n'y manquât point, surtout quand il était doué d'une femme qui, au lieu de se brûler sur son tombeau, eût fait bien certainement un feu de joie le jour de la mort de son époux.
J'arrêtai donc définitivement mon naïr pour un mois.
C'était un garçon intelligent, qui passa marché avec moi pour un demi-faron par jour, c'est-à-dire pour cinq ou six sous, et qui se chargea de me faire faire place le jour du spectacle.
Le jour du spectacle tombait le dimanche suivant, et la cérémonie s'accomplissait dans une plaine, à un quart de lieue de la ville. Le bûcher, composé des matières les plus combustibles et des bois les plus inflammables, était, je ne dirai pas dressé, mais établi dans une fosse, de sorte que le foyer présentait un trou pareil à celui d'un cratère.
Sur le bûcher était couché le cadavre du mari, embaumé de façon à attendre la femme sans trop se détériorer en attendant.
A l'heure convenue, c'est-à-dire vers dix heures du matin, la veuve du brahmine, pieds nus, tête nue, et le corps couvert d'une longue robe blanche, sortit de la maison conjugale au son des flûtes, des tambours et des tam- tams, et fut conduite en grande pompe au bûcher de son époux. Une fois hors de la ville, elle trouva sur la route un officier anglais et une douzaine d’hommes placés là par le gouverneur de Calicut.
L'officier s'approcha d'elle et lui dit en langue hindoustani que j'entendais parfaitement :
- Est-ce volontairement que vous mourez ?
- Oui, répondit-elle, c'est volontairement.
- Au cas où vos parents vous forceraient, je suis là pour vous porter secours ; réclamez mon appui, et, au nom de mon gouvernement, je vous emmène avec moi.
- Personne ne me force, je me brûle de plein gré. Laissez-moi donc passer.
J'étais, comme je l'ai dit, assez près de ceux qui dialoguaient pour entendre le dialogue, et j'avoue que je fus frappé d'admiration à la vue d'une résolution pareille. Il est vrai que la veuve parlait à un chrétien, devant lequel elle était bien aise de faire parade de sa religion, et que tous ces démons de brahmanes l'étourdissaient en lui chantant leurs litanies aux oreilles.
Elle continua donc sa route assez fermement vers le bûcher ; arrivée au bord de la fosse, qui commençait à flamber, elle fut entourée par les brahmanes qui lui firent boire une liqueur qui parut lui donner des forces. Mon naïr me dit que celui qui lui faisait boire cette liqueur, et qui la poussait le plus vigoureusement, était son oncle.
Quoi qu'il en fût, les brahmanes s'écartèrent, et la pauvre femme, après avoir fait ses adieux à l'assistance, après avoir distribué ses bijoux entre ses amies, recula de quatre pas pour prendre son élan, et, au milieu des cris d'encouragement des prêtres, au son d'une musique infernale, s'élança dans la fournaise.
Mais à peine y fut-elle, qu'elle trouva l'atmosphère un peu chaude, à ce qu'il paraît ; et que, malgré l'opium qu'elle avait bu, malgré les chants des prêtres, malgré les tam-tams des musiciens, elle poussa de grands cris, et sortit du feu plus vite qu'elle n'y était entrée.
Ce fut alors que j'admirai la prévoyance de mes bons inquisiteurs de Goa, lesquels dressent un poteau au milieu du bûcher, et, à ce poteau, scellent un anneau de fer pour retenir le condamné.
Au reste, à la vue de cette veuve qui manquait ainsi à tous ses devoirs, il faut rendre justice aux assistants, ils poussèrent un cri d'indignation, et chacun se précipita à la rencontre de la fugitive pour la repousser dans les flammes.
J'avais surtout devant moi, une adorable petite Calicutienne, de dix à douze ans, qui était furieuse, et qui déclarait que lorsque ce serait son tour de se brûler, elle ne ferait pas de telles façons, aussi criait-elle de toutes ses forces :
- Au feu ! la renégate ! Au feu ! au feu ! au feu !
Comme chacun jetait les mêmes cris, excepté moi, l'officier anglais et ses douze hommes, qui faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour arriver à la patiente, mais qui, on le comprend bien, étaient facilement repoussés par toute cette population furieuse ; la renégate, comme l'appelait ma jolie petite Calicutienne, fut prise, enlevée, ramenée à la fosse, et jetée à toute volée au milieu des flammes ; puis aussitôt on lança sur elle tout ce que l'on put trouver de fagots, de bûches, de fascines, d'herbes sèches, ce qui ne l'empêcha pas d'écarter tout cet échafaudage enflammé, de sortir une seconde fois de la fournaise, et, vivant incendie, avec la force du désespoir, d'aller, écartant tout le monde, se plonger dans un petit ruisseau qui coulait à cinquante pas du bûcher.
Vous concevez le scandale. Ca ne s'était jamais vu, à ce que disaient du moins les assistants. Ma petite Calicutienne surtout ne revenait point d'étonnement de ce qu'une femme pût oublier à ce degré ses devoirs envers son époux.
C'était au point qu'elle ne pouvait que proférer ces paroles :
- Oh ! moi !... oh ! moi !... Si c'était moi !
Aussi courut-elle avec tout le monde vers le ruisseau où s'était réfugiée la coupable à demi brûlée. Je la suivis, car je me sentais déjà pour elle une admiration profonde.
Comme nous arrivâmes sur les bords du ruisseau, la pauvre créature criait :
- Messieurs les Anglais, à moi ! au secours ! à moi !
Puis, comme les Anglais, repoussés par tous les côtés, ne pouvaient la secourir, elle aperçut son oncle, le même qui la poussait à se brûler :
- Mon oncle, cria-t-elle, au secours ! ayez compassion de moi ! Je quitterai ma famille, je vivrai comme une maudite. je mendierai.
- Eh bien ! soit, lui répondit l'oncle d'un air câlin. Laisse-moi t'envelopper dans ce drap mouillé, je te remporterai à la case.
Et, en disant cela, l'oncle clignait de l'oeil comme pour dire aux brahmines :
- Laissez faire, quand elle sera dans le drap son affaire sera claire.
Sans doute elle aussi vit le coup d'oeil et le comprit ; car, au lieu de se fier à son oncle, elle cria :
- Non ! non ! je ne veux pas ! éloignez-vous ! Je m'en irai toute seule ! laissez-moi ! laissez-moi !
Mais l'oncle ne voulait pas en avoir le démenti : il avait sans doute répondu de sa nièce, et il tenait à ce qu'elle acquittât sa parole.
Il jura donc à sa nièce, par les eaux du Gange, qu'il la ramènerait à la maison.
Le serment est si sacré, que la pauvre femme y crut. Elle se coucha sur le drap mouillé dans lequel son oncle la roula comme une momie. Puis, quand les bras furent pris, quand les jambes furent prises, il la chargea sur son épaule en criant : « Au bûcher ! au bûcher ! »
En effet, il se mit à courir vers la fosse, suivi de toute la population qui criait :
- Au bûcher ! au bûcher !
Ma petite Calicutienne était au comble de l'admiration. Quand le brahmane avait prononcé le serment sacré, elle avait été au moment de le flétrir du nom de paria ; mais quand elle vit que ce serment n'avait pas d'autre but que de tromper sa nièce, et que le brahmane manquait à son serment :
- Oh ! l'honnête homme, cria-t-elle en battant des mains, le digne homme ! le saint homme !
Je ne comprenais pas trop comment on était un brave homme, un saint homme, un digne homme, en manquant à son serment ; mais ma petite Hindoue disait cela d'un air si convaincu ; il y avait tant de grâce et de naïveté dans toute sa personne, que je finis par convenir en face de moi- même, l'orgueil masculin aidant, que cette pauvre veuve était décidément une grande coupable d'hésiter ainsi à se brûler sur le corps de son mari.
Aussi joignis-je mes acclamations aux acclamations générales de la foule, quand je vis cet honnête homme d'oncle, ce saint homme d'oncle, ce digne homme d'oncle, rejeter dans la fournaise sa misérable nièce si bien empaquetée cette fois, que, quelques efforts qu'elle fît, en cinq ou six minutes la flamme en eut raison.
Ma petite Calicutienne était dans l'enthousiasme. Ce dévouement conjugal préexistant dans le coeur d'une jeune fille me toucha au point que je lui demandai comment elle se nommait et qui elle était.
Elle se nommait Amarou, ce qui est un fort joli nom, comme vous voyez, et son père appartenait à la caste des Veissiahs, c'est-à-dire à celle des directeurs de l'agriculture et du commerce.
Le père d'Amarou était donc de la troisième classe, n'ayant au-dessus de lui que la classe des rajahs et celle des brahmanes, et au-dessous de lui, celle des sudras.
Le poste qu'il occupait à Calicut correspondait à celui de syndic du port.
C'était un homme qui pouvait m'être fort utile ; et comme mon naïr le connaissait, il fut convenu qu'il me présenterait à lui le lendemain.

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