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Chapitre XVII
Cinquième et dernier mariage du père Olifus

Comme on le comprend bien, le narrateur n'avait pas arrosé d'un carafon d'eau-de-vie et d'un carafon de rhum la narration de ses quatre premiers mariages, sans que le souvenir du passé, mêlé aux libations présentes, eût jeté quelque émotion sur son récit. Aussi nous étions convaincus, Biard et moi, que, s'il avait à nous raconter encore un sixième ou septième mariage, nous serions obligés ou de nous constituer gardiens du carafon de rack, ou de remettre au lendemain la fin de l'odyssée conjugale de l'Ulysse de Monnikendam.
Heureusement lui-même nous rassura, en passant, après avoir bu sa gorgée de rack, le dos de sa main sur ses lèvres, et en disant du ton d'un homme qui fait une annonce :
- Cinquième et dernier mariage du père Olifus !
Puis il continua de sa voix ordinaire :
J'étais donc parti avec mon petit bâtiment, une espèce de chasse-marée, pas davantage, et six hommes d'équipage, voilà tout, à l'aventure du bon Dieu, décidés que nous étions à doubler le cap Comorin, et, si le vent était bon et la mer belle, à laisser Ceylan par le bossoir de bâbord, et à gagner Sumatra et Java. Peu m'importait l'une ou l'autre de ces îles, puisque plus je m'avançais vers l'océan Pacifique, plus j'étais sûr de la vente de mon cardamome.
Le septième jour après notre départ, nous eûmes connaissance de Ceylan ; à l'aide de ma lunette, je pouvais même distinguer les maisons du port de Galles. Mais, bah ! le vent était frais, et nous avions encore pour un mois de beau temps à peu près.
Je détournai la tête de cette diablesse de terre qui nous attirait, et je mis le cap sur Achem, lançant ma coque de noix à travers l'océan des Indes, avec autant de philosophie que si c'eût été le premier trois-mâts de Rotterdam.
Tout alla bien pendant les cinq premiers jours, et même après, comme vous allez voir ; seulement, vers le deuxième quart de la sixième nuit, un petit accident faillit nous envoyer tous pêcher des perles au fond du golfe du Bengale.
Pendant les nuits précédentes, c'était moi qui avais tenu le gouvernail, et tout avait été à merveille ; mais, ma foi ! nous étions loin de toute terre ; aucun rocher, aucun banc n'était signalé sur notre route ; grâce à notre mâture basse et au peu de voiles que portait notre bâtiment, nous devions, la nuit surtout, échapper à l'oeil des pirates, si perçant qu'il fût ; je mis le plus habile de mes hommes au gouvernail, je descendis dans l'entrepont, je me couchai sur mes ballots et je m'endormis.
Je ne sais pas depuis combien de temps je dormais, lorsque tout à coup je fus réveillé par un grand bruit, qui se faisait au-dessus de ma tête. Mes hommes couraient de la poupe à la proue ; ils criaient ou plutôt hurlaient, et dans ces hurlements, je distinguais à la fois des prières et des jurements ; aussi, ce que je vis de plus clair dans tout cela, c'est que nous courions un danger quelconque, et que le danger était grand.
Plus le danger était grand, plus il réclamait ma présence ; aussi, sans chercher quel il pouvait être, je courus à l'écoutille et m'élançai sur le pont.
La mer était magnifique, le ciel étoilé, excepté sur un point où une masse énorme, presque suspendue au-dessus de notre tête, et prête à tomber sur le bâtiment, interrompait par son opacité la lumière des étoiles.
Tous les yeux de mes hommes étaient fixés sur cette masse, tous leurs efforts avaient pour but de l'éviter.
Seulement, quelle était cette masse ?
Un savant se serait mis à résoudre le problème, et aurait été englouti avant de l'avoir trouvé. Je n'eus pas cette prétention.
Je sautai sur le gouvernail, je mis la barre toute à bâbord ; puis, comme il passait, envoyé par le bon Dieu sans doute, un joli petit coup de vent nord- ouest, je le reçus dans ma voile d'avant et d'arrière en même temps, ce qui fit bondir notre embarcation comme un bélier effarouché ; de sorte qu'au moment où la masse retomba, au lieu de retomber d'aplomb sur nous, comme elle menaçait de le faire, elle rasa notre poupe, et ce fut nous, à notre tour, qui nous trouvâmes sur la montagne, au lieu d'être dans la vallée.
Ce qui avait failli nous écraser, c'était une énorme jonque chinoise, au ventre rebondi comme celui d'une calebasse, et qui était venue sur nous sans dire gare !
J'avais retenu, tant à Ceylan qu'à Goa, quelques mots chinois ; ce n'étaient peut-être pas des plus polis, mais c'étaient à coup sûr des plus énergiques. Je pris mon porte-voix, et je les envoyai comme une bordée aux sujets du sublime empereur.
Mais, à notre grand étonnement, personne ne répondit.
Ce fut alors que nous nous aperçûmes que la jonque flottait inerte, comme s'il n'y avait sur le pont personne pour la diriger ; aucune lumière ne brillait ni par les sabords, ni près de la boussole ; on eût dit d'un poisson mort, du cadavre de Léviathan.
Sans compter que pas une voile n'était au vent.
La chose était assez extraordinaire pour mériter notre attention. Nous connaissions les Chinois pour fort indolents ; mais, si indolents qu'ils soient, ils n'ont pas l'habitude de s'en aller au diable si tranquillement. Je compris qu'il était arrivé au bâtiment ou à l'équipage quelque chose d'inaccoutumé ; et comme nous n'avions plus qu'une heure et demie ou deux heures à attendre le jour, je manoeuvrai pour naviguer de conserve avec la jonque, ce qui n'était pas difficile, attendu qu'elle roulait comme un ballot, et qu'il n'y avait qu'une précaution à prendre, c'était de ne pas laisser porter contre elle.
Une simple voile que nous conservâmes suffit à nous préserver de cet accident.
Peu à peu le jour vint : au fur et à mesure que l'obscurité se dissipait, nos yeux essayaient de reconnaître quelque mouvement dans l'immense machine ; mais pas un homme ne bougeait ; ou la jonque était vide, ou son équipage était endormi.
Je m'approchai le plus qu'il me fut possible. Je prononçai tout ce que je savais de mots chinois. Un de mes hommes, qui avait été dix ans à Macao, parla, appela, cria à son tour ; personne ne répondit.
Alors nous résolûmes de faire le tour de la jonque, pour voir si le même silence régnait à tribord qu'à bâbord.
Même silence ; seulement, à tribord, une tire-veille pendait. Je manoeuvrai pour approcher le plus possible l'énorme carcasse ; je parvins à empoigner la tire-veille, et en cinq minutes je fus sur le pont.
Il était évident qu'il s'y était passé quelque chose qui n'était pas agréable pour les habitants de la jonque : des meubles cassés, des lambeaux d'étoffe flottant : çà et là des taches de sang : tout indiquait une lutte, et une lutte dans laquelle les Chinois, sans aucun doute, avaient eu le dessous.
Pendant que je passais la revue sur le pont, il me sembla entendre des plaintes étouffées sortir de l'intérieur. Je voulus descendre dans l'entrepont, les écoutilles étaient fermées.
Je regardai autour de moi, et vis au pied du cabestan une espèce de pince qui me parut destinée à remplir merveilleusement le but que je me proposais. En effet, à l'aide d'une pesée, je fis sauter la trappe d'une des écoutilles, et le jour pénétra dans l'entrepont.
En même temps que le jour y pénétrait, des plaintes plus distinctes arrivaient jusqu'à moi. Je descendis avec une certaine hésitation, je l'avoue ; mais à la moitié de l'échelle, j'étais rassuré.
Sur le plancher de l'entrepont, rangés comme des momies et ficelés comme des saucissons, étaient une vingtaine de Chinois rongeant leurs bâillons avec plus ou moins de grimaces, selon que la nature les avait doués d'un tempérament plus ou moins patient.
J'allai à celui qui me parut le plus considérable ; il était ficelé de cordes plus grosses, et mâchait un bâillon plus gros. A tout seigneur tout honneur.
Je le déficelai et le débâillonnai de mon mieux : c'était le propriétaire de la jonque, le capitaine Ising-Fong. Il commença par m'adresser ses bien sincères remerciements, à ce que je pus comprendre du moins ; puis il me pria de l'aider à déficeler et à débâillonner ses compagnons.
En moins de dix minutes l'opération fut terminée.
Au fur et à mesure qu'un homme était déficelé et débâillonné, il se précipitait dans la cale, où il disparaissait. J'eus la curiosité de voir ce qu'ils allaient faire avec tant de précipitation dans les bas-fonds du bâtiment, et je vis les malheureux qui avaient défoncé une barrique d'eau, et qui buvaient à même.
Il y avait trois jours qu'ils n'avaient ni bu ni mangé ; mais comme ils avaient encore plus souffert de la soif que de la faim, c'était la soif qu’ils s'occupaient d'étancher d'abord.
Deux burent tant qu'ils en moururent ; un troisième mangea tant qu'il en creva.
L'histoire de cette malheureuse jonque, qui nous avait d'abord paru si incompréhensible, était cependant toute naturelle.
Abordé de nuit par des pirates malabars, l'équipage avait été pris après une courte résistance.
C'était cette résistance dont nous avions aperçu les traces sur le pont.
Puis, pour n'être pas dérangés dans leur visite commerciale, les pirates avaient lié, bâillonné et couché l'équipage, son capitaine en tête, dans l'entrepont ; après quoi ils avaient pris du chargement tout ce qu'il leur avait fait plaisir d'en prendre, gâtant ou noyant une partie de ce qu'ils n'avaient pas pu emporter.
Puis, dans l'espérance sans doute de faire un second voyage à la jonque, ils avaient cargué toutes les voiles qui pouvaient lui faire faire du chemin, et l'avaient laissée courir à sec.
C'était dans cet état qu'elle avait failli nous tomber sur la tête.
On comprend la joie du capitaine et de son équipage en se voyant délivrés par nous, ou plutôt par moi, après trois jours d'angoisses, de leur situation médiocrement agréable. On envoya une espèce d'échelle à mes hommes, dont quatre montèrent sur le pont, tandis que les deux autres amarraient le chasse-marée à la poupe de la jonque, où il ne paraissait pas plus important qu'un canot à la suite d'un brick ordinaire.
Le chasse-marée amarré, les deux derniers hommes de mon équipage vinrent nous rejoindre.
Il s'agissait d'aider l'équipage chinois à se remettre en état. Les sujets du sublime empereur ne sont ni les plus braves ni les plus habiles marins de la terre ; de sorte qu'ils poussaient de grands cris, faisaient de grands bras, mais n'eussent avancé en rien, si nous n'eussions fait leur besogne.
La besogne faite, les blessés pansés, les morts jetés à la mer, la jonque sous voiles, on décida que le chargement étant passé à bord des pirates, il était inutile de continuer la route pour Madras. D'ailleurs, le capitaine Ising-Fong était décidé à revenir sur ses pas. C'est qu'il comptait prendre à Madras un chargement de cardamome, et que justement, moi, j'étais chargé de cardamome ; seulement, on comprend que la première chose que les pirates avaient visitée, c'était la caisse du capitaine Ising-Fong. La caisse ne se trouvant pas en état de me solder les huit mille roupies auxquelles était estimée ma cargaison, il fut convenu que nous ferions route de conserve jusqu'à Manille, où le capitaine Ising-Fong avait un correspondant, et où par conséquent, grâce au crédit dont il jouissait depuis le détroit de Malacca jusqu'au détroit de Corée, nous pourrions terminer notre négociation. Comme je n'avais de préférence pour aucun lieu du monde, et surtout rien de particulier contre les Philippines, j'acceptai la proposition, à la condition seulement que je serais consulté sur la manoeuvre, attendu que je ne me souciais nullement de faire connaissance avec les pirates.
Le capitaine Ising-Tong, soit amour-propre, soit défiance, fit d'abord quelques difficultés ; mais lorsqu'il eut vu que grâce à mes manoeuvres, sa machine, qui roulait jusque-là comme une tonne, commençait à fendre l'eau comme un poisson, il croisa ses mains sur son ventre, se mit à dodeliner la tête de haut en bas, prononça deux ou trois fois la double syllabe hi-o, hi-o, qui veut dire : A merveille, et il ne s'occupa plus de rien.
Si bien que nous franchîmes sans accident le détroit de Malacca, que nous traversâmes, sans accident toujours, l'archipel des Arambas, et qu'ayant doublé la petite île du Corregidor, placée comme une vedette à l'entrée de la baie, nous nous engageâmes dans les bouches du Passig, et allâmes sains et saufs jeter l'ancre, à la nuit close, en face de l'entrepôt de la douane.

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