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Chapitre III
Femmes marines et sirènes

Souvenir, doux présent du ciel à l'aide duquel l'homme revit dans son existence passée, miroir magique qui réfléchit les objets en leur prêtant la vague poésie du crépuscule, le suave contour de la distance, c'est près de moi surtout que ta présence est réelle, ton entraînement irrésistible ! Je prends la plume dans l'intention bien arrêtée de traverser l'espace à vol d'oiseau, dans le seul désir de partir et d'arriver. Mais voilà que tout le long de la route le souvenir a posé des jalons qu'il retrouve. Voilà que je ne m'appartiens plus, que je suis corps et âme au passé. Voilà que mon esprit, qui voulait traverser l'espace rapide comme l'éclair, flotte incertain, pareil à la bulle de savon qu'emporte le souffle du vent, et qui en se baignant dans le saphir, le rubis et l'opale, réfléchit sur son globe éphémère les maisons, les champs, le ciel, c'est-à-dire un monde éternel dans un monde d'un instant.
C'est cependant vrai : je voulais dans un seul chapitre franchir la France, traverser la Belgique, descendre l'Escaut, gagner Amsterdam, et m'embarquer pour Monnikendam, où nous devions trouver le père Olifus. Mais voilà que sur la route j'ai rencontré Biard, le roi des Belges, l'homme à la basse, les moulins de Dordrecht, les bâtiments d'Ysselmonde, la lettre de Jacobson, Jacquand, la kermesse de la Haye, les détailleurs de cornichons, les marchands de gaufres, les Frisonnes aux bonnets d'or.
Voilà que je me suis arrêté à chacune et à chacun, aux hommes et aux choses : voilà que j'ai tendu la main, détourné la tête, ralenti le pas : voilà qu'au commencement de mon troisième chapitre, j'en suis encore où ? à La Haye, à la veille du couronnement : voilà que je n'aurai pas trop de ce chapitre encore pour parler du roi, de la reine, d'Amsterdam avec ses trois cents canaux, ses trente mille étendards, ses deux cent mille habitants. Que mes lecteurs me pardonnent ; Dieu m'a fait ainsi, qu'ils me prennent donc comme Dieu m'a fait, ou qu'ils ferment le livre.
Je ne perds pourtant pas l'espérance d'arriver à Monnikendam à la fin de ce chapitre. Mais l'homme propose et Dieu dispose.
Comme les bateaux de papier que les enfants mettent sur un ruisseau, qui pour eux est un fleuve, je vais donc me laisser aller au cours de mon récit, au risque de chavirer aujourd'hui et de n'arriver que demain.
J'avais une lettre du roi Jérôme Napoléon pour sa nièce la reine de Hollande. Dès mon arrivée, j'avais fait remettre cette lettre à son adresse ; de sorte que je fus réveillé par un messager du palais.
J'allongeai ma tête hors du lit de plume dans lequel j'étais enseveli, et m'informai de la cause de mon réveil. L'aide de camp du roi me faisait passer, de la part de Sa Majesté, une autorisation de prendre, avec mes compagnons de route, le convoi spécial, et m'envoyait des cartes pour assister au couronnement dans la tribune diplomatique.
Le convoi spécial partait à onze heures, il en était neuf ; je remerciai le messager et essayai de me tirer hors de mon lit.
Je dis que j'essayai de me tirer de mon lit, et c'est le mot propre ; ce n'est pas chose facile que de se tirer d'un lit hollandais, fait en forme de caisse et garni de deux matelas bourrés de plume, dans lesquels on creuse son moule et qui se referment sur vous.
Il y a une chose incroyable, c'est la variété apportée dans les accessoires et dans la forme d'un meuble qui, dans tous les pays du monde, a le même but, celui de reposer le corps humain. Les esprits sédentaires croient que partout l'on doit se coucher de la même manière, ou à peu près ; ceux-là se trompent grandement.
Mettez à côté les uns des autres un lit anglais, un lit italien, un lit espagnol, un lit allemand et un lit hollandais, faites-les étudier par un savant parisien qui n'aura jamais vu d'autre lit qu'un lit français, et vous aurez un volume de conjectures, plus curieuses les unes que les autres, sur les différent usages auxquels peuvent êtres employés ces différents meubles.
Il leur assignera cent destinations différentes avant de deviner que ce sont des machines à sommeil.
Heureusement, je suis depuis longtemps familiarisé avec les lits les plus extravagants, et j'avais parfaitement dormi dans mon lit hollandais.
Il n'en était pas de même d'Alexandre et de Biard, qui étaient depuis sept heures du matin à la recherche d'une maison de bains. Ils espéraient que l'eau les remettrait de la plume, et la baignoire de la couchette.
Ils revinrent à neuf heures et demie, ayant fait trois fois le tour de la Haye, ayant visité tous les musées, tous les magasins de bric-à-brac, mais n'ayant pas pu découvrir une seule maison de bains.
Il est vrai que la mer n'est qu'à une lieue de la Haye.
Il me restait juste le temps d'aller moi-même au musée.
Il y avait une chose que je voulais voir, à part les Rembrandt, les Van Dick, les Hobbema, les Paul Potter et tous les chefs-d'oeuvre de la peinture hollandaise, c'était, dans les salles basses, au milieu de ce musée pittoresque, une case vitrée dans laquelle on conserve plusieurs échantillons de femmes marines.
La femme marine est un produit particulier à La Hollande et à ses colonies.
Comme on le sait, ou comme on ne le sait pas, la femme marine se divise en deux classes :
La sirène et la néréide.
La sirène, c'est le monstre antique, à tête de femme et à queue de poisson. Ce sont les filles de Parthénope, de Ligée et de Leucosie. S'il faut en croire les auteurs du XVIème, du XVIIème et même du XVIIIème siècle, les sirènes ne sont point rares. Le capitaine anglais John Smith vit en 1614, dans la Nouvelle-Angleterre aux Indes-Occidentales, une sirène ayant la partie supérieure du corps parfaitement semblable à celle d'une femme. Elle nageait avec toute la grâce possible lorsqu'il l'aperçut au bord de la mer. Ses yeux grands, quoique un peu ronds, son nez bien fait, quoiqu'un peu camus, ses oreilles d'une jolie forme quoiqu'un peu longues, en faisaient une personne fort agréable, à laquelle de longs cheveux verts donnaient un caractère d'étrangeté qui n'était pas sans charmes. Malheureusement la belle baigneuse fit une culbute, et le capitaine John Smith, qui commençait à en devenir amoureux, s'aperçut qu'à partir du nombril la femme n'était plus qu'un poisson.
Il est vrai que ce poisson avait une double queue, mais une double queue ne remplace pas deux jambes.
Le docteur Kircher constate, dans un rapport scientifique, qu'une sirène fut prise dans le ­uyderzée, et disséquée à Leyde par le professeur Pierre Paw ; et, dans le même rapport, il parle d'une sirène qui fut trouvée en Danemark, et qui apprit à filer et à prédire l'avenir. Cette sirène avait une longue chevelure, formée, non de poils, mais de filets charnus. Elle avait le visage agréable, les bras plus longs que ceux des hommes, les doigts des mains joints par un cartilage en forme de patte d'oie, les mamelles rondes et fermes, la peau couverte d'écailles si blanches et si fines que de loin, on pouvait les prendre pour une peau blanche et grasse. Elle racontait que tritons et sirènes forment une population sous-marine qui, tenant pour l'adresse du singe et du castor, se construisent dans des lieux inaccessibles aux plongeurs, des grottes de rocailles, où ils étendent des lits de sable, sur lesquels ils se reposent, dorment et aiment.
Jean-Philippe Abelinus rapporte, dans le premier volume de son Théâtre de l'Europe, qu'en l'an 1619, des conseillers du roi de Danemark, naviguant de la Norvège à Copenhague, virent un homme marin se promenant dans la mer, et portant une botte d'herbes sur sa tête. On lui jeta un appât qui cachait un hameçon. L'homme marin était gourmand, à ce qu'il paraît, comme un homme terrestre, il se laissa prendre au morceau de lard, y mordit, et fut attiré à bord du vaisseau. Mais à peine fut-il sur le pont, qu'il se mit à parler le plus pur danois et à menacer le bâtiment de sa perte. Aux premières paroles qu'il prononça, les matelots, comme on le pense bien, furent fort étonnés. Mais quand des simples paroles il passa aux menaces, leur étonnement se changea en épouvante. Ils se hâtèrent de rejeter l'homme marin à la mer en lui faisant toutes sortes d'excuses.
Il est vrai que, comme c'est le seul exemple d'homme marin qui ait parlé ; les commentaires d'Abelinus prétendent que ce n'était point un triton, mais un spectre.
Johnston raconte qu'en 1403 on prit une femme marine dans un lac de Hollande où elle avait été jetée par la mer. Elle se laissa habiller, s'accoutuma à manger du pain et du lait, apprit à filer, mais resta muette.
Enfin, pour finir comme un feu d'artifice, c'est-à-dire par le bouquet, Dimas Bosque, médecin du vice-roi de l'île de Manara, raconte, dans une lettre insérée à l'Histoire d'Asie de Barthole, qu'étant à se promener au bord de la mer avec un jésuite, une troupe de pêcheurs vint tout courant inviter le père à entrer dans leur barque pour voir un prodige. Le père se rendit à leur invitation, et Dimas Bosque l'accompagna.
Dans cette barque se trouvaient seize poissons à figure humaine, neuf femelles et sept mâles, que les pêcheurs venaient de prendre d'un seul coup de filet ; on les tira sur le rivage et on les examina minutieusement. Leurs oreilles étaient éminentes comme les nôtres, cartilagineuses et couvertes d'une peau mince. Leurs yeux étaient semblables aux nôtres par la couleur, la forme et la situation, ils étaient enfermés dans des orbites cachés sous le front, étaient garnis de paupières, et n'avaient pas, comme ceux des poissons, différents axes de vision. Le nez ne différait du nez humain qu'en ce qu'il était un peu aplati comme celui du nègre, et légèrement fendu comme celui du bouledogue. La bouche et les lèvres étaient parfaitement semblables aux nôtres. Les dents étaient carrées et serrées l'une contre l'autre. Ils avaient la poitrine large et couverte d'une peau extrêmement blanche, qui laissait apercevoir les vaisseaux sanguins.
Les femelles avaient les mamelles rondes et fermes, et sans doute quelques- unes nourrissaient, car, en pressant ces mamelles, on en faisait jaillir un lait très blanc et très pur. Leurs bras, longs de deux coudées, plus pleins que les nôtres, étaient sans jointures, les mains étaient attachées au cubitus. Enfin, le dessous du ventre, à commencer aux hanches et aux cuisses, se partageait en une queue double, pareille à celle des poissons.
On comprend qu'une pareille prise fit grand bruit. Le vice-roi traita de ce coup de filet avec les pêcheurs, et fit cadeau, en la détaillant, de toute cette société de tritons et de sirènes à ses amis et connaissances.
Le résident hollandais reçut pour sa part une sirène, qu'il adressa à son gouvernement, lequel la retourna au musée de la Haye.
On comprend qu'une véritable sirène, une sirène authentique, une sirène casée et étiquetée dans un musée, une sirène que la science a déclaré n'être point de la famille des Lazarille de Tormes ou de Cadet-Roussel-Esturgeon, mais bien une descendante authentique du fleuve AchéloŸs et de la nymphe Calliope, était bien autrement curieuse qu'une galerie de corbeaux, y eût-il dix mille corbeaux dans cette galerie.
Car enfin les corbeaux on en voit tous les jours, et les sirènes au contraire deviennent de plus en plus rares.
Si bien que ne sachant pas si je viendrais jamais à la Haye, je ne voulais pas manquer cette occasion de voir une sirène.
Mais, si pressé que je fusse de me donner ce plaisir, je fus arrêté court en entrant.
Je savais que c'était dans ce même musée que se trouvait exposé le costume complet que portait Guillaume de Nassau, prince d'Orange, que l'histoire a surnommé le Taciturne, lorsqu'il fut assassiné à Delft, par Balthazar Gérard, le 10 juillet 1684.
Ce souvenir historique avait pour moi un attrait positif qui valait bien celui des sirènes et des femmes marines de tous les pays. Je priai donc le cicérone de m'indiquer d'abord la case où étaient enfermés les vêtements de Guillaume, ensuite l'armoire où était le cadavre de la femme marine.
La dépouille du fondateur de la république hollandaise, de l'auteur de l'union d'Utrecht, de l'époux de la veuve de Téligny, se trouve à gauche en entrant dans la première salle ; depuis deux cent soixante-quatre ans, elle est exposée à la vénération du peuple pour lequel fut le dernier soupir de Guillaume.
- Seigneur, ayez pitié de mon âme et de ce pauvre peuple ! dit le Taciturne en tombant.
Le pourpoint, la veste et la chemise teints de sang sont là, avec la balle qui lui traversa la poitrine, avec le pistolet d'où elle sortit.
C'est une malédiction vivante et éternelle contre l'assassin.
Je ne sais rien qui pousse à la méditation, au rêve, à la poésie, comme la vue des objets matériels.
Que de choses dans le couteau de Ravaillac ! que de choses dans la balle de Balthazar Gérard !
Qui dira ce que trois pouces de fer ou une once de plomb pèsent dans la destinée des peuples !
Hasard, providence ou fatalité, le monde blanchira sur ces trois mots.
Le sphinx qui veille sur eux, c'est le doute.
Je reviendrai à la Haye rien que pour revoir cette chemise teinte de sang, ce pistolet et cette balle.
Mais il était onze heures moins un quart, je n'avais plus que quelques minutes à moi. Je demandai à voir ma sirène. On me conduisit à la case n° 449 : cette case contenait trois monstres : un faune, un vampire et une sirène.
C'était à la sirène que j'en voulais. Je laissai de côté le vampire et le faune.
Elle était desséchée et à peu près de la couleur d'une tête de Caraïbe. Ses yeux étaient fermés ; le nez s'était aplati ; les lèvres s'étaient collées aux dents, devenues jaunes ; le sein était évident, quoique déprimé, quelques cheveux rares et courts se hérissaient sur sa tête ; enfin la partie inférieure du corps se terminait en queue de poisson.
Il n'y avait rien à dire : c'était bien une sirène.
Interrogé par moi, mon cicerone me raconta alors l'histoire du médecin Dimas Bosque, du père jésuite, du Vice-roi de Manara et du résident hollandais, telle que je l'ai racontée.
Puis, comme il vit que j'insistais pour avoir d'autres détails :
- Il parait, me dit-il, que vous êtes curieux de renseignements sur ces sortes d'animaux.
Je trouvai mon cicérone assez impertinent de ranger au nombre des animaux une créature ayant la tête d'une femme, les mains d'une femme et le sein d'une femme ; mais comme je n'avais pas le temps de discuter avec lui :
- Très curieux, lui répondis-je, et si vous pouviez m'en donner...
- Oh ! pas moi précisément ; mais je puis vous indiquer où vous en trouverez.
- Où cela ? dites vite.
- A Monnikendam.
- Qu'est-ce que c'est que Monnikendam ?
- C'est un bourg à deux lieues d'Amsterdam, au fond d'un petit golfe du ­uyderzée.
- Et je trouverai là des renseignements sur les sirènes ?
- Oh ! bien oui, sur les sirènes ! sur les femmes marines, ce qui est bien plus curieux encore.
- Il y en a donc une dans le musée de Monnikendam ?
- Non, mais il y en a une dans le cimetière. Vous verrez son mari et ses enfants, ce qui sera bien aussi amusant.
- Elle s'est donc mariée ? elle a donc eu des enfants ? votre femme marine.
- Elle s'est mariée et elle a eu des enfants. Il est vrai que ses enfants la renient, mais son mari vous racontera tout, lui.
- Parle-t-il français ?
- Oh ! il parle toutes les langues. C'est un vieux loup de mer.
- Et vous le nommez ?
- Le père Olifus.
- Où le trouverai-je ?
- Peut-être à Amsterdam même. Il a un bateau avec lequel il passe les voyageurs d'Amsterdam à Monnikendam.Si vous ne le trouvez pas à Amsterdam, vous la trouverez à Monnikendam, où sa fille Marguerite tient l'hôtel du Bonhomme Tropique.
- Le père Olifus, vous dites ?
- Le père Olifus.
- Bon.
Je jetai un dernier regard à la sirène, dont Biard fit un croquis, et nous sautâmes dans notre remise en criant :
- Au chemin de fer.

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