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Chapitre I
Les gentilshommes de la Sierra-Morena

Ce qui m'a séduit quand j'ai commencé ce livre, qui n'avait pas d'antécédent pour moi dans les vingt ans de ma vie littéraire qui se sont déjà écoulés, c'est surtout la faculté qu'il me donnait de me jeter dans la vie rêveuse, fatigué que je suis parfois de la vie positive.
Quand j'écris un roman, ou quand j'écris un drame, je subis tout naturellement les exigences du siècle dans lequel mon sujet s'accomplit. Les lieux, les hommes, les événements me sont imposés par l'inexorable ponctualité de la topographie, de la généalogie et des dates; il faut que le langage, le costume, l'allure même de mes personnages, soient en harmonie avec les idées qu'on s'est faites de l'époque que j'essaie de peindre. Mon imagination, aux prises avec la réalité, pareille à un homme qui visite les ruines d'un monument détruit, est forcée d'enjamber par-dessus les décombres, de suivre les corridors, de se courber sous les poternes, pour retrouver, ou à peu près, le plan de l'édifice, à l'époque où la vie l'habitait, où la joie l'emplissait de chants et de rires, où la douleur y demandait un écho pour ses sanglots et pour ses cris. Au milieu de toutes ces recherches, de toutes ces investigations, de toutes ces nécessités, le moi disparaît ; je deviens un composé de Froissart, de Monstrelet, de Chastelain, de Commynes, de Saulx-Tavannes, de Montluc, de l'Estoile, de Tallemant des Réaux et de Saint-Simon ; ce que j'ai de talent se substitue à ce que j'ai d'individualité, ce que j'ai d'instruction à ce que j'ai de verve : je cesse d'être acteur dans ce grand roman de ma propre vie, dans ce grand drame de mes propres sensations ; je deviens chroniqueur, annaliste, historien ; j'apprends à mes contemporains les événements des jours écoulés, les impressions que ces événements ont produites sur les personnages qui ont vécu réellement ou que j'ai créés avec ma fantaisie. Mais des impressions que les événements de tous les jours, ces événements terribles qui secouent la terre sous nos pieds, qui assombrissent le ciel sur nos têtes, des impressions que ces événements ont produites sur moi, il m'est défendu de rien dire. Amitiés d'Edouard III, haines de Louis XI, caprices de Charles IX, passions de Henri IV, faiblesses de Louis XIII, amours de Louis XIV, je raconte tout ; mais des amitiés qui consolent mon coeur, des haines qui aigrissent mon esprit, des caprices qui naissent dans mon imagination ; mais de mes passions, de mes faiblesses, de mes amours, je n'ose parler. Je fais connaître à mon lecteur un héros qui a existé il y a mille ans, et moi je lui reste inconnu : je lui fais aimer ou haïr à mon gré les personnages pour lesquels il me plaît d'exiger de lui sa haine ou son amour, et moi je lui demeure indifférent. Eh bien ! il y a quelque chose de triste là dedans, quelque chose d'injuste contre lequel je veux lutter. Je veux tâcher d'être pour le lecteur quelque chose de mieux qu'un narrateur dont chacun se fait une image au miroir de sa fantaisie. Je voudrais devenir un être vivant, palpable, mêlé à la vie dont je prends les heures quelque chose comme un ami enfin, si familier à tout le monde que, lorsqu'il entre, quelque part que ce soit, dans la cabane comme dans le château, il n'ait besoin d'être présenté à personne, parce qu'à la première vue il est reconnu de tous.
Ainsi je mourrais moins, ce me semble ; la tombe me prendrait mort, mais mes livres me garderaient vivant. Dans cent ans, dans deux cents ans, dans mille ans, quand moeurs, costumes, langages, races même, quand tout aurait changé, avec un de mes volumes qui aura survécu peut-être, j'y survivrai moi-même, pareil à un de ces naufragés qu'on retrouve sur une planche, au milieu de l'Océan, où le navire qui le portait s'est englouti avec les autres passagers.
Hélas ! toutes ces réflexions me sont venues à propos d'une date. J'avais commencé ce chapitre par ces mots :

Le trois novembre 1848 vers quatre heures du soir j'entrais à Cordoue avec mon fils et mes bons et chers compagnons de voyage Maquet, Giraud, Boulanger et Desbarolles.

Et j'ajoutais : Nous venions de Madrid, où nous avions quitté monsieur le duc de Montpensier, et nous allions à Alger, où nous attendait monsieur le maréchal Bugeaud.

C'était ce matin, 10 juin 1849, à dix heures, que j'écrivais ces lignes. Ma porte s'ouvre, on entre et l'on me dit :
- Le maréchal Bugeaud est mort.
Ainsi trois ans se sont écoulés à peine : celui que nous quittions est exilé, celui que nous allions rejoindre est mort.
Eh bien ! n'est-ce pas tout simple, je le demande à mes lecteurs, qu'au lieu de leur créer aujourd'hui du moins quelque personnage nouveau ou inconnu, et cela en forçant mon esprit, en contraignant mon coeur, je leur parle de ce qui est en moi, et non pas hors de moi, et que je m'entretienne un peu avec eux de ce charmant enfant, car, lorsqu'il nous a quittés c'était un homme à peine, qui me disait, me tendant la main, après la mort de son frère aîné :
@i Uno avulso, non deficit alter ?
Et de ce vieux soldat d'Austerlitz, de Tarragone, de Conflans, de Tortose, de Castille, d'Orval, de la Tafna, de la Sikkah et d'Isly, qui, comme Cincinnatus, avait pris pour devise : @iEnse et aratro ?
Lorsque le duc d'Orléans mourut d'une façon si fatale et si inattendue, mon premier mouvement fut, non pas de maudire le hasard, mais d'interroger Dieu.
Souvent, c'est au moment où Dieu semble retirer sa main des choses de la terre que, penché sur elle, il lui imprime quelqu'un de ces mouvements décisifs qui changent la face des sociétés.
Ce n'est pas sans motif qu'un prince qui s'est fait l'amour d'un peuple, qui porte dans sa main la fortune de la France, qui moule dans sa pensée l'avenir du monde sort un matin, seul, dans une voiture découverte, se fait emporter par deux chevaux qui lui brisent la tête sur le pavé, et qui s'arrêtent d'eux mêmes cent pas plus loin que l'endroit où ils l'ont tué.
Je l'écrivis à cette époque : si la Providence n'avait pas eu un but d'humanité générale en tuant le duc d'Orléans, la Providence eût commis un crime ; et comment allier ces deux mots Crime et Providence !
Non ! la Providence avait décrété que les monarchies tiraient à leur fin ; elle avait d'avance écrit au livre de bronze du destin la date de cette prochaine république que je prédisais au roi lui-même en 1832. Eh bien ! la Providence trouvait sur sa route un obstacle à ses desseins : c'était la popularité du prince-soldat, du prince-poète, du prince-artiste ; la Providence a supprimé l'obstacle ; de sorte que, le jour venu, rien ne se trouva, que le vide, entre le trône qui s'écroulait et la république qui allait naître.
Eh bien ! dans ma conviction profonde, il en est ainsi de l'homme éminent qui vient de mourir, tué par cette main qui s'étend sur les individus, sur les nations, sur les mondes. Le maréchal Bugeaud était un obstacle à la république à naître, Dieu a frappé d'un coup aussi inattendu l'homme de la résistance, qu'il avait frappé le prince du progrès ; et tous deux sont morts, l'un emportant l'avenir, l'autre le passé.
Je n'avais pas vu le maréchal depuis notre passage à Alger, quand, il y a huit jours, je le rencontrai chez le président, auquel j'avais tant tardé à faire cette première visite qu'il ne fallut rien moins que les souvenirs du château de Ham pour me faire pardonner d'avoir tenu dans un pareil oubli le palais de l'Elysée.
Le maréchal arrivait à Paris : il était trop loin là-bas pour que la mort allât le chercher ; il venait chercher la mort.
Il m'aperçut, me fit signe d'aller à lui, et m'entraîna dans l'embrasure d'une fenêtre.
- Eh bien ! monsieur le poète, me dit-il, que pensez-vous de tout ce qui se passe ?
- Je vous dirai, monsieur le maréchal, que je crois que nous prenons un remous pour le courant, et que nous usons nos forces à remonter le fleuve que nous devrions descendre.
- Ah bah ! Seriez-vous devenu socialiste, par hasard ?
- Je ne suis jamais devenu, monsieur le maréchal, j'ai toujours été : ce que je pense aujourd'hui, je l'écrivais il y a dix-huit mois. On ne presse ni on ne retient la marche des nations. On la suit. Si on la presse, on se trompe comme s'est trompé le tsar Pierre Ier à l'endroit de la Russie ; si on la retient, on se trompe comme s'est trompé le roi Louis-Philippe à l'égard de la France. Le mouvement social a ses lois, comme le mouvement terrestre les siennes ; aveugle qui, les yeux fixés sur le soleil, croit que c'est le soleil qui marche, et que c'est la terre qui reste immobile.
- C'est-à-dire que nous sommes des réactionnaires...
- Monsieur le maréchal me permet-il de lui dire toute ma pensée ?
- Parbleu !
- Eh bien ! vous êtes l'homme qui me rassurerait le plus de l'autre côté des Alpes, et qui m'effraie le plus dans ce salon.
- Et pourquoi cela ?
- Parce que celui chez lequel nous sommes n'est déjà que trop disposé à la lutte, et que, s'il a pour alliés des hommes de votre taille, il luttera. Or, cette lutte est pour moi celle de Jacob et de l'ange. L'ange triomphera.
- L'ange exterminateur alors ?
- Non, l'ange reconstructeur au contraire.
- Vous voulez que nous nous laissions entraîner par le mouvement.
- Je veux mieux que cela, je veux que vous le dirigiez. Il y a toujours quelque chose à faire de ce qui vit ; il n'y a rien à faire de ce qui est mort. Ce qui vit, c'est le présent, c'est l'avenir ; ce qui est mort, c'est le passé. Eh bien ! vous vous jetez dans le passé quand vous avez l'avenir. Ce fut l'erreur de Charles X, ce fut l'erreur de Louis-Philippe. J'ai bien peur que ce ne soit aussi celle de Louis-Napoléon.
- Disiez-vous cela au duc d'Orléans ?
- Certainement que je le lui disais.
- Et croyez-vous que, s'il fût devenu roi, il eût suivi votre conseil ?
- S'il fût devenu roi, ni l'Europe ni la France n'eussent été dans la position où elles sont maintenant, puisque, s'il fût devenu roi, une nouvelle révolution n'eût pas eu lieu.
Le 24 février est un accident que l'on eût pu prévoir et empêcher.
Le 24 février, comme tous les grands cataclysmes, est venu à son heure. Le 24 février, c'est non seulement la révolution de la France, mais la révolution du monde. Jetez les yeux sur l'Europe à trois époques différentes, au 21 janvier 1793, au 29 juillet 1830 et au 24 février 1848, et voyez quel progrès les idées républicaines ont fait en soixante ans. En 93, tous les peuples, appelés à l'émancipation par nous, se lèvent contre nous. En 1830, quelques- unes se réveillent, s'agitent, combattent ; mais la lutte est partielle, courte, bientôt réprimée. En 1848, c'est une traînée de flamme qui part de Paris, suit le Rhin, gagne le Danube, s'étend au midi jusqu'au Tibre, au nord jusqu'à la Vistule. Huit jours après la république française proclamée, les deux tiers de l'Europe sont en feu, et cette fois, voyez comme l'incendie gagne au lieu de s'éteindre. Ce ne sont plus des constitutions que demandent les peuples, c'est la plénitude de leurs libertés qu'ils réclament. Partout le mot république est prononcé. A Berlin, à Vienne, à Florence, à Rome, à Palerme, les peuples ont grandi ; ils sont devenus forts par les bras et par la pensée ; ils ne veulent plus des tutelles royales. Eh bien ! il n'y avait pas à hésiter. Il fallait se mettre à la tête des peuples ; il fallait faire plus avec le verbe que Napoléon n'avait fait avec l'épée. Il avait échoué dans la conquête des corps ; il fallait tenter celle des âmes. Croyez-moi c'était une belle croisade à prêcher par le premier président de la république française que celle de la liberté universelle, une grande alliance à fonder que l'alliance des peuples.
- Et les Proudhon, les Leroux, les Considérant, qu'en faisiez-vous ?
- Rien. Je grandissais les événements de façon à ce qu'ils n'y pussent atteindre. Croyez-moi, tel qui traverse impunément le ruisseau de la rue Saint-Antoine ou le canal Saint-Martin se noierait dans le Rhin ou dans le Danube.
- Alors vous désapprouvez notre expédition de Rome.
- Certes, car, pour être comprise, votre expédition de Rome avait besoin de deux antécédents : vous deviez dire aux Autrichiens : « Vous ne franchirez pas la frontière du Piémont » ; vous deviez dire aux Russes : « Vous n'entrerez pas en Hongrie ». Alors vous aviez le droit de vous tourner vers les Romains et de leur dire : « Rome n'est point la capitale d'un peuple. Rome est la capitale de la chrétienté ; le pape n'est pas un roi comme tous les rois, c'est le vicaire du Christ ; Rome ne vous appartient pas, puisque c'est le monde catholique qui a fait Rome grande, riche, splendide. Le pape ne vous appartient pas, puisque ce ne sont pas les Etats romains, mais un concile universel qui fait le pape roi de Rome. » Il fallait enfin vous allier partout, non pas avec les hommes, mais avec le principe, et que ce principe fût celui par lequel vous vivez, vous pensez, vous agissez.
- Ce que vous proposez là, c'était la guerre universelle.
- La guerre universelle soit ; mais au moins c'était la dernière guerre universelle. Voyez comme les hommes grandissent avec l'idée ; voyez les Hongrois, pauvre peuple de huit ou neuf millions d'hommes : voilà qu'il a trouvé cinq cent mille soldats, deux mille quatre cents canons ; voilà qu'il a trouvé des généraux, de l'or, du fer, toutes choses qu'on ne lui connaissait pas ; voilà qu'il bat d'une main les Autrichiens, de l'autre les Russes. Voyez Venise, la ville voluptueuse, la ville commerçante, la ville aux palais de marbre, aux riches étoffes, aux sérénades nocturnes ; la voilà devenue guerrière, la voilà qui soutient un siège de dix-huit mois, elle que l'on ne croyait pas digne d'un assaut. Eh bien ! c'étaient nos véritables alliés, à nous, ces Piémontais qu'on rançonne, ces Lombards qu'on opprime, ces Vénitiens qu'on bombarde, ces Hongrois qui luttent. Nous trouvions là, parmi les peuples, six cent mille alliés que Napoléon, à l'apogée de sa puissance, n'a jamais trouvés par les rois et de ces alliés sûrs, de ces alliés fidèles, qui ne nous eussent point trahis à Hanau, abandonnés à Leipsick, car ils avaient les mêmes intérêts que nous. Tenez, monsieur, le maréchal, je vois le président qui vous cherche. Laissez-moi vous faire un dernier souhait, c'est de battre Radetzki à Marengo, et de vous faire tuer à Salzback ; une victoire à la Napoléon, un boulet à la Turenne, ce serait une belle fin d'une noble vie.
Il me serra la main.
- Vous n'êtes pas dégoûté, dit-il.
Et il se rendit au signe que lui faisait le président.
Voici donc les réflexions qui me sont venues en écrivant ces lignes :

Le 3 novembre 1846, vers quatre heures du soir, j'entrais à Cordoue, avec mon fils et mes bons et chers compagnons de voyage, Maquet, Giraud, Boulanger et Desbarolles.
Nous venions de Madrid, où nous avions quitté monsieur le duc de Montpensier, et nous allions à Alger où nous attendait monsieur le maréchal Bugeaud.

C'était après trois jours de voyage à mule, après une journée si écrasante de chaleur, que le cheval d'Alexandre, s'étant abattu sous lui, n'avait pu se relever, et était mort séance tenante.
Nous craignions les retards de la douane, fort sévère à Cordoue, nous avait- on dit : mais en lisant mon nom sur mes malles, messieurs les douaniers espagnols, qui sont gens fort lettrés, m'avaient demandé si j'étais l'auteur des Mousquetaires et de Monte-Cristo, et, sur ma réponse affirmative, ils avaient déclaré qu'ils s'en rapporteraient à ma parole de ne transporter avec moi aucun objet de contrebande.
En conséquence, ils m'avaient gracieusement salué, et nous avions continué notre route vers l'hôtel de la poste.
Il va sans dire que Cordoue, comme toutes les villes qu'on a vues vingt ans en imagination et qu'on voit enfin un beau jour en réalité, ne répond pas un instant à l'idée qu'on s'en est faite. Le désenchantement avait commencé au moment où nous l'avions aperçue, s'était continué dans les rues, et nous avait accompagnés jusqu'à l'hôtel.
C'était notre faute. Pourquoi, parmi nous, les uns s'étaient-ils figuré voir une ville romaine, les autres une ville arabe, les autres enfin une ville gothique ? Il fallait, puisque nous étions en Espagne, nous figurer voir une ville espagnole, et nul n'eût été trompé.
Oh ! bien véritablement espagnole, depuis son pavé pointu jusqu'à ses toits sans cheminées, avec ses balcons grillés et ses jalousies vertes. Beaumarchais avait deviné Cordoue lorsqu'il fit son Barbier de Séville.
Mais ce qui m'avait frappé, moi, au fur et à mesure que je m'approchais de l'ancienne capitale du royaume arabe, ce n'était pas sa cathédrale chrétienne, ce n'était pas sa mosquée mauresque, ce n'était pas trois ou quatre palmiers balançant leurs éventails de verdure ; non, c'était la ligne magnifique que traçait derrière la ville la chaîne de la Sierra-Morena, sur laquelle la ville se détachait blanche sur un fond indigo.
Ces montagnes, c'était l'objet de mon ambition.
Depuis notre entrée en Espagne, on nous promettait des cerfs, des sangliers et des voleurs.
A Villa-Major, nous avions cru voir des voleurs, mais nous n'avions vu ni cerfs ni sangliers.
Si nous perdions cette occasion que nous offraient les montagnes Noires de voir ces trois choses réunies il est évident que nous ne la retrouverions jamais.
Je n'étais donc préoccupé que d'une chose, c'était, tandis que mes compagnons organisaient des courses dans la ville, d'organiser une excursion dans la montagne.
Les courses dans la ville s'étaient préparées toutes seules. On savait ma présence en Espagne, on se doutait bien que je ne quitterais pas l'Espagne, sans visiter Cordoue ; or, tout ce qu'il y avait de jeunes gens lettrés à Cordoue, de gentilshommes ou de banquiers ayant visité la France, tout cela était accouru à l'hôtel nous offrir ses services, services que nous avions acceptés avec la même cordialité qu'ils étaient offerts.
Donc, les rues, les églises, les musées, les palais, les maisons particulières, nous attendaient, chaque porte promettant de s'ouvrir à deux battants à notre première vue. Mais la Sierra-Morena qui n'a pas de portes, la Sierra-Morena nous était impitoyablement fermée.
J'avais bien, lorsque ces messieurs, tous chasseurs avaient examiné mes fusils, j'avais bien parlé d'une chasse dans la montagne ; mais j'avais vu dans tous les visages se peindre tant d'expressions différentes, qui toutes signifiaient : « Une chasse dans la Sierra-Morena !... ah ! bien oui ! impossible ! une chasse ! mais vous êtes fou ! » que, sans retirer la proposition, je n'avais pas insisté davantage.
Mais un souvenir me revenait à l'esprit, et me poussait comme Satan, à l'orgueil. Un de mes amis, voyageant chez les Druses, avait trouvé sur son chemin, soulevé au vent de la montagne, un feuilleton du Journal des Débats signé de moi, et intitulé le Château d'If. J'étais donc connu à Acre, à Damas, à Balbeck, puisqu'on y lisait mes feuilletons. J'étais connu à Cordoue, puisque les douaniers laissaient passer mes malles sans les ouvrir. Pourquoi ne serais-je pas connu dans la Sierra-Morena ?
Et si j'étais connu dans la Sierra-Morena, pourquoi ne m'y arriverait-il pas, à moi, ce qui était arrivé à l'Arioste avec les bandits du duc Alphonse ?
C'était à tenter, et surtout c'était bien tentant.
Or, tandis que mes amis couraient la ville, je fis monter mon hôte, et l’ayant invité à s'asseoir en face de moi et à bien réfléchir avant de me répondre, comme il convenait à un Espagnol grave et sensé, je lui demandai.
- Y a-t-il un moyen de se mettre en communication avec messieurs les gentilshommes de la Sierra-Morena ?
Mon hôte me regarda.
- Leur êtes-vous recommandé ? demanda-t-il.
- Non.
- Diable ! Alors ce sera difficile.
- Ainsi, il n'y a pas moyen de se mettre en communication avec eux ?
- Si fait ; tout est possible. Que désirez-vous ?
- Leur faire passer une lettre.
- Je me charge de trouver le commissionnaire.
- Il rapportera la réponse ?
- Fidèlement.
- Et si ces messieurs de la Sierra engagent leur parole, la tiendront-ils ?
- Je ne crois pas qu'il y ait un exemple qu'ils y aient manqué.
- Alors, selon leur réponse, on pourra agir ?
- En toute confiance.
- Donnez-moi du papier, une plume, de l'encre, et allez me chercher le commissionnaire.
Mon hôte m'apporta, les objets demandés, et j'écrivis :

A messieurs les gentilshommes de la Sierra-Morena

« Un admirateur de l'immortel Cervantes, qui malheureusement n'a pas fait Don Quichotte, mais qui est tout prêt à donner le meilleur de ses romans pour l'avoir fait, désirant savoir si l'Espagne de 1846 est toujours celle de 1580, prie messieurs les gentilshommes de la Sierra-Morena de lui faire dire s'il sera le bienvenu parmi eux, au cas où il se hasarderait à leur demander l'hospitalité et la permission de faire avec eux une chasse dans la montagne.
Il a cinq compagnons de voyage qui partagent son désir de visiter la sierra. Mais, selon la réponse qu'il attend, il viendra seul ou accompagné.
Il présente tous ses compliments à messieurs les gentilshommes de la Sierra-Morena. »

Et je signai.
Un quart d'heure après que la lettre fut cachetée, mon hôte entra avec une espèce de berger.
- Voilà votre homme, me dit il.
- Combien demande-t-il ?
- Ce que vous voudrez.
- Quand reviendra-t-il ?
- Quand il pourra.
Je lui donnai deux douros et la lettre.
- Est-ce bien comme cela ? demandai-je à mon hôte.
Mon hôte l'interrogea.
- Oui, dit-il, il est content.
- Eh bien ! à son retour, et s'il me rapporte une lettre il aura deux autres douros.
Le messager fit signe que c'était très bien ; il avait compris.
Puis il ajouta quelques mots, dans un patois si accentué qu'il me fut impossible de les comprendre.
- Il demande, me dit l'hôte, au cas où il reviendrait dans la nuit, s'il doit attendre le jour, ou vous réveiller.
- Il doit me réveiller, à quelque heure que ce soit.
- Parfaitement.
Tous deux sortirent.
Mes amis rentrèrent ; je ne leur dis pas un mot de ce qui s'était passé : j'attendis.
Pendant la nuit du lendemain au surlendemain, vers une heure, j'entendis frapper à la porte.
J'allai ouvrir.
C'étaient mon hôte et mon messager. Ce dernier tenait une lettre.
Je pris vivement la lettre et je la décachetai.
Le bruit avait éveillé mes compagnons. Nous occupions à nous six trois chambres donnant les unes dans les autres. Aussi voyais-je les uns soulevés sur leurs coudes, les autres passant leurs têtes par les ouvertures des portes, tous m'interrogeant des yeux.
- Messieurs, dis-je en me retournant, vous êtes invités à une grande chasse dans la Sierra-Morena.
- Par qui ?
- Mais par ceux qui l'habitent, pardieu !
- Comment, par les...
- Chut ! fit Alexandre, n'appelons pas les choses et surtout les hommes par leurs noms ; c'est bon pour monsieur Boileau.
- Impossible ! firent en choeur les cinq autres voix.
- Dame ! voici la lettre :

« Monsieur Alexandre Dumas peut venir, accompagné de neuf personnes ; il sera attendu à la fontaine de la maison crénelée, le 7 courant, de cinq à six heures du matin.
« Nous le recevrons du mieux que nous pourrons, et nous lui ferons faire la plus belle chasse possible.
« Il est inutile qu'il se préoccupe des rabatteurs et des chiens.
« De la sierra, 5 novembre 1846.
          « Pour moi et mes compagnons,
                    « Le Torero. »

- Que dites-vous de cela ?
- Hurra por los ladrones de la Sierra-Morena ! cria toute la troupe.
- Oui, mais comme, pour être à l'heure dite au rendez-vous désigné, il nous faudra partir demain à deux heures du matin, dormons.
Et je donnai deux autres douros au messager, qui s'engagea à revenir le lendemain, dans la journée, voir si nous avions besoin d'un guide.
Le lendemain, au point du jour, je fis prévenir nos amis de Cordoue que j'avais des nouvelles de la plus haute importance à leur communiquer. Ils accoururent.
C’étaient deux jeunes gens de vingt-cinq ou vingt-six ans, nommés, l'un Paroldo, et l'autre Hernandès de Cordoba.
Le premier était fils d'un riche banquier de la ville ; l'autre était un gentilhomme jouissant de sa fortune, que l'on évaluait à cent mille réaux de rente.
Le troisième était un homme de trente-cinq à trente-six ans, bourgeois de la ville de Cordoue, bon et joyeux vivant toujours gai, toujours prêt à tout, pourvu qu'il fût question de femmes, de table ou de chasse.
Il se nommait Ravès.
Lorsqu'ils furent réunis tous trois, je leur racontai la démarche que j'avais faite près de messieurs de la sierra, et leur communiquai la réponse que j'avais reçue.
Ils se regardèrent après avoir lu.
- Eh bien, mais ! dit Paroldo, qu'en dites-vous, Hernandès ?
- Et vous, Ravès ?
- Moi, je dis que c'est à merveille.
- C'est pour demain matin le rendez-vous ? demanda Paroldo.
- Pour demain matin, vous voyez !
- Eh bien ! préparons tout pour demain matin.
- Vous ne voyez aucun inconvénient à cette expédition ?
- Comme danger ?
- Oui.
- Aucun.
- C'est que je ne voudrais pas qu'une fantaisie de moi vous entraînât dans une expédition par trop aventureuse.
- Oh ! du moment qu'il y a promesse de la part de ces messieurs, vous serez aussi en sûreté au milieu d'eux que vous l'êtes ici à l'hôtel de la Poste et nous dans nos familles.
- Ai-je besoin de prendre mon messager ?
- Pour quoi faire ?
- Pour nous servir de guide.
- Oh ! inutile, nous connaissons tous le chemin ; seulement, vous avez droit de conduire neuf personnes, n'est-ce pas ? vous avez quatre compagnons, nous trois, cela fait huit ; reste une personne à inviter. Avez vous jeté les yeux sur quelqu'un ?
- Sur personne ; je ne connais que vous trois à Cordoue, vous le savez bien.
- Eh bien ! nous inviterons un de nos amis, qui est un peu contrebandier ; vous verrez, il ne nous sera pas inutile.
- Invitez... Maintenant il faut nous occuper des chevaux, des mules, des ânes, des provisions.
- Vous permettez que nous fassions notre affaire de tous ces détails.
- A une condition.
- Sans condition.
- Soit. Je suis chez vous ; faites comme vous voudrez.
- Cette nuit, à deux heures du matin, les montures seront à la porte de l'hôtel.
- Bravo !
Nous nous séparâmes. Deux heures après, toute la ville savait l'expédition projetée.
Mon messager revint pour me demander si je comptais l'utiliser comme guide ; je le remerciai, et lui donnai un troisième douro.
Puis j'appelai mon pauvre Paul.
Ceux qui ont lu mon voyage en Espagne ou mon voyage en Afrique connaissent Paul. Pour ceux qui n'ont lu ni l'un ni l'autre de ces deux ouvrages, je dirai en deux mots ce que Paul était.
C'était un beau jeune Arabe du Sennaar, qui, tout enfant, avait quitté les bords de la rivière Rahab pour venir en Europe ; il avait vingt ou vingt-deux ans, et devait mourir près de moi, chez moi, à vingt-trois.
Pauvre Paul ! je ne me doutais pas, quand j'en faisais un des personnages les plus comiques de mon voyage d'Espagne et d'Afrique, que j'aurais à le regretter avant que ma plume eût écrit le dernier mot de ce voyage !
Paul était né pour être intendant de bonne maison. C'était la distinction en personne. Au milieu des autres domestiques, il avait l'air d'un prince nègre enlevé à ses Etats et réduit en captivité.
Il avait bien quelques petits défauts qui nuisaient à ces éminentes qualités ; mais ces défauts, je n'ai plus le courage d'en parler. D'ailleurs, ceux qui voudront connaître Paul, comme s'ils l'avaient vu, n'ont qu'à lire les impressions de voyage intitulées : De Paris à Cadix.
Je fis donc venir Paul, et je lui dis :
- Paul, nous sommes invités demain à une partie de chasse par messieurs les voleurs de la Sierra-Morena. Nous resterons deux ou trois jours avec eux. Préparez tout ce qu'il faut pour cette excursion.
Paul ne s'étonnait jamais ; aussi ne s'étonna-t-il point, seulement il demanda :
.- Faudra-t-il prendre l'argenterie ?
Je voyageais avec une petite caisse d'argenterie de douze couverts.
- Mais sans doute, mon cher, répondis-je. C'est une expérience que je fais.
- Alors, pendant ces trois jours, monsieur prend l'argenterie en compte, et me décharge de ma responsabilité ?
- Oui, Paul, soyez tranquille.
- C'est bien, monsieur peut être tranquille, à deux heures du matin, tout sera prêt.
Sur cette assurance, je me couchai à dix heures du soir.
A deux heures du matin, je fus réveillé par un carillon comme j'en avais rarement entendu un pareil.
On eût dit un régiment de cavalerie qui piétinait dans le patio.
C'était en effet quelque chose qui lui ressemblait fort.
C'étaient une quinzaine d'ânes, de chevaux et de mules, accompagnés de leurs arriéros.
Je n'ai jamais vu d'aspect plus pittoresque que celui que présentait la cour de l'hôtel quand nous descendîmes.
C'était une de ces grandes cours carrées avec des arcades formant impluvium, et s'étendant sur les quatre faces du bâtiment.
Le milieu était rempli par un immense oranger, gros comme un chêne.
Sous cet impluvium piétinaient nos ânes et nos mules éclairés par une douzaine de flambeaux que portaient les arriéros.
La flamme de ces flambeaux se jouait sur tous les points lumineux de l'équipement des animaux et du costume des hommes, puis s'en allait se perdre dans l'épais feuillage sombre de l'oranger, au milieu duquel étincelaient ses fruits d'or.
Deux mules étaient chargées de provisions ; une troisième portait quelques bagages, et, sur cette troisième, Paul, en costume arabe, était déjà installé.
Deux chevaux andalous, l'un blanc, l'autre isabelle, avec leurs cavaliers en costume de majo, fusil à la croupe du cheval, poignard passé à la ceinture, nous attendaient.
C'étaient Hernandès et Ravès.
Paroldo était monté pour nous avertir, et donnait ses ordres comme un général d'armée.
Au milieu de toute cette caravane, un magnifique âne blanc, avec une selle de velours rouge, grand, fier et impatient comme un cheval me tirait l'oeil par sa magnifique tournure et me faisait comprendre cet éloge continuel que Sancho Pança fait de sa monture, et qui jusque-là m'avait semblé exagéré.
Aussitôt que je parus, Ravès et Hernandès mirent pied à terre, et, avec cet air et cette courtoisie qui n'appartiennent qu'aux Espagnols, m'offrirent leurs chevaux, mais Paroldo avait pris les devants, le fameux âne blanc m'était destiné.
La caravane se mit en route. Je n'ai rien vu de plus grotesque que ce long serpent se tordant la nuit dans les rues de Cordoue, et s'éclairant par tronçons, lorsque quelque ouverture laissait accidentellement la lune pénétrer jusqu'à lui.
Les deux chevaux marchaient en tête, puis venait l'âne blanc, qui faisait tous ses efforts pour tenir le premier rang. Derrière l'âne blanc s'allongeaient, dans la capricieuse indépendance de leur allure, une dizaine de bourriquets ordinaires, sans selles, sans brides, sans longes, avec une simple mante posée sur le dos et attachée sous le ventre ; d'étriers, il n'en était pas plus question que de longes, de brides et de selles. Enfin, deux ou trois mules, chargées de nos provisions et de nos bagages, faisaient queue de colonne et formaient arrière-garde.
A un quart de lieue de la ville, le jeune homme que s'étaient chargés d'inviter Ravès, Paroldo et Hernandès, nous rejoignit. Il avait un cheval pie, et portait le costume des manchegos, c'est-à-dire la veste, le pantalon et la casquette en peau de chèvre, le poil tourné en dehors. Ce costume lui donnait un air sauvage qui ajouta sa part de pittoresque à celle que possédait déjà notre caravane.
Le terrain qui séparait Cordoue du pied des montagnes me paraissait, autant que j'en pouvais juger à la clarté de la lune, veiné comme une large tablette de marbre rouge ; partout des ravins, creusés par la chaleur, gerçaient la terre tourmentée, et le chemin suivait à travers la plaine les détours que lui imposaient ces caprices du sol.
A chaque instant, nous entendions le bruit d'un corps qui tombait, d'un fusil qui résonnait en tombant. Nous nous retournions et nous apercevions un âne sans cavalier, qui pinçait un brin d'herbe ou qui broutait un chardon ; puis dans l'ombre, une masse informe d'abord, qui bientôt s'allongeait, se dressait, reprenait l'aspect d'un homme, et se replaçait sur l'âne complaisant, qui ne reprenait son cavalier qu'à la condition bien arrêtée dans son esprit de s'en défaire à la première occasion.
Lorsque nous arrivâmes aux premières pentes de la sierra, il était quatre heures à peu près, la lune jetait une lumière assez vive pour qu'à cette lumière on eût pu lire une lettre. Aucun bruit ne se faisait entendre. La montagne semblait venir à nous avec un silence religieux ; de temps en temps, sur les dernières limites de la plaine, on voyait blanchir, sous un rayon argenté, quelque maison de campagne entourée d'une forêt d'orangers dont on sentait les parfums mêlés à cette petite brise matinale qui, une heure avant le lever du soleil, court à la surface de la terre, et qui semble le dernier soupir de la nuit.
Au fur et à mesure que nous arrivions vers la montagne, l'extrémité blanche du chemin que nous suivions semblait s'engouffrer sous une arcade sombre, qui simulait assez bien la gueule d'un monstre accroupi occupé à dévorer un serpent.
Cette gueule, c'était la continuation du chemin, qui de route se faisait sentier, et aux deux côtés duquel s'élevait une espèce de maquis composé d'arbousiers et de chênes verts, dont les branches, se rejoignant à leur extrémité supérieure, formaient cette gueule sombre qui s'apprêtait à nous engloutir.
Nous nous y engageâmes en sentant instinctivement que nous quittions la terre civilisée pour la terre sauvage, et qu'au delà de cette limite franchie, nous n'avions plus de protection à demander qu'à nous-mêmes. La force remplaçait le droit.
Au bout d'une cinquantaine de pas faits sur cette pente accidentée, une circonstance singulière nous frappa : c'est que le chemin était bordé de croix portant des inscriptions. A la première, à la seconde de ces croix, nous ne fîmes aucune attention ; mais à la troisième, à la quatrième et à la cinquième, nous demandâmes ce qu'elles signifiaient.
Nos quatre Cordovans se mirent à rire de notre naïveté.
- Descendez et lisez, me dit Paroldo.
Je m'apprêtais à descendre, mais je m'aperçus que je prenais une peine inutile, attendu qu'une de ces croix clouée à un tronc d'arbre, se trouvait juste à ma portée ; elle était surmontée d'une touffe de buis bénit, et, en lettres blanches, on lisait cette inscription sur la traverse :

          En esto sitio tu asucinado el conde Roderigo de Torrejas, anno 1845.
Ce qui signifiait :
          « En cet endroit fut assassiné le comte Rodrigo de Torrejas, année 1845 ».
A dix pas de là se trouvait une seconde inscription.
Cette seconde inscription était encore plus concise que la première. Elle offrait ces seules paroles :
          Aqui fu asacinado su hijo, Hernandès de Torrejas.
          « Ici fut assassiné son fils, Hernandez de Torrejas ».

Il y avait dix pas à peu près entre ces deux inscriptions. Quel drame terrible avait dû se passer sur ce petit espace, pendant que le fils voyait tuer son père, tandis que le père voyait tuer son fils !
Je fis lire l'inscription à nos camarades.
- Messieurs, dis-je, il est encore temps de retourner à Cordoue.
Le mot en avant ! fut la seule réponse de la caravane, qui continua sa route.
Seulement, sur cette route, dans l'espace d'un quart de lieue, nous comptâmes dix-huit croix.
La route montait par une pente plus rapide, et à mesure que nous montions, nous semblions marcher vers la lumière ; le chemin, large de six ou huit pieds, était appuyé à gauche au flanc de la sierra, et, à droite, s'ouvrait un précipice qui devenait plus profond à chaque minute. Au fond de ce précipice s'épaississait encore la nuit, tandis que la plaine, en s'éloignant, commençait à entrer dans des teintes plus claires.
Au troisième plan se dessinait Cordoue, toute teinte de lumières blanches et d'ombres bleues, avec son Guadalquivir qui, réfléchissant les lueurs matinales, semblait rouler un fleuve de flammes.
Enfin, à l'horizon le plus éloigné, les montagnes que nous avions traversées pour venir de Grenade à Cordoue se perdaient dans des teintes violettes, transparentes et veloutées.
Tant que notre regard put embrasser cette plaine merveilleuse, il ne s'en détacha point un seul instant. Nos peintres jetaient des cris d'admiration et de regret, car ils sentaient bien que jamais pinceau, que jamais crayon, que jamais palette n'approcheraient du tableau sublime que la sierra déroulait à leurs yeux.
Enfin nous atteignîmes le sommet d'une des premières rampes, et, tournant rapidement à gauche, nous laissâmes tout ce merveilleux panorama derrière nous.
Dix minutes après, il était voilé par un rideau d'arbres et nous ne devions plus le retrouver qu'à notre retour.
Arrivés à ce premier plateau, nous marchâmes pendant quelque temps sur un terrain uni, puis nous recommençâmes à monter une seconde rampe. Au bout de trois quarts d'heure à peu près, cette seconde rampe était franche, et nous descendions sous une espèce de forêt, dans laquelle commençaient à filtrer les premiers rayons du soleil.
Nous mîmes une autre demi-heure à franchir cette forêt, dont les arbres allèrent bientôt s'éclaircissant, et, à travers les éclaircies, nous commençâmes à apercevoir une petite plaine vigoureusement éclairée.
Au milieu de la plaine s'élevait une fontaine dont le flot assez abondant coulait dans une grande auge de pierre ; autour de la fontaine se tenaient debout, et nous attendant, une trentaine d'hommes et une quarantaine de chiens.
En nous apercevant, les hommes se découvrirent et les chiens hurlèrent.
A droite, dominant le passage où se groupaient hommes et animaux, s'élevait une maison crénelée ; c'était elle qui avait donné son nom à la fontaine.
Cette fontaine, c'était le lieu du rendez-vous ; ces hommes, c'étaient nos hôtes, les gentilshommes de la Sierra-Morena.
Nous mîmes nos montures au trot, puis à dix pas nous nous arrêtâmes et nous descendîmes.
Comme j'avais pris l'initiative de l'expédition, on fit de moi le personnage principal et on me poussa en avant.
Je rencontrai à moitié chemin un homme de quarante à quarante-deux ans, véritable figure espagnole, barbe noire, yeux noirs, teint bronzé, cheveux courts et crépus, dents blanches, physionomie ouverte.
C'était le Torero.
Nous nous donnâmes la main, nous échangeâmes quelques paroles que nous nous fîmes la mutuelle politesse d'avoir l'air de comprendre. Après quoi tous les groupes se mêlèrent, et nous ne fîmes plus qu'une masse compacte.
Le déjeuner nous attendait. C'étaient des cuissots de cerfs boucanés, des jambons de sanglier, des vins de Malaga, d'Alicante et de Xérès.
De notre côté, nous fîmes décharger les provisions. Nous apportions ce qu'on ne peut pas se procurer dans la montagne, c'est-à-dire des pâtés, des jambons de Grenade, des dindes, des poulets, des olives, des outres aux ventres rebondis, pleines d'un petit vin de Montilla qui ressemble à notre vin de Grave.
On déposa le tout à terre.
Je fis un signe à Paul.
Paul comprit ; il ouvrit la boîte à argenterie, jeta des poignées de couteaux et de fourchettes d'argent sur les mantes qui servaient de nappes.
Puis il plaça la boîte vide au centre des convives.
Le Torero regarda ses compagnons d'un air qui signifiait : Eh bien ! que dites-vous de cela ?
Nos hôtes répondirent par un signe de satisfaction.
Chacun prit du bout des doigts un couteau ou une fourchette, et l'on commença à découper.
A partir de ce moment, la connaissance était parfaitement faite, et nos hôtes devinrent pour nous, et nous pour eux des compagnons de chasse ordinaires.
Les chiens aussi, à partir de ce moment, semblèrent nous avoir acceptés non plus comme des étrangers, mais comme un surcroît de maîtres. Ce n'était pas une pacification à dédaigner : ces chiens à moitié sauvages, qui tenaient le milieu entre le renard et le loup, étaient d'un aspect terrible.
Quelques pains leur furent sobrement distribués, dans une mesure calculée, pour leur conserver la force sans leur ôter la faim. Les chiens courants chassent pour eux : pour qu'ils chassent bien, il ne faut jamais les rassasier qu'à moitié.
Chacun avait hâte de commencer la chasse. Aussi, après une demi-heure qui, il faut l'avouer, fut activement employée par tout le monde, nos hôtes donnèrent eux-mêmes le signal du départ en allant laver couteaux et fourchettes à la fontaine et en les remettant dans la boîte.
C'est qu'en effet le soleil commençait à monter à l'horizon, et que nous étions prévenus que nous avions encore une lieue à faire avant d'arriver à la première battue.
- Eh bien ? demandai-je à Paul.
- Quoi, monsieur ?
- L'argenterie ?
- Le compte y est.
- Alors, en route !
Et enfourchant mon âne modèle, je repris la tête de la colonne et nous nous enfonçâmes encore plus avant dans la montagne.
Au bout d'une demi-heure de marche, on abandonna chevaux, ânes et mulets à la garde des muletiers et l'on continua à pied.
Le Torero s'était emparé de moi, il se chargeait de me placer ainsi que mon fils, c'était nous dire que, dans son opinion du moins il nous réservait les meilleurs endroits. Arrivé à celui qu'il me destinait, je m'arrêtai, j'apprêtai ma carabine ; c'était une excellente arme à deux coups, ayant un couteau de chasse pour baïonnette et se chargeant avec des balles pointues.
Le Torero me pria de faire l'opération devant lui, pour qu'il en vit le mécanisme ; elle se chargeait par la culasse ; c'était la première fois qu'une arme semblable éveillait sa curiosité.
Il l'examina avec la plus grande attention, me la rendit ; puis, sans regret, sans jalousie se mit lui-même à charger son fusil à un coup avec des bourres de papier qu'il déchira à même d'une petite brochure manuscrite.
Après quoi, m'ayant recommandé le silence, il emmena mon fils.
Resté seul, j'examinai le paysage. Nous enceignions une haute montagne pareille à une pyramide, et toute couverte de lentisques et d'arbousiers de six à huit pieds de hauteur. De place en place, comme d'énormes verrues, apparaissaient, au milieu du vert foncé du taillis, les rochers de grès aux formes arrondies ; au-dessous de mes pieds était un petit vallon circulaire qui dessinait la base de la montagne et remontait en s'évasant tout autour d'elle, pareil aux bords d'un chapeau. Toute cette portion, un peu moins fourrée que la pyramide, permettait d'apercevoir entre les buissons les animaux que les chiens, appuyés par les chasseurs, allaient nous rabattre.
Le Torero m'avait prévenu que nous en avions pour une demi-heure avant que la chasse commençât. Je jetai donc les yeux autour de moi, en me demandant ce que j'allais faire de cette demi-heure ; dans cette investigation topographique, j'aperçus à terre le cahier à la couverture duquel le Torero avait déjà emprunté deux bourres, que sans doute il avait cru remettre dans sa poche, et qu'il avait mis à côté.
Je le ramassai, je me couchai à l'ombre d'un arbousier, dont les fruits rouges, pareils à de grosses fraises, se balançaient au-dessus de ma tête, et je lus :

          Historia maravillosa de don Bernardo de ­uniga.
C'est-à-dire :
          Histoire merveilleuse de don Bernardo de ­uniga.

Cette chronique était manuscrite, et par conséquent, selon toute probabilité, inconnue.
Comme elle est courte, et que la chasse, au lieu de commencer au bout d'une demi-heure n'avait commencé qu'au bout de quarante-cinq minutes, j'avais eu le temps de la lire depuis A jusqu'à ­, lorsque les chiens donnèrent leur premier coup de voix.
La voici.

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