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Chapitre III
Le chapelet d'Anne de Niébla

Don Bernardo avait donc revu cette jeune fille qu'il avait laissée enfant au château de Béjar, et dont, selon toute probabilité, le souvenir l'avait suivi pendant ses dix ans d'absence.
Pendant ces dix ans de rêve solitaire où la pensée de don Bernardo avait suivi le voyage d'Anne de Niébla dans le premier printemps de la vie, la jeune fille s'était faite femme ; elle avait atteint l'âge de vingt ans, pendant que don Bernardo atteignait l'âge de trente-cinq ; elle avait revêtu la robe de religieuse, tandis qu'il s'était drapé dans le manteau de chevalier d'Alcantara.
Elle était la fiancée du Seigneur, lui était le chevalier du Christ.
Aux deux jeunes gens élevés dans la même maison, depuis la sortie de cette maison, toute communication par la parole était interdite, tout échange de regard était défendu.
Voilà sans doute pourquoi la vue de sa cousine, dans l'étrange miroir où il avait poursuivi ses traits, avait éveillé une si vive émotion dans le coeur de don Bernardo de ­uniga.
Il rentra au château, mais plus pensif, plus sombre, plus taciturne encore que d'habitude, et presque aussitôt il alla s'enfermer dans la chambre où il avait vu ce portrait d'Anne de Niébla enfant. Sans doute il cherchait à retrouver sur la toile les traits mouvants qu'il venait de voir trembler dans la fontaine, à suivre leur développement juvénile pendant les dix années qui venaient de s'écouler à les voir s'épanouir au souffle de la vie, comme s'épanouit une fleur au soleil.
Lui qui, depuis quinze ans, sur les champs de bataille, aux surprises des camps, aux assauts des villes luttait contre les ennemis mortels de sa patrie et de sa religion, il n'essaya pas même de résister un instant à cet ennemi plus terrible qui venait de l'attaquer corps à corps, et qui du premier coup le courbait sous lui.
Don Bernardo de ­uniga, le chevalier d'Alcantara, aimait Anne de Niébla, la religieuse de l'Immaculée-Conception.
Il fallait fuir, fuir sans perdre un instant, retourner à ces combats réels, à ces blessures physiques, qui ne tuent que le corps. Don Bernardo n'en eut pas le courage.
Dès le lendemain, quoique sa neuvaine fut finie moins un Ave il retourna à la fontaine, ne priant plus, l'amour s'était emparé de son coeur et n'avait pas laissé de place à la prière. Seulement, assis au plus haut du rocher, l'oeil tourné vers le couvent, il attendait un nouveau cortège pareil à celui qu'il avait déjà vu et qui ne venait pas.
Il attendit trois jours ainsi, sans repos, sans sommeil, tournant autour du couvent, dont les portes restaient impitoyablement fermées. Le quatrième jour, qui était un dimanche, il savait que les portes de l'église étaient ouvertes et que chacun pouvait pénétrer dans cette église.
Seulement, enfermées dans le choeur, les religieuses chantaient derrière de grandes draperies ; on les entendait sans les voir.
Et ce jour tant désiré arriva enfin. Malheureusement don Bernardo l'attendait dans un but tout profane ; l'idée que ce jour était celui où il pouvait se rapprocher du Seigneur ne lui vint même pas à l'esprit, il ne songeait qu'à se rapprocher d'Anne de Niébla.
A l'heure où les portes du couvent s'ouvrirent, il était là, attendant.
A deux heures du matin, il avait été lui-même à l'écurie, avait sellé son cheval, et était sorti sans prévenir personne. De deux heures à huit heures, il avait erré aux environs de la fontaine, non plus le front enveloppé de son grand manteau pour se garantir de la bise des montagnes, mais le front découvert, implorant tous les vents de la nuit, pour éteindre ce foyer brûlant qui semblait lui dévorer le cerveau.
Une fois entré dans l'église, don Bernardo alla s'agenouiller le plus près qu'il lui fut possible du choeur de l'église, et il resta là, attendant, les genoux sur la dalle, le front contre le marbre.
Le service divin commença. Don Bernardo n'eut pas une pensée pour le Sauveur des hommes dont le saint sacrifice s'accomplissait ; toute son âme était ouverte comme un vase, pour absorber ces chants qu'on lui avait promis, et au milieu desquels devait monter au ciel le chant d'Anne de Niébla.
Chaque fois qu'au milieu de ce concert suave une voix plus harmonieuse, plus pure, plus vibrante que les autres se faisait entendre, à l'instant même don Bernardo tressaillait et levait machinalement ses deux mains au ciel. On eût dit qu'il essayait de se suspendre à cet accord et de monter au ciel avec lui.
Puis, quand le son s'était éteint, couvert par les autres voix ou épuisé dans sa propre extase, il retombait avec un soupir, comme s'il n'eût vécu que de cette harmonieuse vibration et que sans elle il n'eût pas pu vivre.
La messe s'acheva au milieu d'émotions jusqu'alors inconnues. Les chants cessèrent, les derniers sons de l'orgue s'éteignirent, les assistants sortirent de l'église, les officiants rentrèrent au couvent. Le monument ne fut plus qu'un cadavre muet et immobile ; la prière qui en était l'âme avait remonté au ciel.
Don Bernardo resta seul, alors il put regarder autour de lui. Au-dessus de sa tête était accroché un tableau représentant la Salutation angélique ; dans un coin du tableau était la donataire à genoux et les mains jointes.
Le chevalier d’Alcantara jeta un cri de surprise. La donataire, cette femme représentée à genoux et les mains jointes dans un coin du tableau, c'était Anne de Niébla.
Il appela le sacristain, qui éteignait les cierges, et l'interrogea.
Ce tableau, c'était l'oeuvre d'Anne de Niébla elle-même ; elle s'était représentée à genoux et en prière, selon l'habitude du temps, qui réclamait presque toujours pour la donataire une humble place sur la toile sacrée.
L'heure était venue de se retirer ; sur l'invitation qui lui en fut faite par le sacristain, don Bernardo s'inclina et sortit.
Une idée lui était venue, c'était à quelque prix que ce fût, d'acquérir ce tableau.
Mais toutes les propositions qu'il fit ou fit faire au chapitre du couvent furent refusées, on lui répondit que ce qui avait été donné ne se vendait pas.
Don Bernardo jura qu'il posséderait ce tableau. Il réunit tout l'argent qu'il put se procurer, vingt mille réaux à peu près, beaucoup plus que la valeur réelle du tableau, et il résolut, le premier dimanche venu, de pénétrer avec tout le monde dans l'église, comme il avait déjà fait, de se tenir caché dans quelque coin, et la nuit de détacher et de rouler la toile, en laissant les vingt mille réaux sur l'autel dont il aurait enlevé le tableau.
Quant à sortir de l'église, il avait remarqué que les fenêtres étaient élevées de douze pieds tout au plus, et qu'elles donnaient dans le cimetière ; il entasserait les chaises les unes sur les autres, et sortirait facilement de l'église par une fenêtre.
Puis il regagnerait le château avec son trésor, le ferait encadrer magnifiquement, le placerait en face du portrait d'Anne de Niébla, et passerait sa vie dans cette chambre qui enfermerait sa vie.
Les jours et les nuits s'écoulèrent dans l'attente du dimanche qui arriva enfin.
Don Bernardo de ­uniga entra l'un des premiers comme il avait fait le dimanche précédent. Il avait sur lui les vingt mille réaux en or.
Mais ce qui frappa tout d'abord sa vue, ce fut l'aspect funèbre qu'avait revêtu l'église ; à travers les grilles du choeur, on voyait briller l'extrémité des cierges éclairant le faite d'un catafalque.
Don Bernardo s'informa.
Le matin même une religieuse était trépassée, et la messe à laquelle il allait assister était une messe mortuaire.
Mais, nous l'avons dit, don Bernardo ne venait point pour la messe, il venait pour préparer l'accomplissement de son projet.
Le tableau angélique était à sa place, au-dessus de l'autel, dans la chapelle de la Vierge.
La fenêtre la plus basse avait dix ou douze pieds, et grâce aux bancs et aux chaises superposés, rien n'était plus facile que de sortir.
Ces pensées préoccupèrent don Bernardo pendant toute la durée du service divin. Il sentait bien qu'il allait commettre une action mauvaise ; mais, en faveur de sa vie tout entière passée à combattre les infidèles, en faveur de cette somme énorme qu'il laissait à la place du tableau il espérait que le Seigneur lui pardonnerait.
Puis, de temps en temps, il écoutait ces chants funèbres, et, parmi toutes ces voix fraîches, pures et sonores, il cherchait vainement la vibration de cette voix dont le timbre céleste avait, huit jours auparavant, éveillé toutes les fibres de son âme et les avait fait résonner comme une harpe céleste sous les doigts d'un séraphin.
La corde harmonieuse était absente, et l'on eût dit qu'une touche manquait au clavier religieux.
La messe s'acheva. Chacun sortit à son tour. En passant devant un confessionnal, don Bernardo de ­uniga l'ouvrit, y entra et le referma sur lui.
Personne ne le vit.
Les portes de l'église crièrent sur leurs gonds. Bernardo entendit grincer les serrures. Les pas du sacristain effleurèrent le confessionnal où il était caché, et s'éloignèrent. Tout rentra dans le silence.
Seulement de temps en temps, dans le choeur toujours fermé, on entendait le froissement d'un pas sur la dalle puis le murmure d'une prière faite à voix basse.
C'était quelque religieuse qui venait dire les litanies de la Vierge sur le corps de sa compagne morte.
Le soir vint, l'obscurité se répandit dans l'église, le choeur seul resta éclairé, transformé qu'il était en chapelle ardente.
Puis la lune se leva, un de ses rayons passa à travers une fenêtre et jeta sa lueur blafarde dans l'église.
Tous les bruits de la vie s'éteignaient peu à peu au dehors et au dedans ; vers onze heures, les dernières prières cessèrent autour de la morte, et tout fit place à ce silence religieux particulier aux églises, aux cloîtres et aux cimetières.
Le cri monotone et régulier d'une chouette perchée selon toute probabilité sur un arbre voisin de l'église, continua seul de retentir avec sa triste périodicité.
Don Bernardo pensa que le moment était venu d'accomplir son projet. Il poussa la porte du confessionnal où il était caché, et allongea le pied hors de sa retraite.
Au moment où son pied se posait sur la dalle de l'église, minuit commençait à sonner.
Il attendit, immobile, que les douze coups eussent vibré lentement, et se fussent perdus peu à peu en frémissements insensibles, pour sortir tout à fait du confessionnal et s'avancer vers le choeur ; il voulait s'assurer que personne ne veillait près de la morte, et que nul ne le dérangerait dans l'accomplissement de son dessein.
Mais au premier pas qu'il fit vers le choeur, la grille du choeur s'ouvrit, lentement poussée, et une religieuse parut.
Don Bernardo jeta un cri. Cette religieuse, c'était Anne de Niébla.
Son voile relevé laissait son visage découvert. Une couronne de roses blanches fixait son voile à son front. Elle tenait à la main un chapelet d'ivoire, qui paraissait jaune auprès de la main qui le tenait.
- Anne ! s'écria le jeune homme.
- Don Bernardo ! murmura la religieuse.
Don Bernardo s'élança.
- Tu m'as nommé, s'écria don Bernardo, tu m'as donc reconnu ?
- Oui, répondit la religieuse.
- A la Fontaine-Sainte ?
- A la Fontaine-Sainte.
Et Don Bernardo entoura la religieuse de ses bras.
Anne ne fit rien pour se dégager de l'amoureuse étreinte.
- Mais, demanda Bernardo, pardon, car je deviens fou de joie ou de bonheur, que viens-tu faire ?
- Je savais que tu étais là !
- Et tu me cherchais ?...
- Oui.
- Tu sais donc que je t'aime ?...
- Je le sais.
- Et toi, toi, m'aimes-tu ?
Les lèvres de la religieuse demeurèrent muettes.
- Oh ! Niébla ! Niébla ! un mot, un seul. Au nom de notre jeunesse, au nom de mon amour, au nom du Christ ! m'aimes-tu ?
- J'ai fait des voeux, murmura la religieuse.
- Oh ! que m'importent tes voeux, s'écria don Bernardo, n'en ai-je pas fait aussi, moi, et ne les ai-je pas rompus ?
- Je suis morte au monde, dit la pâle fiancée.
- Fusses-tu morte à la vie, Niébla, je te ressusciterais.
- Tu ne me feras pas revivre, dit Anne en secouant la tête. Et moi, Bernardo, je te ferai mourir...
- Mieux vaut dormir dans la même tombe que mourir séparés !
- Alors, que résous-tu, Bernardo ?
- De t’enlever, de t'emporter avec moi au bout du monde, s'il est nécessaire ; par delà les océans, s'il le faut.
- Quand cela ?
- A l'instant même.
- Les portes sont fermées.
- Tu as raison ; es-tu libre demain ?
- Je suis libre toujours.
- Demain, attends-moi ici à la même heure, j'aurai une clef de l'église.
- Je t'attendrai, mais viendras-tu ?
- Ah ! sur ma vie, je te le jure ! Mais, toi, quel est ton serment, quel est ton gage ?
- Tiens, dit-elle, voici mon chapelet.
Et elle lui noua le chapelet d'ivoire autour du cou.
En même temps don Bernardo embrassa Anne de Niébla, et, de ses deux mains, la serra contre sa poitrine ; leurs lèvres se rencontrèrent et échangèrent un baiser.
Mais au lieu d'être brûlant comme un premier baiser d'amour, le contact des lèvres de la religieuse fut glacé ; et le froid qui courut dans les veines de Don Bernardo traversa son coeur.
- C'est bien, dit Anne, et maintenant aucune force humaine ne pourra plus nous séparer. Au revoir, ­uniga.
- Au revoir, chère Anne. A demain !
- A demain ?
La religieuse se dégagea des bras de son amant, s'éloigna lentement de lui, tout en retournant la tête, et rentra dans le choeur qui se referma derrière elle.
Don Bernardo de ­uniga la laissa rentrer, les bras tendus vers elle, mais immobile à sa place, et, quand il l'eut vue disparaître, seulement il songea à se retirer.
Il réunit quatre bancs à côté les uns des autres, plaça quatre autres bancs en travers, superposa une chaise à ces bancs, et sortit, comme d'avance il l'avait arrêté, par la fenêtre. L'herbe était haute et touffue, comme on la trouve d'habitude dans les cimetières ; il put donc sauter de la hauteur de douze pieds sans se faire aucun mal.
Il n'avait pas besoin d'emporter le portrait d'Anne de Niébla, puisque, le lendemain, Anne de Niébla elle-même allait lui appartenir.

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