Le Lièvre de mon grand-père Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre IX


Ainsi, continua l'aubergiste, le meurtre de Thomas Pichet n'était point resté, comme mon grand-père l'espérait, un secret entre lui et Dieu.
Ainsi, vainement le corps de la victime avait été déposé dans la fosse et la terre de l'oubli avait roulé sur le cadavre.
Le terrible animal venait, à chaque instant du jour et de la nuit, reprocher à Jérôme Palan qu'il était en tiers, et que la tombe qui se refermait sur la victime n'enfermait pas avec elle le remords de l'assassin.
Cette vie de mon grand-père, à laquelle, le soir de l'enterrement de Thomas Pichet, il s'était repris avec une si grande joie, était, grâce à l'étrange apparition qui à chaque instant surgissait sur ses pas, devenue un supplice.
Tantôt mon grand-père voyait cet abominable lièvre au coin du feu, se chauffant avec lui à l'âtre, et lui envoyant de ces regards de flamme dont, si esprit fort qu'il fût, mon grand-père ne pouvait ni supporter la vue ni perdre le souvenir.
Tantôt, pendant qu'il mangeait, le grand lièvre se glissait sous la table et lui grattait les jambes de ses griffes acérées.
S'il voulait se mettre à son bureau pour écrire, il le sentait derrière lui, appuyant ses pattes sur les bâtons de sa chaise.
Pendant la nuit, la tête monstrueuse de l'animal apparaissait dans la ruelle, éternuant et secouant ses oreilles.
Mon grand-père avait eu beau se tourner et se retourner du côté gauche sur le côté droit, et du côté droit sur le côté gauche, le grand lièvre était toujours là, en face de lui.
Enfin, quand le pauvre homme parvenait à surmonter les angoisses de la terrible vision et finissait par s'endormir, il se réveillait au bout de quelques instants, suffoqué par un poids énorme qui lui pesait sur la poitrine.
Et c'était encore le grand lièvre qui était accroupi sur l'estomac de Jérôme Palan, et qui, assis sur son derrière, se débarbouillait tranquillement le museau avec ses pattes de devant.
Ma grand-mère et les enfants ne voyaient rien.
Et comme le pauvre homme paraissait se débattre contre des persécutions imaginaires, on crut qu'il était en train de devenir fou.
De sorte qu'il se répandit une grande affliction dans le logis.
Un matin enfin, après avoir été cauchemardé toute la nuit, mon grand-père se leva avec le calme de l'homme qui a pris un parti définitif.
Il chaussa ses souliers ferrés, boucla ses grandes guêtres de cuir, prit son fusil, le nettoya, souffla dans les canons, le flamba, le chargea avec une attention particulière, s'assurant d'abord que la poudre était bien sèche, l'introduisant dans le canon de son arme de façon à n'en pas laisser tomber un grain dehors, mettant par-dessus une bourre de feutre dont il graissa les bords, l'assujettissant fortement à l'aide de la baguette, versant dessus une copieuse charge de plomb, dont les grains, du numéro trois, étaient d'une rondeur et d'une égalité parfaites, enfin, bourrant le tout avec la même attention de détail qu'il avait mise à cette besogne depuis le commencement.
Puis il amorça les bassinets de son fusil et établit la communication de la poudre du bassinet avec celle du canon au moyen de l'épinglette.
Enfin, jetant son fusil sur son épaule, il alla détacher les chiens, qui bondirent tout joyeux hors de la niche, et s'achemina avec eux vers Remouchamps.
Le lecteur se rappelle que c'était le chemin qu'il avait suivi pour aller se mettre à l'affût dans la nuit du 3 novembre.
Ma grand-mère, qui avait suivi tous les mouvements de son mari, fut bien joyeuse, car elle pensait que les distractions qu'allait lui procurer son exercice favori pourraient tirer mon grand-père de l'hypocondrie bizarre à laquelle il était en proie.
Elle l'accompagna jusque sur le seuil de la porte.
Du seuil de la porte, elle le suivit des yeux jusqu'à ce qu'il eût disparu.
On était à la fin de janvier.
Un brouillard épais couvrait la campagne, plus épais encore dans la vallée ; mais les champs et les chemins étaient si familiers au brave homme, que, sans avoir hésité une fois malgré le voile de vapeur qui couvrait la terre, il alla droit au carrefour où avait eu lieu la scène du 3 novembre.
Déjà, à dix pas de lui, comme une forme confuse, il entrevoyait les buissons derrière lesquels il s'était caché pendant cette nuit fatale, quand, de l'autre côté du buisson, à l'endroit même où était tombé Thomas Pichet, bondit le lièvre qu'il reconnut à l'instant même à sa haute taille pour l'animal qui avait à tout jamais détruit son repos.
Avant que mon grand-père, qui cependant devait s'attendre à cette apparition, eût épaulé son fusil, le lièvre s'était perdu dans la brume, et Ramoneau et Spiron étaient partis tout couplés après lui.
Mon grand-père les suivit, haletant.
Arrivé sur le plateau de Sprimont, comme une forte brise soufflait sur les hauteurs le brouillard se dissipa ; là, le chasseur put apercevoir ses chiens.
Ils avaient rompu la corde qui les attachait l'un à l'autre.
Ils chassaient à pleine gorge.
A deux cents pas devant eux courait le lièvre, dont le pelage blanchâtre se détachait parfaitement sur le tapis rougeâtre des bruyères.
- Mais, s'écria mon grand-père, il me semble qu'il perd sur eux ? Morbleu ! ils vont le prendre ! Tayaut, Ramoneau ! tayaut, Spiron !
Et mon grand-père se mit à courir avec une nouvelle ardeur.
Ce fut une chasse fiévreuse que celle-là, je vous en réponds !
Chasseur, lièvre et chiens semblaient avoir des muscles d'acier.
Les champs, les bois, les prés, les vallons, les collines, les ruisseaux, les rochers, ils franchissaient tout comme s'ils eussent eu des ailes.
Et cela sans reprendre haleine un instant, sans qu'un défaut de cinq secondes vînt leur donner le temps de souffler.
Ce qu'il y avait de singulier, c'est que le grand lièvre fuyait devant lui comme un vieux loup.
Il ne doublait point, il ne croisait point les voies, il ne suivait pas les ruisseaux, les fossés, les sillons de charrue, il ne cherchait point à trouver un change, et ne semblait nullement inquiet des suites de cette terrible poursuite.
Il marchait au petit galop.
Toujours à une centaine de pas des chiens, qui, humant ses voies chaudes et fumantes, redoublaient de cris et de vitesse sans cependant rien gagner sur la distance qui les séparait de la bête.
Mon grand-père, de son côté, allait toujours derrière les chiens, comme les chiens allaient derrière le lièvre, les excitant par ses :
- Tayaut ! tayaut ! sans cesse répétés.
Son carnier l'embarrassant dans cette course insensée, il le jeta loin de lui.
Une branche lui enleva son chapeau.
Il ne perdit pas de temps à le ramasser.
Par bonheur, le lièvre avait décrit un grand cercle, comme s'il eût voulu revenir à son lancer.
Il avait passé successivement sur les terroirs de Sprimont, de Tilff, de Freneux et de Seny.
Vers midi il revint sur Ayvailles.
Mon grand-père, qui avait perdu un peu de terrain dans cette course de cinq heures, était encore sur la montagne, quand les chiens débouchant dans la vallée, arrivèrent au bord de l'Ourthe.
Il pensa que l'animal n'oserait jamais se hasarder à traverser la rivière, alors fort grossie par les pluies, qu'il reviendrait sur ses pas, et qu'enfin il se trouverait à la portée de son fusil.
Quant à ce qu'il fût forcé par les chiens, mon grand-père, à la façon dont le lièvre semblait se moquer d'eux, après cinq heures de chasse, en avait complètement perdu l'espoir.
Mon grand-père, comptant sur un retour, se plaça donc à mi-côte, au coin d'un bois, ne quittant pas son lièvre des yeux, et prêt à changer de position selon la tactique qu'il verrait adopter à l'animal, qui, de son côté, en attendant les chiens, s'était assis au bord de la rivière, sur une touffe de roseaux dont il broutait les extrémités.
Les chiens allaient toujours s'approchant.
Le lièvre ne paraissait point s'occuper d'eux.
Bientôt ils ne furent qu'à dix pas de lui.
Le coeur de mon grand-père battait si fort, qu'il ne pouvait plus respirer.
La distance qui séparait les chiens de la bête diminua encore.
Ramoneau, qui tenait la tête, se précipita pour l'engueuler.
Mais le lièvre s'élança dans le torrent, qui roulait en vagues écumeuses et menaçantes.
La gueule de Ramoneau ne happa donc que l'air.
- Ah ! pour le coup, il va se noyer ! s'écria mon grand-père ; bravo ! bravo !
Et il s'élança sur la déclivité de la montagne avec une telle rapidité, qu'il eut toute la peine du monde à ne pas aller, emporté par l'élan de sa course furieuse, se précipiter dans l'Ourthe.
Et, tout en courant, il répétait :
- Il va se noyer ! il va se noyer ! il va se noyer !
Mais le lièvre coupant adroitement le courant dans la direction diagonale, parvint sans encombre à prendre terre sur la rive opposée.
En le voyant reparaître sain et sauf sur le gazon, les chiens, qui s'étaient comme leur maître arrêtés sur le bord, et qui comme lui semblaient attendre une catastrophe, voyant que, contre toute probabilité, cette catastrophe n'avait pas lieu, les chiens se jetèrent à la rivière à leur tour.
Mais ils furent moins heureux que leur ennemi.
Emporté par son ardeur, Ramoneau ne sut pas maîtriser la rapidité du courant.
Le pauvre animal s'épuisa à lutter contre sa violence : au tiers de la rivière les forces l'abandonnèrent.
Il disparut, puis revint à la surface de la rivière, mais ses pattes ne battant plus que faiblement l'eau qu'il fallait franchir.
Malgré ses efforts et ses peines, il s'enfonça une seconde fois.
Mon grand-père alors descendit, ou plutôt roula le long de la berge de la rivière, et se jeta lui-même au milieu du courant pour porter secours à son chien.
En ce moment Ramoneau revenait une troisième fois sur l'eau.
Il l'appela.
Le pauvre animal tourna vers lui sa tête intelligente et fit entendre un gémissement.
Il avait alors franchi les deux tiers de la rivière à peu près.
Mais à la voix de son maître il voulut revenir à lui.
Ce mouvement lui fut fatal.
Il donna le travers à une lame.
Alors, vaincu par le courant, il roula plusieurs fois sur lui-même, poussa encore un cri lamentable, se tourna douloureusement, par un effort suprême, vers son maître, puis s'en alla à la dérive.
Mon grand-père était entré jusqu'aux genoux dans ce torrent.
Il y entra tout à fait.
Il nagea vers son chien, le saisit et le traîna sur l'herbe.
Là, il essaya vainement de le réchauffer, de rendre quelque élasticité à ses membres raides et froids.
Le pauvre Ramoneau poussa un dernier gémissement.
Il avait vécu.
Au moment où le chasseur désespéré essayait de rendre son chien à la vie, des aboiements partant du bord opposé frappèrent ses oreilles.
Mon grand-père leva les yeux.
Alors il aperçut de l'autre côté de l'eau le grand lièvre qui, ayant fait un crochet, était revenu sur ses pas, comme s'il avait trouvé un malin plaisir à assister à la mort d'un de ceux qui le poursuivaient.
Plus heureux que Ramoneau, Spiron était parvenu à traverser l'Ourthe, et il continuait à chasser la bête maudite.
Mon grand-père jeta un dernier regard sur son pauvre et fidèle compagnon.
Puis il se mit avec un nouvel acharnement à la poursuite du grand lièvre.
Cette poursuite dura jusqu'au soir.
Il va sans dire que ce fut inutilement.
Lorsque la nuit commença à tomber, Spiron, dont depuis une heure les jappements devenaient plus rares et plus faibles, se coucha, refusant de marcher, ou plutôt dans l'impossibilité de faire un pas de plus.
Mon grand-père le chargea sur ses épaules, et chercha à s'orienter pour regagner le logis.

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