Le Lièvre de mon grand-père Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre XIII


Les deux voyageurs s'extasiaient sur la grosseur démesurée de l'animal, et paraissaient enchantés du début de leur journée.
Mon grand père ne disait mot, mais je vous engage ma parole qu'il était bien autrement joyeux qu'eux encore.
Il lui semblait qu'on lui avait enlevé une montagne de dessus la poitrine. Il respirait librement et à pleins poumons, la terre, les arbres, le ciel, tout avait pris une teinte rose qui lui était d'un agrément sans pareil.
Il reprit le grand lièvre des mains du chasseur qui le tenait, le fourra dans son carnier, et bien qu'il pesât rudement à ses épaules, il commença de le porter allégrement.
De temps en temps seulement il retournait la gibecière pour s'assurer que le gredin n'avait pas disparu.
Hélas ! le grand lièvre, tout cousin du diable qu'il eût été de son vivant, ne faisait pas meilleure figure qu'un autre dans son dernier gîte.
Il était là, l'oeil vitreux, tout pelotonné sur lui-même, ses pattes de derrière sortant seules de la poche de cuir atteignant, tant elles étaient longues, jusqu'au haut de l'échine de mon grand-père.
Les deux chiens aussi, Rocador et Tambelle, paraissaient fort contents.
Ils manifestaient leur joie par leurs bonds et leurs aboiements.
Ils suivaient mon grand-père sur leurs pattes de derrière pour atteindre à la hauteur de la carnassière et pour lécher le sang qui en sortait.
Le reste de la journée répondit au commencement.
Jérôme Palan se montra digne de son ancienne réputation. Il conduisait les chasseurs sur le gibier mieux que le meilleur chien braque ou épagneul n'eût pu le faire, et, quoique l'on se trouvât déjà fort avancé dans la saison, il leur fit tuer cinq coqs de bruyère et une grande quantité d'autre gibier.
Les deux étrangers furent si enchantés de cette chasse miraculeuse, qu'ils mirent un louis d'or dans la main de mon grand-père, et l'invitèrent à souper avec eux à l'auberge des Armes de Liège.
La veille, mon grand-père eût certainement refusé, vu la préoccupation de son esprit, qui ne lui permettait de se livrer à aucune distraction.
Mais la mort du grand lièvre avait complètement changé sa manière de voir, et il lui semblait qu'il ne pouvait finir trop joyeusement sa joyeuse journée.
Seulement il s'arrangea de manière à rentrer à Theux par le côté du village où était sa petite maison.
Les étrangers en furent quittes pour un détour dont ils ne s'aperçurent même pas.
En effet, mon grand-père tenait à deux choses :
D'abord, à donner à sa femme la pièce d'or, afin qu'il y eût fête dans la chaumière comme à l'auberge.
Ensuite, il voulait montrer à toute sa chère nichée l'abominable grand lièvre, désormais inoffensif.
La bonne femme se tenait sur le seuil de la chaumière, comme si elle eût attendu quelque grande nouvelle.
D'aussi loin qu'elle aperçut son mari, elle courut à sa rencontre.
- Eh bien ? lui criait-elle.
Mon grand-père fit passer l'ouverture de la carnassière sous son bras droit, en tira le grand lièvre, qu'il montra à sa femme en le secouant par les pattes.
- Eh bien ! répondit-il, tu vois.
- Le grand lièvre ! s'écria-t-elle toute joyeuse.
- Mon Dieu ! oui, il ne viendra plus m'égratigner les jambes sous la table.
- Oh ! vraiment ! vraiment ! Et qui l'a tué ? Un de ces messieurs ?
- Non, moi.
- Toi !
- Oui, et à une fière portée, je te jure ; il faut que mon plomb ait été poussé par le souffle du diable pour arriver jusqu'à lui.
- Non, Jérôme, mais par le souffle du bon Dieu.
- Comment dis-tu cela ?
- Ecoute, Jérôme, et repens-toi. Ce matin, sans t'en rien dire, j'avais été à la messe de Saint-Hubert pour y faire bénir ton fusil et tes chiens, et c'est l'eau sainte qui a conjuré le maléfice et qui a communiqué à ton plomb cette force miraculeuse.
- Ah ! ah ! fit mon grand-père.
- Eh bien ! douteras-tu encore ? demanda la bonne femme.
Mon grand-père hocha la tête ironiquement.
Cependant il n'eut pas le courage de répondre de vive voix.
- Jérôme ! Jérôme ! reprit ma grand-mère, j'espère qu'après le miracle qu'il vient de faire en ta faveur, tu ne douteras plus de la miséricorde du Seigneur.
- Je n'en doute pas non plus, répondit Jérôme.
Ma grand-mère fit semblant de ne pas comprendre le sens dans lequel la réponse était faite.
- Eh bien ! dit-elle, si tu n'en doutes point, accorde-moi une grâce qui me rendra bien heureuse !
- Laquelle ?
- L'église est sur ton chemin, Jérôme ; entres-y en passant, et mets tes deux genoux en terre, voilà tout ce que je te demande.
- Je ne sais plus de prières, répondit Jérôme. Qu'irais-je faire dans l'église ne sachant prier ?
- Tu diras seulement : « Mon Dieu, je vous remercie ! » et tu feras le signe de la croix.
- Demain, dit mon grand-père, demain, je ne dis pas.
- Mais, malheureux ! s'écria la bonne femme, désespérée, sais-tu ce qu'il y a entre aujourd'hui et demain ? Un abîme, peut-être. Sait-on jamais dans la vie si l'on entendra sonner l'heure qui va suivre ? Jérôme ! Jérôme ! fais ce que je te demande ; entre dans l'église, mon ami, entre dans l'église, au nom de ta femme et de tes enfants ! dis la prière que je t'ai dite, fais le signe de la croix je ne te demande pas autre chose, ni Dieu non plus ; mais entres-y.
- Demain, tu me donneras ton livre, et je lirai tout ce que tu voudras.
- Les prières ne sont pas dans les livres, Jérôme, elles sont dans le coeur. Trempe tes doigts dans l'eau sainte et dis seulement : « Merci. » N'as-tu pas dit merci quand ces messieurs t'ont donné la pièce d'or ? Diras-tu moins à Dieu, qui te donne la santé, la vie, le repos de la conscience, que tu n'as dit à ces étrangers qui t'ont donné vingt-quatre livres ?
Et ma grand-mère prit son mari par le bras et le tira du côté de l'église.
- Non, pas ce soir, dit mon grand-père, impatienté de cette persistance ; plus tard, plus tard ; ces messieurs m'attendent à l'auberge, et je ne veux pas leur faire manger leur souper froid. Tiens, voilà les vingt-quatre livres de gratification qu'ils m'ont données ; achète du pain, du vin, de la viande ; fais un bon souper aux enfants, mais tranquillise-toi : je te promets d'aller demain à la messe basse, dimanche à la grand-messe, et à confesse à Pâques prochain. Là, es-tu contente ?
La pauvre femme poussa un soupir et lâcha le bras de son mari.
Puis elle se tint debout, immobile, à l'endroit où il lui avait échappé, le suivant des yeux jusqu'à ce qu'il eût disparu.
Alors elle rentra chez elle, le coeur gros.
Et, au lieu de souper, elle se mit en prières.

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