Olympe de Clèves Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre XXV
A quoi servent les coiffeuses.

La Catalane, près de laquelle Olympe envoyait sa coiffeuse, n'était pas pour mademoiselle de Clèves dans des dispositions favorables.
Il est rare qu'une femme ait jeté les yeux sur l'amant d'une autre femme sans lui en vouloir beaucoup si elle lui vole cet amant, sans lui en vouloir mortellement si l'amant ne s'est pas laissé voler.
Il est vrai qu'elle peut jeter un peu de sa haine sur l'amant resté fidèle.
Nous allons voir quels étaient les sentiments de mademoiselle de Clèves interprétés par la Catalane.
Nous montrerons ensuite, et sans voile, la pensée de la Catalane sur ce sujet.
- Gageons, dit-elle, que je devine ce que tu viens faire.
La Catalane, comme les vins d'Espagne de tous les temps et comme les filles de théâtre de ce temps-là, tutoyait tout le monde.
- Vous devinez ! s'écria la coiffeuse.
- Oui.
- Vous devinez quoi ?
- Qu'Olympe t'a jetée à la porte, parbleu !
- Et à quoi devinez-vous cela ? demanda la coiffeuse stupéfaite.
- Oh ! ce n'est pas bien difficile ; tu as reçu l'abbé d'Hoirac ce matin ; il est amoureux fou de l'Olympe. S'il t'a été voir, ce n'est pas pour toi, n'est-ce pas ? C'est donc pour elle. S'il t'a été voir, ce n'a pas été sans te donner de l'argent... tu soupires... sans t'en promettre, alors. Voilà pourquoi tu auras dû aujourd'hui glisser la déclaration à la belle Olympe ; et comme tu es rouge, comme tu fais la moue, comme tu es chez moi au lieu d'être chez elle, c'est que tu n'as pas réussi.
- Comprend-on cela ? s'écria la coiffeuse en s'asseyant sans façon devant la Catalane qui la laissa faire.
- Et quelle raison donne-t-elle à son refus ? demanda celle-ci.
- Une incroyable !
- Mais enfin, laquelle ?
- Elle dit qu'elle aime monsieur Bannière, ce va-nu-pieds !
- Oh ! un joli garçon, Agathe.
- Je le sais bien.
- Après cela, tu me diras qu'elle pourrait aimer Bannière, et encore...
- Parbleu ! cela n'empêche point.
- Mademoiselle Agathe, dit la Catalane en riant, vous êtes d'une morale aussi relâchée que si vous étiez duchesse ; prenez-y garde !
- Savez-vous que c'est deux mille livres... plus que cela, cent louis, que cette vertu-là me fait perdre !
- Que veux-tu, ma fille ? il faut prouver que tu as un grand coeur ; il faut prouver que tu méprises l'argent ; il faut les perdre en philosophe.
- Moi, perdre cent louis que je tenais presque ! s'écria Agathe en dilatant son oeil vitreux qu'allumait l'espoir du gain ! oh ! jamais ! jamais !
- Je ne suppose pas, cependant, que tu espères forcer Olympe à devenir amoureuse folle de l'abbé, surtout si elle ne veut pas.
Agathe poussa un grand soupir de colère qui pouvait passer pour un petit rugissement.
- Tu aimerais mieux avoir eu affaire à moi, n'est-ce pas ? dit la Catalane en riant. Je ne suis pas femme à faire tant de chagrin à mes amis. Mais que veux-tu ? certaines têtes attirent la fortune comme l'aimant les aiguilles. Je n'ai pas de chance, moi, et pourtant si l'on me regardait bien...
- Et si l'on détaillait même, dit Agathe.
- J'ai la tête vivante au moins, moi, dit la Catalane.
- Et les hanches donc, fit Agathe.
- Et ce pied, dit la Catalane ; il est un peu bien attaché à cette jambe.
- Et cette main donc, dit la coiffeuse, et cette taille, et ce corsage !
- Eh ! mademoiselle, fit la coiffeuse, à mon avis, une belle femme en vaut une autre.
- Eh ! tu vois bien que non, Agathe, puisque l'abbé offre à Olympe ce qu'il ne m'offre pas, à moi. Combien lui offre-t-il ?
- Dix mille livres par mois ! cria la coiffeuse.
- Diable ! c'est cependant un joli denier, cent mille livres par an ; quel dommage que ce garçon-là, qui est un myope, ne devienne pas tout à fait aveugle.
- Pourquoi cela, mademoiselle ?
- Parce que tu me l'amènerais comme si tu le conduisais chez Olympe ; parce que je prendrais ma voix flûtée, timbrée, argentine, tu sais, cette voix d'Olympe que j'imite si bien au foyer quand je fais rire tout le monde, et je dirais à l'abbé avec sentiment, comme Olympe toujours : « Monsieur, ce qu'on me demande, je le refuse parfois. Ce qu'on n'attend plus, je le donne. Me voici. »
- Oh ! fit Agathe.
- Et comme il serait aveugle...
- Après ?
- Eh bien ! après, double brute ! je gagnerais les dix mille livres, et avec autant de conscience qu'elle, je t'en réponds.
- Et ?
- Et tu aurais, toi, les deux mille quatre cents livres.
La coiffeuse s'empoigna les cheveux à deux mains et faillit se les arracher.
- Ne te désespère pas, dit la Catalane, crève lui les yeux.
- Ah ! mademoiselle, vous avez le courage de plaisanter, vous.
- Mais que diable veux-tu que je fasse ! que je me jette à l'eau, que je me pende, ou que je m'asphyxie ?
- Oh ! non, je ne veux rien de tout cela, ce serait un trop grand péché ; mais je veux que vous vous indigniez qu'un Bannière nous empêche...
- C'est à dire t'empêche, avoue que c'est surtout tes deux mille quatre cents livres qui te tiennent au coeur.
- Tenez, à votre place, reprit Agathe, les yeux ardents de colère et de cupidité, à votre place je ne voudrais pas voir le démenti de ce que nous complotons, et pour décider mademoiselle Olympe à prendre l'abbé d'Hoirac...
- Que ferais-tu ?
- Eh bien ! moi, la Catalane, je volerais l'amant de mademoiselle Olympe.
La Catalane éclata de rire.
- Oui, oui, oui, continua la coiffeuse, je vous dis que c'est le moyen, moi, le véritable moyen ; celle-ci l'apprendrait bien vite, ses amis le lui diraient ; d'ailleurs si ses mis ne le disaient pas, vous le lui diriez vous-même. Elle est fière comme Roxane, elle ne pardonnerait pas une infidélité ; elle se brouillerait avec l'infidèle, et de dépit peut-être elle me ferait gagner nos deux mille quatre cents livres.
- Tu dis toujours nos, dis donc un peu mes...
- Je dis nos, parce que si vous prenez monsieur Bannière, je partage avec vous ce que monsieur l'abbé donnera. Essayez, je vous prie, je vous en supplie, de prendre monsieur Bannière à Olympe ; cela vous est si facile, d'autant plus que le Bannière est joli garçon, vous l'avez dit tout à l'heure.
- Eh ! s'écria la folle fille en riant plus fort que la première fois, crois-tu que c'est d'aujourd'hui que j'ai reconnu le mérite du jeune homme ? voilà six mois que j'ai envie de lui.
- Eh bien ! alors, dit la coiffeuse enthousiasmée ; eh bien ! alors c'est fait.
- Imbécile, reprit la Catalane, puisque depuis six mois j'ai envie de lui, si c'était fait, ce serait fait depuis six mois.
- Mais pourquoi donc n'est-ce pas fait alors ?
- Parce qu'il y a une difficulté majeure.
- Nous sommes exactement dans la situation d'Arlequin qui veut épouser Colombine ; le mariage serait fait si tout dépendait d'Arlequin. Malheureusement, il faut le consentement de Colombine, et Colombine ne veut pas donner son consentement.
- Allons donc !
- C'est comme je le dis, ma chère. Colombine-Bannière ne veut pas d'Arlequin-Catalane.
- Et vous lui avez fait vos yeux ?
- Non seulement mes yeux doux, mais attirants, mes yeux en hameçons. Joseph était moins novice, ma chère, et plus ardent.
- Il a refusé ?
- Net.
- Je suis perdue alors, dit la coiffeuse désespérée.
- Ah dame ! répliqua la Catalane, si tu as l'adresse de me l'amener quelque soir ou de me conduire chez Olympe, si tu as l'adresse de me dire quel parfum choisit Olympe à onze heures du soir, et comment à minuit elle dit bonsoir à Bannière, à une bougie près, je te réponds que l'affaire réussira.
- Oh ! ce serait admirable, fit la coiffeuse rêvant.
- Admirable, c'est le mot ! et moi, comme je suis généreuse, comme ce que je veux avant toutes choses, c'est Bannière, si nous réussissons, je prends Bannière et ne te demande aucune remise sur tes cent louis.
- Hum ! comment faire ? murmura Agathe.
- Dame ! cela te regarde. Choisis un soir où Olympe jouera, où elle sera retenue au théâtre par une assemblée ; trouve, invente, crée un obstacle à son retour ; pendant ce temps, moi, je me glisse dans sa chambre, je me mets dans son lit, je dors, et rien ne me réveille.
- Mais si elle est rentrée, et qu'elle vous surprenne avec le Bannière.
- Eh bien ! voilà ce qu'il nous faut, du bruit, du scandale.
- Comment donc ?
- C'est bien pis que si Bannière était venu chez moi, puisque le malheureux sera chez lui, chez Olympe, dans le domicile conjugal. C'est à les brouiller non seulement pour ce monde, mais pour l'autre. Voyons, à quoi réfléchis tu ?
- Ah ! je réfléchis que c'est bien difficile, mademoiselle, ce que vous me proposez là.
- Eh bien ! ma mie, fit la Catalane, puisque tu renonces à l'affaire pour toi, je vais la mener pour mon compte. Depuis que nous en causons, l'appétit m'est venu.
- Et...
- Et j'y mords...
- Ah ! mon Dieu ! s'écria tout à coup la coiffeuse.
- Quoi donc ?
- Oh ! quelle idée !
- Deviens-tu folle ?
- Oh ! mademoiselle, c'est que c'est une bien belle idée.
- Dis vite, alors.
- Oui, c'est cela, mademoiselle ; c'est arrangé.
- Je tiens Bannière ?
- Eh ! non.
- Que tiens-je alors ? Je te préviens que je tiens à tenir quelque chose.
- Vous tenez les dix mille louis.
- Tu déraisonnes.
- Pas du tout, pas du tout.
- Que fais-tu alors ?
- Je retourne la situation.
- Je n'y suis plus, moi.
- Est-ce que vous avez un dégoût prononcé pour ce pauvre abbé d'Hoirac, mademoiselle ?
- Moi, pour l'abbé ?
- Oui, pour l'abbé. Ah ! il est bien gentil, cependant.
- Eh bien ! quand j'aurais du goût pour lui, à quoi cela nous mènerait-il ?
- Oh ! mais vous allez voir, vous allez voir.
- Voyons, je ne demande pas mieux que de voir, moi. Mais tu ne me montres rien !
- Au lieu de vous introduire chez Olympe, ce qui nous présente mille difficultés, et ce qui ne mène à rien, ou du moins pas à grand chose.
- Comment, pas à grand chose ?
- Non. Car en supposant que tout réussisse comme vous le désirez ; en supposant que Bannière se trompe, qu'Olympe vous surprenne ; en supposant enfin tout ce qu'il y a de mieux, ne se peut-il pas qu'après vous avoir surpris, Olympe pardonne à Bannière ; ne se peut-il pas que l'explication tourne à notre honte ; ne se peut-il pas enfin que, tout en croyant Bannière coupable, Olympe résiste après l'infidélité de Bannière comme avant ?
- Mais tu la crois donc vertueuse ?
- Hélas !
- Au fait, dit la Catalane, ce serait possible cela ; mais je n'aurai toujours rien perdu, moi.
- Oui ; mais moi je n'aurai rien gagné. Non ! non ! non ! Je songe à mieux que cela ; je songe à vous donné les dix mille livres, sans préjudice de Bannière.
- Ah ! mais c'est un marché d'or que tu me proposes là, ma fille.
- Voici mon plan.
- J'écoute.
- L'abbé, en me chargeant de la commission que vous savez, m'a donné plein pouvoir en cas de succès. C'est-à-dire qu'il m'a commandé de louer une maison bien meublée afin d'y recevoir Olympe, qui, dans les premiers jours de ce nouveau mariage, conserverait peut-être assez de scrupules à l'égard de l'ancien pour ne pas expulser Bannière du premier bond ; d'ailleurs l'abbé a des ménagements à garder, lui-même est marié avec dame Eglise.
- Oh ! nos abbés, malgré ce mariage-là, ont pris depuis la régence une telle habitude de vivre en garçon.....
- N'importe, je sais ce que je dis, et je vois où je vais.
- Va donc.
- Où en étais-je ?
- Tu en étais à la maison.
- Oh ! c'est cela ; au lieu de dire à l'abbé qu'Olympe refuse, je lui dis qu'Olympe accepte.
- Prends garde !
- Ne m'interrompez pas.
- Mais cette vertu d'Olympe ?
- Justement, elle me sert ; c'est avec cette vertu-là que je fais mon piège ; j'entoure la chose de toutes sortes de rebuffades, de mousquetades, de palissades, comme il arrive au siège des forteresses difficiles ; je mets, s'il le faut, huit jours à dire oui à l'abbé ; neuf jours, trois jours pour chaque lettre du mot.
- A la bonne heure !
- Ensuite, la maison louée, tout préparé, je dis que la belle n'accepte qu'une entrevue secrète, une explication, un mystère.
- Bien ! toujours ; mais comment t'en tireras-tu au dernier moment ?
- Eh bien ! mais au dernier moment vous serez là.
- Moi ?
- Ne m'avez-vous pas dit que vous n'aviez pas de répugnance pour l'abbé ?
- Je n'ai de répugnance pour personne, en ce que je ne suis pas une mijaurée comme Olympe.
- Eh bien ! le rendez-vous pris, c'est vous qui vous y trouverez.
- Mais parle donc. malheureuse ! tu me fais languir une heure.
- Même taille, même voix, même beauté, avec du mieux peut-être, dans les ténèbres surtout.
- Ah ! oui.
- Voilà un plan, je crois, hein ?
- Magnifique ! mais pour une demi-heure.
- Mais pourquoi donc pour une demi-heure ; l'abbé n'est-il pas myope comme une taupe ?
- C'est justement parce qu'il est myope, dit la Catalane avec un soupir, qu'il voudra voir mieux que les clairvoyants.
- Eh ! de quoi allez-vous vous préoccuper ? La condition sera faite. N'y avait-il pas une histoire de Psyché dont j'ai vu un ballet ?
- Eh bien !
- Il est défendu à Psyché de toucher à la lampe.
- Mais Psyché y touche ?
- Parce que c'est une femme ; mais l'abbé est un homme, et un homme amoureux.
- Mais enfin s'il y touche ?
- Eh bien ! s'il y touche, ma foi ! tant pis ; ou peut-être tant mieux pour lui.
- Enfin, mettons tout au pire.
- Et, mettant tout au pire, vous aurez touché vos dix mille livres, et moi mes deux mille cinq cents.
- Oui, et l'abbé criera ; l'abbé nous enverra dans quelque Fort-l'Evêque.
- L'abbé se taira ; il y aura tout intérêt. Comment voulez-vous qu'un abbé, qui a enduré les coups de guitare de Bannière sans dire un mot, s'en aille bavarder à propos d'une tromperie aussi innocente que celle-là ! Et non, il endurera l'échange bien plus doucement encore, allez.
- C'est merveille, en vérité, de voir comment tu arranges tout cela, toi !
- Mais pourquoi non ? Le voulez-vous ou ne le voulez-vous pas ?
- Ce qu'il y aurait de piquant, reprit en dessous oeuvre la Catalane ; ce qu'il y aurait de curieux, c'est que si l'on se contentait de dix mille livres une fois données ; c'est que si on en restait là sans que la fraude fût découverte, l'abbé furieux éclaterait, et que tout accuserait si bien Olympe qu'elle ne saurait plus comment se justifier.
- Oh ! voilà qui me tente, par exemple.
- Sans compter que cet éclat fait, Bannière, qui de son côté ne manque pas de coeur, quitterait aussi Olympe, lui, et que vous l'auriez à votre merci.
- Oh ! c'est possible, et j'y crois !
- Cela vous décide ?
- Ma foi ! oui.
- Faut-il mettre les fers au feu ?
- Mets.
- Vous me donnez carte blanche ?
- Je te donne carte noire, ce qui est bien mieux.
- Parole d'honnête femme ?
- Foi de Catalane ! je ne veux pas te tromper.
- Touchez là.
- Tope ! cria la Catalane en frappant vigoureusement de sa petite main dans l'épaisse et large main de la coiffeuse.

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