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Chapitre XLI
Qui a joué jouera.

Cet assoupissement inattendu contraria fort Bannière. Il tenait beaucoup à placer son cheval, dût-il ne pas le placer plus avantageusement qu'il n'avait fait de son uniforme.
Le marchand, de son côté, parut fort contrarié.
- Ah ! s'écria-t-il, voilà que monsieur le marquis s'est assoupi sans me donner ma revanche.
- Quelle revanche ? demanda Bannière.
- Oh ! rien, revanche d'une partie de piquet que nous jouons presque tous les soirs depuis notre voyage.
- Monsieur ne joue pas, lui, se hâta de dire Marion, essayant de se rendre de plus en plus agréable à Bannière, et profitant à cet effet pour jouer des yeux de l'assoupissement du capitaine.
Ces mots « Monsieur ne joue pas, » résonnèrent aux oreilles de Bannière comme un écho d'or remué, de piles d'argent renversées, de dés tombant sur la table, de boule tournant dans la roulette.
- Rarement, madame, répondit en balbutiant le dragon.
- Rarement n'est point jamais, fit le marchand ; et puis, il y a jeu et jeu : jouer pour s'amuser, ce n'est pas jouer.
- Sans doute, dit Bannière.
- Tenez, reprit le marchand en baissant la voix comme s'il eût cherché à ne pas réveiller le marquis ; tenez, votre malheureux cheval ne vaut pas cinq pistoles.
- Oh ! oh ! fit Bannière.
- Non, il ne les vaut pas. Eh bien ! je vous le joue contre... contre quoi ?
Et le marchand regarda autour de lui comme pour chercher contre quoi il jouerait le cheval de Bannière.
Le marquis cessa de ronfler, ouvrit les yeux, et, au moment où Bannière allait répondre,
- Qui parle de jouer ? s'écria-t-il ? encore ce damné marchand. Quel dé vivant ! C'est le jeu incarné que ce diable d'homme.
Le marchand, qui en effet paraissait fort joueur, essaya de lutter.
- Mais, monsieur le marquis, dit-il.
- Laissez-nous en repos, sangdieu ! Comment, voilà un garçon qui n'a peut-être pas assez de son argent, de son pauvre argent, et vous allez l'écorner ! Oh ! c'est une honte ! On voit bien que vous êtes de roture, mon cher. Laissez-lui faire sa route à ce dragon, et s'il a de l'or, laissez-le lui. L'or ne pousse pas entre les pavés, mon cher.
- Mais, monsieur le capitaine, insista le marchand.
- Taisez-vous ! dit brutalement le marquis, c'est laid ce que vous laites là. Croyez-vous donc que tout le monde puise comme vous dans un fonds de cent mille pistoles ?
- Oh ! monsieur le marquis exagère ! répondit en s'inclinant l'homme aux bas gris-bleu.
- Eh non ! je n'exagère pas, vous les avez bien ; ayez-les en écus ou en étoffes, c'est toujours les avoir. Je ne veux pas que l'on joue ainsi toujours. Mais c'est qu'il me rendrait joueur, sur ma vie ! moi qui déteste les dés et ne puis sentir les cartes.
Bannière, sans faire attention aux coups d'oeil d'intelligence que lui lançait madame Marion, intercéda auprès du marquis irrité en faveur du bon marchand, que la mercuriale avait rendu tout rouge.
- Je vous proteste, monsieur le capitaine, dit-il, que cet honnête bourgeois que vous maltraitez ne m'a fait aucune violence.
- Si fait ! si fait ! il voulait vous forcer à jouer, il vous parlait de votre cheval, que diable ! je l'ai bien entendu, il me semble.
Le marchand fit un effort et parut se révolter contre l'autorité du marquis.
- Et quand j'en aurais parlé, dit-il avec une certaine fermeté que Bannière trouva noble, ne dirait-on pas que l'on est vicieux pour cela ? Ne jouez-vous donc jamais, vous, monsieur le marquis ?
- Si, morbleu ! je joue, et veux jouer même, mais c'est afin de perdre, moi. Si je croyais gagner, apprenez, monsieur, que je ne jouerais jamais. Vous n'allez pas comparer, je pense, si riche que vous soyez, votre fortune à la mienne. Dussé-je jouer et perdre un an de suite dix mille livres par jour, au bout de l'année, ma terre de la Torra n'en sera pas moins ronde.
- Quelles délicates personnes ! se disait Bannière.
- On le sait, mon Dieu ! on le sait, dit le marchand ; mais du moment où je ne vous emprunte rien sur votre terre...
- Eh ! poursuivit le marquis, puisque vous le prenez sur ce ton avec moi, mordieu ! je vais vous la donner belle, Ah ! tu veux jouer, drôle ! ah ! tu veux exposer tes écus, compère ! Eh bien, soit ! mets-les sur le tapis, ces fameux écus ; fais-leur voir le jour ; ils meurent d'envie de prendre l'air.
- Mais, monsieur le marquis, dit le marchand dont les traits commençaient à exprimer une vive inquiétude, je ne suis pas un enragé comme vous croyez ; je joue sans passion, moi.
- Et moi donc, sang du Christ ! s'écria le marquis, voyez un peu si je me tourmente ! suis-je tranquille ou non ? Je dormais, voilà un jeune homme qui peut en faire foi, vous m'avez réveillé, mon cher, eh bien ! je veux perdre cent mille écus ce soir ou vous ruiner ; cela va-t-il.
- En vérité, vous m'effrayez, monsieur le marquis.
- Allons, allons, monsieur le joueur.
- Mais ce n'est pas un jeu que vous m'offrez, c'est un duel.
- Combien avez-vous ?
- Sur moi ?
- Sur vous ou en portefeuille.
- Mais, monsieur le marquis...
- Allons.
- Quoi ?
- Sur table, sur table, vite.
- Mais, capitaine...
- Ah ! il recule, oui ; je comprends, brave quand il a affaire à la pauvre bourse de notre petit dragon, mon compère recule quand il s'agit de tenir tête au coffre-fort della Torra. Cà voyons, avons-nous du coeur ? Oui. Eh bien ! alors, en avant les gros écus, et les louis d'or, et les billets de caisse quand il n'y aura plus de gros écus ni de louis ; bélître qui y renonce !
- Allons donc, puisque vous le voulez, dit le marchand.
- Si je le veux, je le crois bien !
- Absolument ?
- Absolument.
Alors se retournant vers Bannière,
- Ce diable d'homme, murmura-t-il, a le coeur d'un roi. Plaignez-moi, dragon, je suis un homme ruiné.
Et avec un soupir le marchand prit place à table.
En un instant le jeu fut fait.
Le marquis étala des billets de caisse en un tas capable de faire frémir un enrichi du Mississipi.
Quant au marchand, en fouillant vingt fois dans sa poche et en les tirant un à un, il ponta modestement une quinzaine de louis rayonnant parmi une douzaine de pâles écus d'argent.
Bannière sentit, à la vue des louis et des billets de caisse, s'éveiller au fond de son âme tous ses instincts de joueur, tandis que sa main crispée tourmentait au fond de sa poche les cinquante ou soixante louis qui lui restaient ; puis, le menton dans la main, l'oeil ardent, les lèvres crispées, il s'accouda sur la table et regarda.
Quant à la marquise Marion, tout en grignotant des sucreries, elle s'appuya moitié sur un fauteuil, moitié sur l'épaule de Bannière.
Seulement il était évident que l'émotion de Bannière ne montait pas jusqu'à elle. Elle devait être habituée à ce spectacle.
Les coups s'engagèrent furieusement. Comme l'avait dit le marchand, la partie s'engageait, non comme un jeu, mais comme un combat.
Le marquis eut d'abord l'avantage et railla fort agréablement son adversaire.
Tous les louis du marchand moins un allèrent faire connaissance avec les billets de caisse du marquis.
Mais à ce dernier louis la chance tourna, et le marchand se mit à gagner à son tour, mais de telle façon et avec une si grande violence que ce fut à son tour le tas de billets qui fondit comme beurre, et qui s'achemina petit à petit vers la droite du marchand.
Au reste, Bannière demeurait en admiration ; il était impossible de perdre avec plus de grâce et de désinvolture que le noble marquis.
Quant à Bannière, tout simple spectateur qu'il était, il sentait la sueur lui couler sur le front. Si l'on est vraiment joueur, on n'a pas besoin de jouer pour éprouver des émotions ; il suffit de voir jouer.
Les sommes disparues de la liasse de billets devaient être énormes.
Le pauvre marchand semblait de plus eu plus embarrassé. Il était honteux de son bonheur.
C'était un véritable assaut de grandeur d'un côté, d'honnêteté de l'autre.
Bannière en avait les larmes aux yeux Il se sentait incapable de gagner ou de perdre ainsi.
- Ah ! monsieur, disait le marchand, ah ! monsieur le marquis, arrêtons nous, je vous en supplie vous êtes en mauvaise veine.
- Bon ! répondait le capitaine, pour une cinquantaine de mille livres peut être, voilà bien de l'embarras ! Voyons, continuons, continuons !
- Madame la marquise, s'écriait le marchand en joignant les mains, suppliez monsieur le capitaine de s'arrêter.
- Bah ! ma femme aura deux diamants de moins dans l'écrin que je compte lui donner à sa fête, dit le marquis ; et elle n'en fera pas plus mauvais visage à son mari, n'est-ce pas, Marion ?
La marquise haussa les épaules.
- Il est vrai que la veine est surprenante, n'est-ce pas, monsieur le dragon ? dit le marchand.
- Surprenante, en effet, dit Bannière, et je n'ai rien vu de pareil ; monsieur le marquis serait dans le cas de perdre ce soir tout ce qu'il possède.
Bannière achevait à peine qu'une combinaison d'as vint encore enlever deux mille livres au marquis.
- Oh ! pour cette fois, c'est trop fort ! s'écria le marchand, je renonce à jouer, je gagnerais trop.
Et il jeta les cartes, comme dégoûté de son bonheur.
- Ah ! compère, dit le marquis, un dernier coup de dix mille livres !
- Oh ! monsieur le marquis, réfléchissez.
- A quoi ?
- Réfléchissez que vous êtes dans le malheur, et que ce sont dix mille livres perdues.
- Non pas ; j'ai une idée, moi.
- Laquelle ?
- C'est que je me rattraperai sur ce dernier coup.
Le marchand secoua la tête.
- Allons, allons, un dernier coup, dit Bannière vivement intéressé.
- Soit, dit le marchand, puisque vous le voulez. Mais comment jouerons nous ces dix mille livres ?
- En un tour de cartes, au plus beau point.
- Tenu.
On fit le jeu.
Le marquis eut six cartes en carreau, mais le marchand en eut sept en coeur.
Il ramassa les dix mille livres ; puis se levant :
- En vérité, monsieur le marquis, dit-il, je suis confus, et j'espère que vous vous rappellerez que c'est vous qui m'avez forcé de jouer.
- Bon, bon, dit le marquis en souriant, de deux hommes qui jouent l'un contre l'autre, il faut absolument que l'un ou l'autre perde. Seulement, je ne vous demande que cette belle robe de damas que vous gardiez pour la princesse de Beaufremont ; donnez-la à ma femme.
- Eh ! madame, celle-là et deux autres encore avec, si elles vous sont agréables.
Bannière s'essuyait le front avec son mouchoir.
- Jamais je ne vis pareille partie ni pareils joueurs, dit-il tout haut.
- Que c'est triste pourtant ! s'écria le marquis en levant philosophiquement les yeux au ciel, et que la fortune est aveugle ! Voilà que je fais gagner soixante mille livres à un millionnaire, tandis que j'ai là en face de moi un pauvre cadet que le tiers de cette somme rendrait peut-être bien heureux.
- Oh ! vingt mille livres ! Oui, vingt mille livres me rendraient bien heureux, murmura Bannière, en songeant que de ces vingt mille livres il en dépenserait quinze pour retrouver Olympe, et que ce serait bien malheureux si, avec ces quinze mille livres, il ne la retrouvait pas.
- Et cependant, continua della Torra, s'enfonçant dans ces rêves de plus en plus philosophiques, que fallait-il pour cela ? Que monsieur, et il montrait Bannière, que monsieur fût assis où est cet imbécile de marchand, et que cet imbécile de marchand fût assis où est monsieur.
- Dame ! que voulez-vous ? monsieur le marquis, c'est le sort, dit le gagnant.
- Non, c'est la veine. A votre place, le dragon n'eût pas gagné peut-être.
- Si fait, interrompit le marchand avec conviction.
- Bah ! et pourquoi ? demanda Bannière.
- Monsieur, parce que la veine appartient à la place, dit sentencieusement l'homme aux bas gris-bleu, et non pas au joueur.
- Croyez-vous ? fit Bannière.
- Il a raison, dit le capitaine, il a, ma foi ! raison.
- Ainsi, vous vous rangez à l'avis de monsieur, fit Bannière.
- Oh ! parfaitement ; je ne suis pas entêté, moi.
- Mettez-vous donc là un peu, monsieur le dragon, dit le marchand en poussant Bannière à cette fameuse place, et essayez, voyons.
- Oh ! par ma foi ! non, dit le marquis ; assez de jeu comme cela ; j'ai les mains malades de remuer des cartes.
- A blanc, à blanc, insista le marchand.
- Non, les chances ne dureraient pas ; elles suivent l'argent sur le tapis et non l'idée du joueur dans son cerveau.
- Eh bien ! dit Bannière, on peut essayer avec quelques écus.
- Avec un seul écu, par curiosité, soit, dit le marquis.
- Impossible, dit Bannière de son ton le plus aristocrate.
- Et pourquoi cela ?
- Parce que je n'ai que de l'or.
- Soit, dit indifféremment le marquis : risquez donc un louis, puisque vous le voulez absolument.
Et se rasseyant avec nonchalance, il mêla les cartes en homme mal habitué à se donner la peine qu'il se donnait pour un si petit jeu.
Bannière coupa, le marquis donna les cartes.
Bannière leva son jeu.
Il s'y trouva trois as, trois rois, trois dames et un point de six cartes.
Bannière écarta deux dames et un roi, car il était le second en cartes.
Il releva un as et les deux dernières cartes de son point.
Il abattit son jeu : il gagnait sur le coup.
Le marquis lui jeta un louis en se tordant de rire.
- Oh ! c'est infiniment curieux, dit le marchand, continuez donc.
On recommença. Bannière gagna encore.
On fit une troisième partie, Bannière gagna toujours.
Alors, le marchand proposa de doubler, pour voir, avec une pareille veine, quelle somme Bannière pourrait gagner.
Le démon du jeu était en lui ; hurlant au fond de son coeur :
- De l'or ! de l'or ! de l'or !
Il accepta. En une demi-heure, il gagnait deux cents louis en billets de caisse.
Alors la chance tourna. Sans doute la veine était épuisée.
Bannière commença de perdre et en fut enchanté. Comme le marchand, il était honteux de son bonheur.
Mais il continua de perdre avec un tel malheur, que son enchantement cessa.
Cependant Bannière n'avait encore perdu que ce qu'il avait gagné ; il pouvait considérer les parties faites comme un essai, s'arrêter là, et ne pas entamer ses louis.
Bannière était un vrai joueur : il n'eut pas ce courage.
Il entama ses louis.
Une fois entamés, les louis défilèrent deux à deux, quatre à quatre, six par six. Bannière avait soixante louis : ce fut en tout l'affaire d'une demi-heure.
Soixante louis, c'est-à-dire plus qu'il ne lui en fallait pour aller à Paris et retrouver Olympe.
Le marquis, alors, froidement et sans plaisir visible, fit un salut et empocha les soixante louis de Bannière.
Bannière voulut emprunter deux louis pour reconquérir la chance. Deux louis, c'était bien peu pour un si riche marquis.
Mais, à son grand étonnement, le capitaine secoua la tête.
- Mon principe, dit-il, principe dont je ne me départirai jamais, attendu qu'il repose sur la morale, est de ne pas encourager la jeunesse à se ruiner. Ainsi, monsieur le dragon, s'il vous plaît, restons-en là.
Bannière fut bien un peu étourdi ; mais au mot de morale, il fut obligé de reconnaître la supériorité du marquis sur lui, du marquis qui venait sans sourciller de perdre soixante mille livres, Il baissa donc le nez comme un écolier.
Alors le marchand se pencha amicalement sur lui :
- Allons, jeune homme, lui dit-il, il vous reste le cheval. Que diable ! faites rendre gorge à monsieur le marquis. Le cheval contre dix pistoles.
- Hein ! fit della Torra.
- Je dis le cheval contre dix pistoles, répéta le marchand.
Puis, tout bas, à Bannière :
- Pardieu ! dit-il, si vous perdez, vous ne perdrez pas grand-chose.
C'était au tour du marquis de mêler les cartes.
Il eut dans son jeu, au dernier coup, juste ce que Bannière avait eu dans le sien au premier.
C'était extraordinaire.
Tant de ténacité dans le gain étonna le dragon, qui, malgré lui, commença de devenir sombre.
Il ne lui restait même plus de quoi payer la dépense qu'il avait faite dans l'auberge.
Il en fit l'observation en riant. Il est vrai qu'il riait du bout des lèvres.
Mais le marquis, au grand étonnement de Bannière, au lieu d'agir en grand seigneur, en lui faisant des offres de service, pirouetta sur ses talons et gagna la porte.
Quant au marchand, il avait déjà disparu.
Bannière était anéanti ; l'idée qu'il venait de perdre tout moyen de rejoindre Olympe et de la reprendre, tira de son sein un soupir et de ses yeux deux grosses larmes.
Marion allait sortir de la salle derrière le marquis della Torra.
Elle se retourna en entendant ce soupir, et elle vit ces deux grosses larmes.
Et elle fut touchée apparemment, car, levant son doigt rose à la hauteur de ses lèvres, elle fit des yeux à Bannière un clignement significatif.
Bannière comprit que cela voulait dire : Attendez, et par conséquent : Espérez. Il n'espéra point beaucoup, mais il attendit.
Vingt minutes ne s'étaient point écoulées que Marion reparut à la fenêtre du rez-de-chaussée, à travers les vitres, sur lesquelles elle frappa du bout de ses ongles roses.
Bannière ouvrit précipitamment.
- Monsieur, dit-elle à voix basse, vous avez été volé.
Et elle s'enfuit précipitamment, ou plutôt elle s'envola comme un oiseau, sans attendre même que Bannière eût baisé les jolis doigts qui avaient si gracieusement tambouriné sur les vitres.

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1998-2010
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