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Chapitre XLIII
Bannière à Paris.

Bannière, en veste de velours chocolat, en braies de basin et en pantoufles, était destiné, comme on le comprend bien, à faire le plus éclatant effet sur les grands chemins qu'il parcourait ; aussi chacun s'arrêtait-il pour le regarder passer, et ne reprenait-il sa route que lorsque Bannière était déjà loin.
Bannière retardait les gens qui le regardaient passer, mais rien ne retardait Bannière.
C'est qu'il ne restait que trois écus à Bannière pour accomplir un parcours de cent lieues ; nous disons trois écus parce que la pauvre Marion l'avait forcé d'en garder trois sur huit, et n'avait absolument voulu en prendre que cinq.
Et encore avait-il fallu débattre. C'était prendre déjà beaucoup, disait-elle, que de prendre cinq écus sur huit, et puis Bannière avait une plus longue route à faire qu'elle. Et puis jamais une jolie femme sans argent n'est aussi embarrassée qu'un homme sans argent, cet homme fût-il à la fois aussi beau à lui tout seul qu'Endymion ou Adonis.
Eh bien ! sur ces trois écus, chose incroyable ! mais que j'ai cependant l'espoir que notre lecteur croira, du moment où je le lui dis, Bannière trouva le moyen de faire des économies, et de ces économies il acheta une paire de souliers.
Les pantoufles de la pauvre Marion avaient fait tout ce que pouvaient faire de braves pantoufles : elles avaient tenu pendant vingt lieues ; après quoi, les quartiers s'en étaient allés d'un côté et les semelles de l'autre.
Quant à la nourriture, c'était ce qui inquiétait le moins Bannière. Il vécut aux dépens des vignes, des noyers et des noisetiers ; puis, comme à tout bon repas il faut des légumes, il tirait quelque carotte ou quelque oignon du premier champ venu, souvent aux cris aigus des paysans : mais quand il disait aux paysans et surtout aux paysannes qu'il avait faim, et que c'était pour manger qu'il avait fait ce pauvre vol, souvent celui ou celle qui avait commencé par crier finissait par partager son pain avec lui.
Il vécut ainsi, demandant l'hospitalité dans les étables et dans les granges, et, quand on la lui refusait, couchant à la belle étoile, dans quelque meule de foin ou sous quelque arbre richement feuillu.
C'était le seul moyen que Bannière avait trouvé pour éviter les aventures et échapper à l'amour des femmes.
Car, on a dû le remarquer, aussitôt que le malheureux se présentait, il faisait immédiatement une passion.
- Hélas ! disait-il en grignotant ses repas champêtres, que n'ai-je, au lieu de l'aimant qui attire les coeurs, l'aimant qui attire le fer ! je serais déjà plus riche qu'il ne faut pour racheter Olympe, fût-elle dans le sérail du Grand Seigneur et demandât-il pour sa rançon ce qu'Amurat demanda au duc de Bourgogne pour celle du comte de Nevers.
De temps en temps, Bannière faisait de l'érudition sans le vouloir. C'était un des produits de cette primitive éducation qu'il avait reçue au couvent des jésuites.
Après huit jours d'une route acharnée, en se mirant. comme Narcisse, dans le miroir d'une claire fontaine, Bannière s'aperçut que sa barbe ressemblait fort à celle de Polyphème.
Force était au voyageur de se faire raser.
Il se leva donc, après avoir arrosé son déjeuner frugal de plusieurs gorgées d'une eau limpide, s'achemina vers le premier village, entra chez un frater et se fit raser.
Puis, pendant qu'on le rasait, pour dire quelque chose, Bannière demanda :
- Dans quel village suis-je, mon ami ?
Le barbier le coupa et répondit :
- Au village des Vertus, monsieur.
- A combien de lieues de Paris ? demanda Bannière en essayant de voir du coin de l'oeil, chose difficile, la goutte de sang qui perlait à son menton.
- A deux lieues, monsieur, à deux petites lieues.
Le barbier disait deux petites lieues, parce qu'ayant coupé Bannière, il croyait lui devoir une compensation.
Bannière bondit de joie. Il était loin de se croire si près de Paris, que le brouillard matinal l'avait empêché d'apercevoir.
C'est bien beau Paris pour les gens riches ! mais, dût-on nous traiter de faiseur de paradoxes, nous soutiendrons que c'est encore plus beau pour les gens pauvres ; mais Paris a surtout des beautés incomparables pour l'homme qui, comme monsieur Bannière, vient, pêcheur aventureux, jeter le filet dans cette mer sans fond pour y trouver une perle et un trésor.
Bannière avait juste un écu quand il entra dans la capitale ; malheureusement, il avait aussi la veste de velours et les culottes de basin.
Peut-être pour les esprits méditatifs sera-t-il curieux de voir comment il se tirera d'un pareil accoutrement, et ceux qui l'ont vu s'habiller doivent être vraiment inquiets de voir la manière dont il se déshabillera.
Levons un coin du rideau. Oh ! vous pouvez regarder, madame, fussiez-vous prude comme madame de Maintenon. Soyez tranquille, la chose se fera décemment.
Le dragon, il faut le dire, fut peu remarqué d'abord dans les faubourgs. Paris fourmille d'excentricités. D'abord Bannière, nous l'avons dit, arrivait le matin ; or, le matin, quantité de pauvres commis du roi ou d'employés chez les marchands, humbles, vont à la provision pour le déjeuner, et se montrent sans façon à leurs concitoyens dans un appareil que la tragédie qualifie noblement de simple appareil.
Racine : voir Britannicus.
Mais, relativement à l'appareil simple dans lequel Junie se présenta à Néron, l'appareil sous lequel se présentait Bannière était un appareil compliqué.
Tout alla donc bien dans le faubourg Saint-Marcel : mais le dragon n'eut pas plus tôt atteint la rue de la Harpe, franchi le pont Saint-Michel, et pénétré dans la rue Saint-Denis, qu'il comprit à quel point une mise décente serait rigoureuse pour accomplir les projets qu'il roulait dans son cerveau.
Or, s'habiller décemment c'était l'affaire de six écus pour le moins, juste ce qu'il avait voulu laisser à Marion et le double de ce que Marion lui avait laissé à lui.
Bannière ne le pouvait donc faire, n'ayant absolument qu'un écu.
Cela ne l'empêcha point d'aviser aux crochets d'un fripier un habit de bouracan.
On le sait, la loi de toute friperie veut que l'acheteur paie une différence, troquât-il du bon pour du mauvais, du médiocre pour du pire.
Or, ce n'était point le cas. La veste du marquis della Torra comptait parmi les pires. Mais Bannière était né coiffé. Bannière, qui se fût décidé à tuer un homme pour avoir sa dépouille, Bannière eut le bonheur de tomber précisément sur une femme.
Tout au contraire de la négresse du capitaine Pamphile, qui était une négresse mâle, le fripier de Bannière était une fripière.
Bannière se présenta galamment : le théâtre l'avait habitué à faire de brillantes entrées. La marchande avait trente ans, c'est-à-dire qu'elle était jeune encore ; la marchande était presque jolie. Elle vit ce beau garçon, tout gêné sous ses apparences de petit-maître, et elle lui sourit.
Bannière exposa sa requête, et, moitié riant, moitié priant, offrit son écu pour l'habit du bouracan.
La fripière le regarda encore, sourit encore, et, sans faire une observation, détacha l'habit de son croc et le tendit à Bannière.
Bannière demanda à passer au fond de la boutique, ce qui lui fut accordé avec un sourire plus significatif encore que les deux premiers.
Mais Bannière avait décidé dans sa sagesse qu'il ne ferait plus jamais attention à ces sourires-là.
Bannière passa donc dans l'arrière-boutique, et tira doucement la porte après lui.
Puis, deux secondes après, il en sortit avec la satisfaction de se voir habillé en fin été, bien que la saison eût marché comme Bannière, et, comme il avait atteint Paris, eût atteint l'automne ; mais il avait choisi le bouracan comme plus facile à marier au basin que n'eût été du drap ou du velours.
La fripière fit à Bannière un quatrième et dernier sourire ; mais, malgré ce sourire, Bannière sortit.
Et il y avait de la part de Bannière quelque courage à sortir en laissant ce sourire derrière lui. Ce sourire voulait dire bien des choses plus gaies que ce que Bannière se disait.
Or, voici ce que se disait Bannière :
- Je n'ai plus rien pour manger, pas un sou, pas un denier, pas une obole, mais je ne serai pas ridicule. Si je reste à jeun, ce qui serait ridicule dans une ville qui nourrit huit cent mille âmes, tant pis pour mon estomac, cela le regarde ; tant pis surtout pour mon esprit, cela prouverait qu'il n'est pas fertile en expédients.
Ce monologue n'empêcha point Bannière de remercier de tout son coeur, la gracieuse fripière qui le suivait de son oeil complaisant. Aussi plusieurs fois se retourna-t-il, tant pour la complimenter du geste que pour voir si les passants se retournaient aussi.
Personne ne fit attention à Bannière, ce qui réjouit fort Bannière. C'était la preuve qu'il avait cessé d'être grotesque.
Cette tranquillité d'âme lui permit de gagner le boulevard. Il s'assit entre deux bornes, s'accoudant à chacune comme il eût fait dans un fauteuil à bras, et il s'occupa à regarder les chiens, qui, plus heureux que lui, faisaient leur premier repas.
Mais c'était toute autre chose que les chiens savants qu'il avait l'air de regarder, et que ce premier repas qui avait l'air de le préoccuper, qui tenait Bannière l'oeil fixe et l'esprit éveillé ; c'était au fond l'inquiétude de savoir comment il allait, dans l'état de dénuement où il se trouvait, commencer les démarches nécessaires pour retrouver Olympe.
- Elle a fui, se disait-il, avec monsieur de Mailly ; monsieur de Mailly avait autrefois quitté Olympe pour se marier ; puisque monsieur de Mailly a une femme, monsieur de Mailly n'aura pas conduit Olympe chez lui.
Non ! mais il l'aura logée dans quelque petite maison.
Ah ! maintenant, se disait Bannière, voilà : reste à savoir où sont les maisons secrètes des riches.
Alors, avisant un rustaud qui tenait à sa main un petit billet parfumé :
- Mon ami, lui dit-il, où retrouve-t-on, s'il vous plaît, les femmes qui se perdent à Paris ?
L'Auvergnat, c'en était un, se mit à rire, et, sans répondre autrement, continua son chemin. Bannière conclut de ce silence que la question avait été trop spirituelle ou trop bête, et que l'Auvergnat n'avait point compris.
C'était la vérité.
Cette fausse démarche introduisit une certaine défiance dans l'esprit de Bannière. Si je me brouille ainsi, dit-il, je suis capable de ne faire que des sottises. Je ne sais comment cela se fait, mais toutes mes initiatives manquent de maturité.
Pourquoi suis-je un sot à Paris et avais-je de l'esprit en province ?
Parce que j'ai faim et que j'ai un habit maigre ; or, plus il s'écoulera d'heures, et plus j'aurai faim ; plus il s'écoulera de jours, et plus mon habit sera maigre.
Que faire sans un sou ?
Cette dernière question, problème éternel des pauvres et des ambitieux, Bannière se le posa en drapant l'habit de bouracan sur ses mains enfoncées dans ses poches.
- Que faire sans un sou ? répéta Bannière.
Puis, tout à coup, il poussa un cri, et sa main droite s'agita vivement dans sa poche.
O bonheur ! il avait senti quelque chose de froid au bout de ses doigts, et il avait reconnu le contact d'une pièce de monnaie.
Palper, extraire, voir, bondir, tout cela se fit en une seconde.
La fripière avait compris le besoin que Bannière avait de son écu, et elle l'avait remis dans la poche de l'habit de bouracan.
Bannière avait donc toujours un écu. Bannière était donc vingt-cinq fois plus riche que le Juif Errant.
Il eut d'abord l'idée de retourner tout courant au magasin et d'embrasser la fripière sur les deux joues. Mais il réfléchit à quelles extrémités pouvait le mener une pareille démarche. Il résolut donc de s'en abstenir, et de lui faire tout simplement honneur en régénérant ses idées par une nourriture saine et abondante.
En conséquence, il entra chez un rôtisseur de la rue du Ponceau.

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