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Chapitre XLIV
Comment Bannière déjeuna chez le rôtisseur de la rue du Ponceau et de ce qui s'en suivit.

Depuis l'époque assez reculée où se passe cette histoire, les hommes de notre pays, c'est-à-dire du seul pays où l'on mange, font semblant de manger plus qu'on ne mangeait autrefois, et en réalité mangent beaucoup moins. Cent traiteurs comme ceux qui nous empoisonnent aujourd'hui ne valent point devant l'estomac un seul rôtisseur de la rue de la Hachette.
La boutique du rôtisseur d'autrefois, c'était un monde, quelque chose dont le cosmos seul de monsieur de Humboldt peut donner une idée. Le rôtisseur, c'était l'être multiple, c'était le fruitier, le marchand de comestibles, l'épicier, le traiteur, le pâtissier. C'était tout, excepté le marchand de vin, qui, envers et contre tous les rôtisseurs du monde, conservait sa spécialité. Du jus de ses volailles c'est du rôtisseur que nous parlons, bien entendu, du jus de ses volailles il faisait des potages exquis ; de ses volailles, certaines fricassées dont les rôtisseurs avaient seuls le secret. Il avait salade, oeufs et gibiers de toutes sortes, et se laissait même aller à la friture pour certaines de ses pratiques.
En outre, le rôtisseur, rival du pâtissier, comme nous avons dit, faisait cuire au four beaucoup de fantaisies, tandis que la broche gigantesque qui tournait en grinçant devant son immense cheminée produisait des graisses dont toutes les cuisines du quartier s'accompagnaient.
Un homme affamé, quand il entrait chez un de ces rôtisseurs, ne pouvait en sortir comme il était entré ; si modeste que fût sa bourse, il trouvait dans cette arche de viandes cuites de quoi se rassasier avec délices.
Depuis la mauviette de trois sous jusqu'à la poularde de trois francs, depuis l'humble pigeon bizet jusqu'au splendide faisan doré, le rôtisseur offrait aux consommateurs le règne animal tout entier, échelonné sur la grande proportion ontologique.
Lapereaux fumants, lièvres aux reins piqués, longes de veau rissolées, éclanches, épaules, gigots, le rôtisseur détaillait tout, bipèdes et quadrupèdes, un boeuf tout entier, s'il eût été demandé ; en outre, le rôtisseur portait en ville, et, grâce à lui, pour peu qu'on le voulût, on faisait chez soi, sans frais, les plus réels et les plus délicieux repas.
La cuisine naturelle a disparu le jour où succombèrent les rôtisseurs. Ils se relèveront un jour comme une nécessité de la société à venir, nous n'en voulons pas douter.
Pour notre part, jamais festin d'Homère aux graisses bouillonnantes, jamais pinguis forma de Virgile ne nous a chatouillé le palais et l'odorat, aux jours de nos grands appétits, comme ces rôtis tout préparés, tout bouillants, tout fumants, que nous avons vu tourner en imagination au-dessus de la lèchefrite du rôtisseur au dix-huitième siècle.
Donc Bannière entra chez le rôtisseur.
Il y choisit un poulet de quarante sous et une salade qu'il se fit porter au plus prochain cabaret.
Ce cabaret, bizarrerie qui remonte à cent trente ans passés, ce cabaret vendait du vin, du vrai vin, du vin véritable, du jus de raisin.
Bannière commanda deux douzaines d'huîtres et deux bouteilles de bourgogne.
Puis, par une puissance de volonté qui se retrouve au fond de tout esprit bien organisé, rompant immédiatement avec tous ses chagrins, il s'arrangea dans un coin, décidé comme tout homme de coeur à livrer une rude bataille à ce vampire qui s'appelle l'ennui, à ce démon qui s'appelle mélancolie, ces deux fils scélérats de l'amour et de l'absence.
Il mangea.
Ici, nous protestons de notre respect pour le public et de notre goût pour les délicatesses physiques et morales. Nul plus que nous n'aime à dorer sur toutes ses tranches un héros de roman.
Mais nous devons confesser que l'estomac de Bannière s'était révolté ; en se révoltant avait changé toute la nature de cet homme, et, en changeant sa nature, avait diminué sa valeur.
L'estomac, s'il est mécontent, tue le coeur et le cerveau. Inutile d'ajouter qu'il supprime les bras et les jambes.
Aussi, à peine l'ex-dragon eut-il versé dans son estomac maussade l'huître fraîche et le vin généreux, à peine la douce chaleur des sucs gastriques eut- elle commencé à tourbillonner vers les yeux et autour des tempes de l'affamé, que le malade réconforté vit à l'instant même sa situation au travers des prismatiques espérances que, depuis quinze jours, il ne connaissait plus.
On eût dit que le vin de Bourgogne n'était rien autre chose que cette liqueur magique qu'à l'heure de minuit la Thessalienne Canidie versait sur les tombes pour en faire sortir les fantômes. Sous l'influence de ce vin, Bannière renaquit, rouvrit les yeux, et revit à l'instant même ce qu'il désirait le plus revoir au monde : Olympe, – dans son imagination, bien entendu.
Olympe, revoir Olympe, chose impossible la veille !
Eh bien ! c'était aujourd'hui la plus simple des choses. Olympe n'était-elle point à Paris ? Lui aussi, Bannière, n'était-il point à Paris ? Le plus difficile était donc fait, puisque, pour se rapprocher d'Olympe, Bannière avait déjà franchi plus de la quatre-vingt-dix-neuvième partie de la distance qui le séparait d'elle.
Maintenant restait Paris, c'est-à-dire un labyrinthe plus compliqué que celui de Dédale.
Mais, à tout prendre, qu'était-ce que Paris ? Une circonvallation limitée, sept lieues de circonférence, par conséquent, dans sa plus grande étendue, trois lieues et demie de diamètre.
La belle affaire, pour des jambes qui venaient de faire cent trente lieues, et qui, grâce aux huîtres, au vin de Bourgogne, au poulet et à la salade, ne s'en souvenaient déjà plus.
On retrouverait donc Olympe en la cherchant partout à l'aide de ces fameuses jambes.
Où cela partout ?
Partout, parbleu ! Le partout des jolies filles est limité. Quoique le Savoyard n'eût pas répondu à Bannière, Bannière savait bien que le partout d'une jolie fille c'est la petite maison d'un grand seigneur.
Et parmi tous les grands seigneurs qui se trouvaient en ce moment à Paris, il n'y avait pas à hésiter. Olympe s'était dénoncée elle-même dans la prison de Lyon. C'était monsieur de Mailly qui l'était venu chercher, c'était monsieur de Mailly qui l'emmenait. Olympe était donc dans la petite maison de monsieur de Mailly.
Maintenant où était cette petite maison ? Voilà ce qui restait à savoir.
Eh bien ! on le saurait.
Oui, mais de qui ?
Eh, parbleu ! de monsieur de Mailly lui-même. Bannière irait donc demander à monsieur de Mailly où était sa petite maison, et, de gré ou de force, il tirerait Olympe de cette petite maison.
C'était une idée bien simple, mais qui ne lui était pas encore venue, et, disons-le, qui ne lui serait pas venue sans les huîtres, le poulet, la salade et surtout le vin de Bourgogne.
Comme c'est triste d'avouer que le moral est soumis si tyranniquement au physique !
Il faut l'avouer, cependant.
Avouons donc et continuons.
Bannière, ayant fini sa seconde bouteille et pris sa résolution, calcula sa dépense et s'aperçut qu'il devait un écu moins trois sous. Mais comme il ne se sentait plus besoin de rien, sinon d'Olympe, ces trois sous lui devenaient superflus.
Il en fit donc majestueusement l'abandon à la fille du cabaret où tant de courage lui avait poussé depuis une heure.
Et maintenant le bouracan était trop chaud, le basin était trop riche ; Bannière était trop paré ; il ne s'habillait plus, depuis le déjeuner, que de sa vive jeunesse et de son ardent amour.
Nez au vent, poing sur la hanche, Bannière s'achemina donc tout naturellement vers le faubourg Saint-Germain, où était situé l'hôtel de Nesle, qu'habitait, selon toute probabilité, monsieur de Mailly.
Il existait encore à cette époque, dans la race bipédique, genus homo, une espèce qui s'est perdue depuis, comme se perdent toutes les curiosités depuis le déluge, comme se sont perdues toutes les monstruosités avant lui.
Que notre lecteur se rassure : il n'est question ici ni d'une dissertation sur les mastodontes ni d'une thèse sur les fossiles.
Il est question tout simplement d'une petite digression sur les suisses d'hôtel.
Ces personnages, que nous avons encore admirés dans notre enfance, qui ont été atteints dans leur dignité par la révolution de 1830, dans leur existence par la révolution de 1848 ; ces personnages, disons-nous, régnaient alors despotiquement sur la limite qui sépare le dehors du dedans, et ils s'armaient tantôt de la hallebarde et tantôt du simple dédain pour faire exécuter les consignes transmises par le premier valet de chambre ou la camériste favorite.
Ce fut à l'un de ces dogues helvétiens que s'adressa tout d'abord Bannière ; mais le suisse, faisant parfaitement d'un coup d'oeil le relevé de ce que pouvait coûter un habit de bouracan et une culotte de basin, et haussant toute la défroque jusqu'à trois écus, le suisse jeta glorieusement Bannière à la porte.
- Mais, monsieur le suisse, insista Bannière, je vous demande monsieur le comte de Mailly ?
- Monzir y être bas, répliqua le suisse.
Bannière réfléchit et comprit que le grand obstacle à ce qu'il entrât, c'était son habit de bouracan et ses chausses de basin.
- Oh ! ne craignez rien, dit-il avec toute la dignité qu'il avait pu puiser dans le rôle d'Hérode, je ne viens point pour vous demander l'aumône.
- N'imborde, bardez, dit le suisse un peu ébranlé par la netteté avec laquelle Bannière venait d'étaler sa position sociale.
- Je viens du régiment de monsieur de Mailly, insista Bannière, et j'ai à lui dire des choses de conséquence. Prenez donc garde de me refuser, car votre refus retombera non pas sur moi, mais sur vous.
Le suisse toisa une seconde fois, et avec plus d'attention encore que la première, les quatre ou cinq aunes d'étoffe légère qui habillaient notre héros.
- Di richiment ? fit-il inquiet. Fous dides que vous arrifez di richiment ?
- J'en arrive.
- Oh ! oh !
- Vous regardez mon costume, n'est-ce pas ?
- Foui.
- Eh bien ! n'y faites pas attention à mon costume.
- Oh ! oh !
- Je suis un des dragons de monsieur de Mailly, et comme il s'agit de secret d'Etat, je me suis déguisé pour n'être point arrêté en route.
- Ah ! ah ! fit le suisse presque persuadé.
- Laissez-moi donc passer, dit Bannière. Et il fit un mouvement pour se glisser entre la hallebarde et le corps du géant.
Le suisse rapprocha la hallebarde de son corps, et par conséquent intercepta le passage à Bannière.
- Eh bien ? fit Bannière.
- Mais, dit le suisse, c'est que monzir le comte de Mailly n'y être réellement bas.
- D'honneur ? fit Bannière.
- D'honneur ! Matame seule y être.
C'était vrai. Bannière, habitué au théâtre à lire dans les yeux de son interlocuteur, Bannière devina tout de suite que le digne helvétien disait la vérité, à la tranquillité de son regard.
- Madame, pensa Bannière. Madame ! diable ! ce n'est point cela qu'il me faut.
Puis, réfléchissant.
- Mais, au bout du compte, pensa-t-il, madame me donnera des nouvelles de monsieur.
Alors, se retournant vers le suisse.
- Eh bien ! précisément, dit-il.
- Brézizément, quoi ?
- Précisément, c'est à madame que je veux parler.
Et Bannière avait l'air si affairé que le suisse n'hésita plus.
Sonnant alors la femme de chambre, pour laquelle il avait dans sa loge une sonnette particulière, il lui annonça aussitôt son apparition qu'un messager des plus pressés, arrivant de Lyon, où était le régiment de monsieur de Mailly, désirait parler à la comtesse.
Voilà comment Bannière pénétra, à dix heures du matin, dans l'impénétrable sanctuaire d'une femme.

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