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Chapitre LIV
Le jeu de la reine

M. de Richelieu ne manqua pas, cependant, d'aller, malgré toutes ses réflexions, au jeu de la reine, le soir même: il avait fait une promesse à laquelle il ne pouvait faillir sans se brouiller avec la marquise.
On l'attendait. Toute l'impatience contenue de la cour éclata quand il parut. La reine seule ne parut pas le remarquer.
Cette excellente princesse avait fait de Richelieu son épouvantail. Les prouesses du duc étaient arrivées à ses oreilles quand elle n'était encore qu'une humble jeune fille, et tout cet attrait du vice, qui paraissait si brillant à Versailles, avait semblé un vernis maladroit, recouvrant des crimes, à la chaste fille du roi Stanislas. Aussi avait-elle voué une haine vigoureuse à ce corrupteur. De son côté, le duc ne pouvait l'aimer. Or, du choc de ces deux inimitiés, il ne devait rien sortir d'avantageux pour la politique de Mme de Prie, qui reposait au contraire sur l'union de M. de Richelieu et de la reine.
La reine fut contrainte, pour ainsi dire, de regarder Richelieu, qu'elle ne voulait pas voir. Le duc vint la saluer avec cette parfaite politesse qui contenait toutes les nuances. Avec un tact merveilleux, du seuil de la chambre, il avait reconnu l'hostilité de la souveraine, rien qu'au mouvement presque imperceptible qu'avaient fait les épaules de Marie Leczinska lorsqu'elle avait entendu annoncer M. de Richelieu.
- Bonjour, monsieur, dit froidement la reine, et elle se remit à son jeu de cavagnole. Le duc n'était un homme à mendier la faveur: il savait trop bien qu'elle arrive aux dédaigneux; il n'était pas homme à s'abaisser outre mesure devant une femme, cette femme fût-elle reine: il savait trop bien que les femmes aiment mieux les superbes que les humbles. Mais il importait à sa réputation d'homme de cour et d'homme d'esprit de ne pas rester sur une réception aussi froide, aussi mauvaise. Qu'eût-on dit dans la diplomatie? Un diplomate ainsi rebuté dès la première révérence eût été déclassé du coup.
Le duc rapportait sa mémoire pleine d'une foule de princesses allemandes, de portraits polonais, de souvenirs chers à Marie Leczinska; il était assuré qu'au premier mot de ces bonnes causeries de famille, la princesse si dédaigneuse tournerait aussitôt l'oreille. M. de Richelieu spéculait sur tout, même sur les bonnes qualités.
- Madame, dit-il, je ne puis m'éloigner de Votre Majesté, si occupée qu'elle me paraisse de son jeu, sans lui rapporter tout ce que m'ont dit de tendre pour la femme et de respectueux pour la reine les princesses de Brunswick, Wolfenbuttel et de Nassau.
La reine se retourna vivement.
- Ah! dit-elle avec un sourire, on pense encore à moi là-bas? C'était l'occasion, pour Richelieu, de placer un de ces mots charmants comme il les trouvait si souvent; il se contenta de s'incliner modestement, et, le trait lancé, de regagner sa place.
La reine le regarda s'éloigner et devint soucieuse: elle eût bien voulu que cet entretien continuât. Pendant longtemps, elle lutta contre ce désir. Enfin, moins forte que son cœur, elle y succomba. C'était non seulement une bonne princesse, mais encore une excellente femme, que cette pauvre feue reine.
- Monsieur le duc, dit-elle, n'avez-vous pas vu à Vienne la comtesse de Kœnigsmarck, ma tendre amie?
- Si fait bien, madame, répliqua le duc en revenant avec un respectueux empressement auprès de la reine, et madame la comtesse ne parle jamais de Votre Majesté qu'avec des larmes dans les yeux; c'est touchant.
- Bon! s'écria la reine avec contrainte. Touchant! Des pensées de cœur pour des hommes! je croyais que ce n'était que ridicule.
- Madame, reprit gravement Richelieu, veuillez croire que tout ce qui montre un cœur sincère affecte très profondément les hommes de cœur, et quand il s'agit de l'admiration qu'inspire sa souveraine, un bon Français, un gentilhomme se pique de n'être jamais indifférent.
Cette réponse produisit beaucoup d'effet sur la reine, qui jeta un regard à la dérobée sur le duc et garda le silence.
Richelieu avait gagné sa cause.
Certes, à ce moment, si le duc y eût tenu beaucoup, il pouvait entamer les négociations dans le sens des plans de M. le duc de Bourbon.
La vertu était intronisée.
Mais le roi entra. Sa Majesté était resplendissante de jeunesse et de beauté. Rien, tout le monde en est convenu alors, rien n'égalait en France la grâce et l'adorable majesté du jeune roi.
Quand le duc vit Louis XV si beau, il voulut juger de l'impression qu'il produirait sur la reine.
En effet, le roi semblait très préoccupé de l'attitude de sa femme.
Marie Leczinska se leva, fit les révérences d'usage, et se rassit après avoir donné à l'étiquette ce que l'étiquette demandait, rien de plus. Le roi, au contraire, avait rougi en voyant la reine sinon belle, du moins intéressante, de son air de souffrance et de langueur.
Mais quand, au lieu du feu qui brillait dans ses regards à lui, quand au lieu de ce désir incarné dans sa chair et dans son sang, il ne surprit chez la reine rien de sympathique et d'ardent comme il l'eût souhaité, un nuage, presque semblable aux bouffées de la colère, passa sur son front; il soupira bien bas, et se mit à regarder attentivement les femmes belles et rougissantes qui s'inclinaient autour de lui, étalant à ses yeux, à la faveur du costume de cour le luxe le plus voluptueux d'épaules blanches et de bras éblouissants. Marie Leczinska, pensa Richelieu, se condamne elle-même : elle n'a pas même la jalousie.
En effet, la reine continuait à ranger paisiblement ses marques et ses jetons.
Louis XV, avec une poitrine haletante, respirait avidement les parfums et les adorations des femmes.
Il aperçut le duc, qui se tenait respectueusement à l'écart, prêt à saluer quand le roi passerait devant lui.
En s'approchant, le roi lui fit un petit sourire plein de finesse et de belle humeur.
Alors la conversation, qui avait été si restreinte et si froide de la part de la reine, devint très vive et très affectueuse de la part du roi. Richelieu, interrogé sur ses voyages, répondit toujours de façon à enflammer l'imagination et le goût du roi. Mais à la fin, après avoir remarqué avec quelle muette impénétrabilité le duc évitait de faire allusion aux aventures de la nuit, le roi qui était fort timide, et amoureux comme les gens timides, de tous ceux qui ne le gênaient pas, le roi lui appuya une main sur le bras et lui dit:
- Duc, vous avez vu la reine, vous m'avez vu; il vous faut présentement aller trouver M. le cardinal.
- C'était mon intention et mon désir, sire, et je n'attendrai pour cela que le congé de Votre Majesté.
- Bien! vous plairez beaucoup à M. le cardinal, j'en suis sûr.
- Mon respect m'en donnera le pouvoir, sire.
- Le cardinal est un homme très savant et d'un excellent conseil. Vous avez beaucoup d'expérience, vous, monsieur le duc.
Ce mot expérience, chez le jeune roi, signifiait tout ce que l'adolescence a de souhaits et d'admiration pour la science du bien et du mal, familière à l'âge mûr et particulière surtout à M. de Richelieu, qui avait mordu de si bonne heure à l'arbre qui la porte.
- Assez, sire, répondit le duc, pour être à portée de rendre mes services plus efficaces pour Sa Majesté.
- Duc, je ne l'oublierai pas; allez donc trouver M. le cardinal, et dites-lui bien que ...
Il regarda autour de lui. Richelieu prêta l'oreille. Le roi continua:
- Dites-lui bien que je m'ennuie, fit-il avec un regard sombre et un froncement de sourcil qui eût fait trembler l'Olympe de Versailles, en supposant ce froncement émané du front de Louis XIV.
Votre Majesté s'ennuie! s'écria Richelieu jouant la stupeur.
- Oui, duc. Avec votre âge, avec votre beauté, votre vigueur, avec le royaume de France?
- C'est à cause de tout cela, duc, que je m'ennuie: mon âge et ma vigueur m'empêchent de gouverner comme je voudrais. Le royaume de France m'empêche de me divertir comme je le pourrais.
- Sire, l'ennui est une maladie mortelle; je ne souffrirai pas que Votre Majesté se passe de médecin.
- Bon! M. le cardinal rirait s'il vous entendait; il m'a toujours répété qu'un homme ne peut s'ennuyer sur terre.
- Sire, dit le duc, c'est qu'apparemment M. le cardinal ne vous a pas communiqué tous les secrets qu'il a pour se divertir.
C'était la première fois qu'un courtisan osait une plaisanterie devant le roi sur ce précepteur adoré de Louis XV. M. de Richelieu sentit bien qu'il s'exposait, mais il voulut jouer gros jeu pour gagner plus. Le roi ne se fâcha point; au contraire, après un instant de silence, il reprit avec douceur :
- Duc, M. de Fleury a eu bien raison de ne pas m'apprendre de suite les divertissements de la vie; s'il me reste du temps à vivre, j'aurai au moins des épreuves à faire.
- J'en réponds, dit Richelieu.
- Vous m'aiderez, duc.
- Aux ordres de Votre Majesté.
- Allez donc, je vous prie, voir M. le cardinal.
- Dès demain, sire.
- Et dites-lui...
- Oui, sire, que Votre Majesté s'ennuie.
- Et que je veux faire la guerre pour me divertir, ajouta le roi avec une hypocrisie qui frappa le duc d'une profonde admiration, après les libertés de cet entretien dans lequel il avait cru entrevoir le cœur du roi et ses penchants plus amoureux que guerriers.
- Sire, dit-il, se renfermant dans le rôle qu'on venait de lui tracer, je mettrai ma gloire à servir Votre Majesté dans ce qu'elle souhaite. De mon entrevue avec M. le cardinal sortira, j'espère, la solution qui rendra Votre Majesté plus satisfaite.
Le roi tourna sur les talons. Richelieu acheva sa profonde révérence.
- Allons, dit-il, à moins que Mme de Prie ne se mette avec moi, je ne serai pas avec elle, c'est bien décidé.
Son carrosse l'attendait; il échangea quelques signes avec Pecquigny, qui vint le rejoindre à la petite porte.
- Eh bien! Pecquigny? dit-il.
- Eh bien! duc, tu es adoré du roi.
- Bon. Dis-moi: quel était donc le troisième masque de cette nuit?
- Bachelier, le premier valet de chambre du roi.
- Merci.
Et Richelieu rentra chez lui, bien seul cette fois.

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