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Chapitre LV
Le valet de chambre de M. de Fréjus

M. de Richelieu avait promis au roi, il ne voulut pas manquer à sa parole.
Il alla donc rendre à M. le cardinal de Fleury la visite que Saint-Ceran attendait d'un ambassadeur revenant de mission!
M. de Fleury, évêque de Fréjus, précepteur de Louis XV, mérite bien quelques traits de notre plume, ne fût-ce que pour l'intelligence du rôle qu'il va jouer dans ce livre.
C'était, à l'époque dont il s'agit, un ecclésiastique âgé, rusé, blasé, comme dit plus tard Beaumarchais, un vieillard jeune pour l'intrigue, un esprit fertile en petits moyens, qu'il avait étudiés à loisir sous le règne de Louis XIV, à l'ombre des robes du père La Chaise et de Mme de Maintenon.
Il savait la cour, il était sûr du roi; plusieurs tentatives faites pour l'évincer avaient tourné à la confusion de ses ennemis, et il n'en avait point paru tirer la moindre gloire.
Au contraire, à chaque triomphe nouveau, il redevenait plus humble qu'auparavant.
On avait vu, dans trois circonstances critiques, lorsque déjà son crédit paraissait vacillant, on avait vu le jeune roi redemander avec des larmes et des cris de colère impatiente son vieux maître, qui l'avait habitué à des jouets, à des bonbons, et à une liberté fort grande pour tout ce qui ne l'éloignait pas de sa politique.
Fleury possédait donc ce secret qui donne aux gens de cour la mesure de tous ceux auxquels ils ont affaire, secret infaillible pour régner: le talent de s'abriter derrière un trône et de faire mouvoir avec des fils cachés les bras et la langue de l'automate qui figure sous le nom pompeux de roi.
En ce moment, Fleury cherchait à se débarrasser de M. le duc de Bourbon, premier ministre, que lui-même avait fait nommer à cet emploi après la mort du Régent.
Les amateurs de scandale disaient que Fleury voulait gouverner lui-même: les gens sans susceptibilités déclaraient que M. le duc méritait l'inimitié du cardinal à cause de ses façons, qui continuaient la Régence sous un roi dont le caractère s'annonçait comme moral et essentiellement réformateur.
Le fait est que M. de Bourbon ou plutôt Mme de Prie voulait renverser le cardinal, opposé à la reine, et que le cardinal cherchait tous les joints de la cuirasse du ministre, pour le frapper aux bons endroits pendant les bonnes heures.
On sait par la conversation du duc de Richelieu avec Mme de Prie, on sait les plaies de M. le duc, et peut-être s'étonnera-t-on qu'entre gens d'une moralité si sûre de se comprendre, il n'y eût pas plus de réelle sympathie. Mais le lecteur qui compterait en cette affaire sans M. de Richelieu courrait grand risque de se tromper. Le duc n'était pas revenu de Vienne pour demeurer étranger à toute cette politique de cour dont la province nous a éloignés, mais dans laquelle, on l'a vu, nous venons d'entrer à pleines voiles.
Le duc arriva chez le cardinal. Fleury, poussant la simplicité jusqu'à la prétention, allait, pour la plupart du temps, à Issy, chez les sulpiciens, ses amis, et les aidait à persécuter de son mieux les jansénistes de France.
Il étudiait à fond la théologie avant de passer à la politique transcendante.
Entouré de son confesseur l'abbé Polet, de son valet de chambre Barjac, qui le guidaient l'un après l'autre, voire parfois l'un en même temps que l'autre, il revenait avec modestie.
La modestie d'un prêtre devenu évêque et qui espère devenir pape!
La foule était toujours empressée de l'aller voir à Issy quand lui, l'évêque, gouverneur du roi et maître de la France, daignait laisser ouvertes les portes de cet ermitage, portes auxquelles chacun venait humblement frapper, et qui étaient mieux gardées que les portes du Louvre.
Là, M. Hercule de Fleury se composait aussi sourdement une cour dont les premières opérations seraient de l'aider dans ses vues ambitieuses et de l'amener à un pouvoir que sournoisement il convoitait. Affectant la bonhomie avec tous ces fils des roués, qui n'osaient plus, en présence de l'ancien gouverneur du roi, s'asseoir à la table où leurs pères, compagnons joyeux du Régent, avaient fait orgie, l'évêque n'avait, à proprement parler, aucun ennemi déclaré. J'excepte les gens de guerre, qui l'avaient pénétré, mais c'était un rare privilège à cette époque.
Le genre d'esprit du gouverneur lui appartenait tout entier, et ce genre d'esprit qui lui était propre l'empêchait d'en montrer jamais aussi peu de celui qu'il voulait laisser voir.
Les gens à spécialité ont résolu ou du moins croient avoir résolu le problème de l'universalité. Exceller dans une chose, c'est blesser tout le monde des envieux, c'est réunir plus que l'ensemble des perfections que le monde ordinaire accorde.
Le monde des courtisans avait donc pour M. de Fleury autant de vénération et de confiance que le gouverneur de Louis XV pouvait en désirer. Son ambition toute privée, toute voilée, si l'on peut parler ainsi, vis-à-vis d'un monde aussi clairvoyant que celui qui encombrait les antichambres d'une cour nouvelle, laissait deviner la position qu'il pouvait occuper; il semblait la dédaigner, et on lui savait généralement gré à la cour de la dédaigner.
L'évêque, habile diplomate, profitait avec une sagesse admirable de toutes les faveurs partielles qui devaient lui préparer le chemin et la possession de la puissance absolue qu'il convoitait.
Mazarin, cet élève de Richelieu qui remplaça Louis XIII dans le lit d'Anne d'Autriche et se constitua une puissance que le grand cardinal avait en vain espéré de conquérir, Mazarin et Richelieu semblaient à M. de Fleury des types qu'il croyait déjà effacés par les chances favorables que paraissait lui présenter son avenir.
On eût offert à cet homme né d'hier, élevé par un coup de dé du hasard, la fortune d'un des pairs de la nouvelle promotion qu'il eût refusé avec mépris.
Il ne voulait ni ne pouvait monter trop vite les degrés chancelants du pouvoir. Il préférait une marche plus lente, mais plus solide. Les degrés sur lesquels tout semblait lui conseiller de s'appuyer lui paraissaient trop faibles et l'eussent mal soutenu.
Faire jour par jour sa petite intrigue du lendemain; travailler une semaine pour gagner la semaine suivante, s'il était en verve; chercher pendant un mois à gagner le mois suivant, si son inspiration le secondait, telle était sa vie, tel était son travail incessant depuis qu'il tenait à la cour. Louis XV, le petit-fils de Louis XIV, celui qui pouvait dire comme son aïeul: «L'état c'est moi!» le roi n'était pas à la France, il n'était pas à lui-même, il était à Fleury, qui se l'était élevé pour son propre compte, pour sa propre fortune.
Aussi Fleury jalousait-il tout le monde; aussi Fleury regardait-il avec jalousie la reine, cette première idolâtrie depuis que le précepteur n'y était plus et depuis que ses jouets lui étaient indifférents. La reine avait compris: elle rendait à Fleury son inimitié, elle faisait contrepoids avec le duc de Bourbon et Mme de Prie, ses parrains quand il s'était agi du royaume de France.
Richelieu, la veille de sa visite, acceptant les froideurs de la reine, jouait un jeu excellent pour se rapprocher du cardinal. Nous allons le suivre à Issy dans ses combinaisons de cartes.
Fleury l'y attendait. Cet homme retiré, cet homme simple, savait mieux que le lieutenant de police tout ce qui se passait à la cour. Richelieu, ne pouvant douter de ses habitudes, se prépara au voyage. Il eut lieu de s'en applaudir, car dès l'antichambre il rencontra Barjac.
Ce Barjac était une singulière espèce d'homme; vieilli au service du cardinal, dont il avait aidé, étayé la fortune, princesse quelque peu capricieuse, Barjac avait acquis par trente années de fidélité, de dévouement, un tel ascendant sur le cardinal, que celui-ci lui abandonnait non seulement la direction matérielle de sa vie, mais encore bonne part de la spirituelle.
Barjac devait cette confiance et ce crédit à une grande adresse mêlée à une dose suffisante de franchise; il aimait réellement et admirait son maître, ce qui n'était pas une médiocre preuve de sa bonhomie, et comme il avait de la sincérité pour l'intérêt du cardinal, on lui passait d'avoir quelques arrangements pour son intérêt ù lui-même.
Valet politique, il disait nous en parlant des affaires de cabine, comme jadis il disait notre argenterie et notre parc, en parlant des affaires de M. de Fréjus.
Ménager Barjac, c'était une science de première nécessité chez Sa Grandeur, qui, bien souvent, lorsque sa table était pleine, renvoyait les courtisans les plus distingués chez Barjac avec ce mot:
- Il n'y a plus de place ici, allez donc dîner chez Barjac.
Du mot de Richelieu: «Messieurs, je prétends qu'on serve le roi» à ce mot de Fleury: «Messieurs, allez donc chez Barjac», il y a toute l'histoire de la noblesse de France depuis 1620 jusqu'à 1720: un siècle de décrépitude et de servilité.
Mais ce Barjac si puissant n'était pas un sot facile à conduire avec le charme de l'encensoir: bon nombre de courtisans s'y étaient brûlé les doigts. Barjac savait renvoyer les charbons sur ceux qui l'encensaient avec maladresse.
Un jour qu'un duc et pair, venant dîner chez lui, l'avait embrassé, salué, servi à table avec mille familiarités, d'égal à égal, Barjac s'était levé, avait pris une assiette de la main gauche, une assiette de la droite, et avait servi le grand seigneur en lui disant:
- Monsieur, puisque vous vous oubliez ainsi près de Barjac, il ne convient pas que le pauvre Barjac s'oublie près de vous.
Un pareil jouteur était difficile à dompter.
Richelieu entra.
- Eh! bonjour, Barjac, dit-il, comment allez-vous?
- Monsieur le duc! s'écria Barjac, épanouissant sa figure comme s'il eût été ébahi.
- Revenu de loin, Barjac! Ah! Barjac, vous engraissez, mon ami!
- Vous trouvez, monsieur le duc?
- Voilà ce que c'est que de ne pas s'occuper de politique!
Barjac sourit finement.
- Monseigneur a fait bon voyage? dit-il.
- Excellent! Voit-on M. de Fréjus?
- II n'était pas prévenu, mais il sera bienheureux de vous voir.
- Vous me rendrez service, mon cher Barjac, si vous pouvez m'introduire seul.
- Encore un moment, s'il vous plaît, dit Barjac; nous avons une cohue ce matin, toutes affaires de la semaine dernière. Il y a la queue de cette vilaine affaire d'Espagne dont vous savez quelque chose.
- Oui, dit Richelieu; Sa Majesté Catholique ne veut absolument entendre à rien.
- Ah! il faut l'avouer, dit Barjac, que nous l'avons cruellement blessée en renvoyant l'infante. Mettez-vous à sa place, monsieur le duc! si vous aviez des enfants établis à l'étranger et qu'on vous les renvoyât comme des marchandises d'erreur!
- Vous avez raison, ce sera interminable.
- De la part de la reine d'Espagne seulement; car le roi. ..
- Oh! Sa Majesté Catholique Philippe V n'a pas conservé de rancune: il n'a presque plus assez de raison pour cela; mais, mon cher Barjac, dites-moi? M. le cardinal fera-t-il attendre longtemps? Barjac, le valet de chambre, Barjac, que son petit pouvoir ne pouvait pas mettre à l'aise contre ces façons de grand seigneur qui le domptaient toujours, et, séduit par cette familiarité intermittente du duc. Barjac partit à l'instant même pour l'annoncer au cardinal.
On introduisit le duc immédiatement.
à l'aspect du duc, un vieillard de sévère figure et de belle prestance qui était assis auprès de Fleury, se leva, salua gravement, et partit aussitôt, non sans avoir récolté le salut très compassé, très important de M. de Richelieu.
Car ce vieillard était la seconde puissance après M. de Fleury, ou plutôt auprès de lui.
C'était le père Polet, son confesseur, le terrible persécuteur des jansénistes, à qui, certes, il n'a manqué que Louis XIV et l'occasion pour expurger le sol français des hérésies de MM. Arnauld et Nicole.
Le duc resta seul avec l'évêque.





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