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Chapitre LVIII
Rambouillet

Rambouillet, demeure magnifique et embellie par tous les secours de l'art et de la richesse, appartenait à M. le comte de Toulouse, un des fils légitimés du feu roi Louis XIV et de Mme de Montespan.
Nulle cour n'était plus galante et plus brillante à la fois.
La comtesse de Toulouse y tenait le sceptre avec cette majesté gracieuse dont la tradition commençait déjà à s'évanouir après dix ans de ce dernier règne de l'urbanité, de l'esprit et de la vraie dignité française.
Le jeune roi Louis XV venait là respirer le bon air et la liberté, car on l'y traitait en enfant gâté. Là encore, il respirait les nobles parfums de la royauté, qui, à Rambouillet, s'étaient perpétués comme les restes de vins généreux dont parle Horace, et dont l'amphore, même vide, conserve encore l'enivrante odeur !
La comtesse de Toulouse avait été aimée de Louis XV. Belle et coquette sans mystère, car elle aimait son mari, elle avait inspiré de l'amour au roi. Elle y avait réussi. C'est là que le jeune prince avait étudié et appris la politesse, qu'il sut garder extérieurement, du moins à sa cour, jusqu'aux derniers moments d'une vie usée par les orgies vulgaires, mais qui, gangrenée au fond, resta toujours élégante à sa surface.
La bonne éducation, l'élégance de formes et de manières que donnent les femmes, est un second lait dont l'influence s'exerce éternellement sur l'esprit et sur les mœurs. Les maladies qui traversent une constitution ainsi fortifiée peuvent sans doute altérer le tempérament, mais elles ne le détruisent jamais.
Louis XV, bien que jeune et toujours soumis à l'influence du cardinal de Fleury, comprit que ses amours avec la comtesse de Toulouse ne seraient qu'un scandale et jamais un plaisir. Il renonça donc bien vite à cette poétique maîtresse. Il garda pour la gracieuse et charmante femme le respect et l'estime, avec un sentiment plus doux que celui de l'amitié, et qui n'était plus de l'amour.
Il est vrai que l'amour, malgré son bandeau, s'était envolé lentement, la tête tournée en arrière, et qu'au premier signe il était tout prêt à revenir.
Nous avons dit que le roi Louis XV venait souvent dans ce beau château de Rambouillet. Il y chassait, faisait des promenades et se divertissait avec les dames.
La société qu'il y trouvait ne sentait plus la Régence.
Retirés chez eux avec moins de rage que Mme la duchesse du Maine à Sceaux, le grand amiral de France et Mme la comtesse de Toulouse ne s'occupaient que du roi, sacrifiant les anciennes chimères de la légitimation à la réalité toujours si vivace du grand principe de l'hérédité légitime.
Aussi, la politique était-elle à jamais bannie de tous les entretiens. A Rambouillet, on causait littérature, on Y sacrifiait aux arts, comme on disait à cette époque; on aimait et on célébrait la beauté, l'esprit, l'intelligence et les exploits guerriers. C'était la cour du vrai fils de Louis XlV. On pouvait placer au fronton du château la devise du grand roi: Nec pluribus impar. Il ne manquait, et c'était heureux, que les jésuites, et l'ambition qui noircit le cœur.
Aussi le jeune roi sentait-il, en entrant à Rambouillet, cet asile du bonheur, que toute préoccupation nuisible avait été éloignée à son égard, que les fleurs prenaient là pour lui un parfum plus doux, qu'il était là dans sa véritable famille, et qu'à côté de l'affection de la parenté se glissait le respect qu'a toujours, quoi qu'elle fasse ou dise, l'illégitimité pour le prince incontestable.
Louis XV apportait donc à Rambouillet toute la folie de son jeune âge, toute l'ardeur de son sang, tout son cœur, si toutefois le roi Louis XV avait un cœur.
Ce jour-là, Sa Majesté, invitée à l'avance, était attendue à Rambouillet.
Le comte de Toulouse avait convié la meilleure compagnie pour faire cortège aux fleurs de lis.
On devait essayer de divertir le roi, qui, depuis plusieurs jours, paraissait atteint d'une mélancolie incompréhensible, et que les esprits quinteux et mal obligeants de la cour s'évertuaient à déclarer impossible à divertir.
Les uns rejetaient cette tristesse sur la maladie récente du roi; d'autres cherchaient à cette mélancolie profonde des causes inconnues. Les grands courtisans connaissaient seuls les motifs réels de cet ennui, sans connaître les moyens de le faire cesser.
La route de Rambouillet fut couverte toute la journée de carrosses armoriés, bien fermés à cause du froid qui commençait à se faire vif, de cavaliers portant les ordres ou les entremets rares et hors de saison achetés à Paris, le pays des primeurs, ou de musiciens en chariots de louage, qui, gaiement, en artistes, faisaient le voyage, espérant se dédommager, avec l'hospitalité royale du château de Rambouillet, des maigres repas et des ennuis de la route.
Le programme portait que le roi, pendant cette journée, chasserait dans la forêt, qu'il viendrait à six heures souper chez le comte de Toulouse, qu'il y aurait ensuite spectacle, court spectacle, afin que les dames pussent jouer ou causer avant de regagner leurs appartements. Comme on le voit, le programme remplissait toutes les conditions de plaisir et de convenance.
Le roi vint, en effet, à onze heures du matin. Il avait voulu régler lui-même l'heure du départ. Les princes, deux ambassadeurs et ses intimes assistaient au débotté.
Louis XV, au dire de Luynes, chassa toute la journée avec distraction. Il déjeuna à peine à sa halte, et avait laissé prendre le cerf sans vouloir assister à l'hallali.
à cinq heures précises, le roi rentra au château de Rambouillet. Les bruits de la journée s'étaient déjà répandus parmi les courtisans. On savait les distractions de Louis, et ces préoccupations royales avaient jeté une sorte de tristesse jusque dans les appartements de la comtesse de Toulouse.
Chacun composa donc son visage sur le visage du jeune maître. Les courtisans et les familiers d'Alexandre le Grand portaient tous la tête penchée sur l'épaule, à l'exemple du conquérant.
Quand le roi traversa la galerie pour se rendre au salon, on remarqua qu'il arrêtait ses yeux si clairs et si beaux sur les hommes plutôt que sur les femmes.
Il paraissait chercher quelqu'un qui n'était pas là. En dînant, il soupira plusieurs fois.
La comtesse de Toulouse était placée à table auprès du roi. Elle avait avec lui des privilèges de sœur aînée.
Cette tristesse du roi, cette mélancolie constante que n'avaient pu vaincre ni le voyage, ni la chasse, ni les plaisirs qu'on avait cherché à réunir pour divertir le monarque, cette peine intérieure inquiéta la comtesse.
Usant de son privilège de femme, de parente et de femme aimée, Mme de Toulouse se pencha vers son royal convive.
- Sire, lui dit-elle.
Louis XV sembla sortir d'une longue rêverie à la parole de Mme de Toulouse. Il la regarda.
- Sire, dit-elle, Votre Majesté s'ennuie à Rambouillet?
- Madame, je m'ennuie un peu partout, excepté ici, je vous l'assure.
- Sa Majesté a mal chassé?
- Je ne sais même pas si j'ai chassé, dit le roi.
Ce mot fut entendu, il provoqua chez les assistants une vive terreur. Le roi, pour être si pâle, pour manger si peu, pour avoir des distractions semblables, le roi était donc toujours malade.
à quoi attribuer sa maladie, maintenant que le Régent était mort? Du temps que le Régent vivait, on avait la calomnie, et c'était toujours une consolation.
On ne questionne pas le roi; Mme de Toulouse était sur les épines. Elle attendait que le roi parlât le premier.
Le roi ne parla point.
Après le repas, le roi passa dans la salle de spectacle, où les musiciens lui exécutèrent un petit opéra.
Comme il prenait place dans son fauteuil, M. de Richelieu parut.
à l'instant même le front du roi s'éclaircit, son regard se fixa, il fit au duc un petit signe presque amical, et ce signe l'appelait près de lui. On juge avec quelle rapidité le signe fut obéi par le noble courtisan, qui, il faut l'avouer, s'attendait bien un peu à ce signe.
L'opéra commença.
Rien n'était plus magique que cette salle ainsi garnie.
Dans le charmant costume de cette époque, cent femmes, d'une beauté, d'une jeunesse et d'un rang illustres; cent hommes chamarrés d'ordres et de broderies; la guerre, la politique, la finance, à partir du ministère jusqu'à la surintendance; cardinaux, archevêques et évêques: voilà ce qu'on admirait dans la salle.
Richelieu s'extasia; le roi se mit à écouter la musique.
- Voyons, se dit le duc, parmi les cent femmes que je tiens sous ma main, voyons celle que le roi regardera.
Et il regarda alternativement le roi et les femmes. Tout à coup le roi se pencha vers Pecquigny.
- Duc, lui dit-il, quand on joue de certains rôles, peut-on en jouer certains autres?
- Oui, certes, sire, répliqua le capitaine des gardes, sans savoir où voulait en venir le roi; certains autres, et d'autres encore.
Il était indispensable de toujours répondre au roi quand il questionnait, dût-on lui répondre une énormité ou un mensonge. Louis XV, dès sa jeunesse, avait pris l'habitude de faire des questions sans jamais attendre de réponse.
Peu importait donc quelle était cette réponse, pourvu que l'on répondît.
Cette fois, contre son habitude, il attendit.
Pecquigny fut tout étonné, et craignit d'avoir dit une bêtise.
- Ah! fit le roi, et alors, quand on parle, on peut aussi chanter?
- Oui, sire, répondit Pecquigny.
Cette fois la réponse était commandée par l'intonation de la demande. M. de Richelieu écoutait demandes et réponses.
- Pourquoi diantre a-t-il demandé cela à Pecquigny ? se dit Richelieu intrigué.
On se rappelle qu'arrivé le soir même du début d'Olympe à la Comédie-Française, il n'avait pu assister à ce début, et, par conséquent, connaître les conséquences de ce début auquel le roi faisait allusion; et, après les deux questions qu'il venait d'adresser à Pecquigny, de son côté Pecquigny ne savait pas non plus ce que voulait dire le roi.
- Attendons encore qu'il se découvre, pensa le capitaine des gardes. Un morceau, puis deux se passèrent.
- Qui chante dans cet opéra? demanda Louis XV. On lui cita les noms des chanteurs.
- Quoi! dit-il, c'est tout ? Pas d'autres acteurs, pas d'autres actrices? Un éclair traversa le cerveau du capitaine des gardes.
- Ah! ah! dit-il, bon! je comprends.
Votre Majesté eût désiré autre chose? dit Richelieu.
Le roi garda le silence.
Pecquigny le rompit.
- Gageons, dit-il, que Votre Majesté attend d'autres visages sur cette scène?
- Moi? et à quel propos me dites-vous cela, duc? fit Louis Xv.
- Parce que Votre Majesté ne paraît pas prendre un grand plaisir à l'opéra.
- Je déteste la musique, répondit le roi.
Puis, après un moment de silence:
- Cette fille de l'autre jour chante-t-elle? demanda Louis XV en rougissant.
Il était visible que le roi avait fait un effort pour en arriver là.
- Quelle fille? demanda aussitôt Richelieu, saisissant l'interrogation au vol.
- Mlle Olympe, répliqua Pecquigny, une comédienne. Non, sire.
- Qu'est-ce que cette Olympe? dirent les yeux du duc à Pecquigny.
- Une merveille, mon cher, répondit le capitaine des gardes.
- Une fille que j'ai vue jouer l'autre soir dans Britannicus. Bonne comédienne, ajouta le roi.
- Ah! il a distingué quelqu'un! pensa Richelieu; il est bon d'être prévenu.
- Décidément, il est amoureux, se dit Pecquigny; il a bien fait de se livrer, on bâtira là-dessus.
Le roi ne prit plus le moindre intérêt au spectacle; il causa jusqu'à la fin avec Mme de Toulouse, et l'opéra se termina sans qu'il eût applaudi.
- Il s'ennuie bien, réfléchit Richelieu. Quel dommage de n'avoir pas là, sous la main, le remède qu'il demande!
Et tirant ses tablettes, il y écrivit à tout hasard et sans que personne se doutât de ce qu'il faisait:
«Olympe, de la Comédie-Française.»
Puis, parcourant lentement le cercle éblouissant de belles femmes sur lesquelles, malgré le luxe de leurs toilettes et de leurs charmes, le roi n'avait pas un moment arrêté ses regards.
- Est-ce étrange! dit-il: à son âge, j'eusse aimé toutes ces femmes-là.
Comme il en était là, quelque chose de lumineux, de violemment attractif, appela son œil vers la gauche du roi. Il aperçut au bout de la rangée des dames une tête pâle malgré le rouge de cour, des cheveux éblouissants, de grands yeux noirs dilatés par une attention fiévreuse. Cette figure avait les yeux toujours invariablement, fanatiquement attachés de son côté. Richelieu était beau, recherché, désiré même ; il avait bien des fois, soit à découvert, soit derrière l'éventail, surpris d, ces déclarations muettes mais expressives qui l'appelaient à l'amour Richelieu ne douta donc point que ces regards ne fussent pour lui. Alors il examina la femme avec plus d'attention.
Ce visage, d'une étrange beauté, grâce à son expression, frappa Richelieu, et lui donna à l'instant même le désir de mieux connaître la femme dont il avait eu la fortune d'attirer ainsi les yeux. Seulement cette femme était inconnue pour lui: absent de la cour depuis trois ans bientôt,, le chasseur avait perdu beaucoup de traces. Il se rapprocha donc de Pecquigny, et, tandis que le roi essayait de persuader à Mme de Toulouse, désespérée, qu'il se divertissait fort:
- Duc? dit-il
- Hein? fit Pecquigny sortant en sursaut de sa rêverie.
Richelieu le regarda avec étonnement: il n'était pas dans les habitudes du capitaine des gardes de rêver.
- Duc, reprit-il, quelle est donc cette femme brune?
- Où cela? nous avons beaucoup trop de brunes ici; le roi n'aime pas les brunes.
Pecquigny répondait à sa pensée et non à Richelieu. Celui-ci sourit.
- Il ne s'agit pas du roi, dit-il; je te demande quelle est cette femme brune, là-bas, à gauche, tout au bout de la galerie, l'avant-dernière près du théâtre, avec une robe gris clair et argent, des diamants à peine, de l'éclat beaucoup?
- Ah! fit le capitaine, ce n'est rien.
- Comment! ce n'est rien?
- Non, c'est la femme de Mailly.
- Bah! une de Nesle?
- Oui, mon cher, il y en a quatre comme celle-là. En connais-tu le placement?
- Remarques-tu comme elle me regarde?
- Toi?
- Vois plutôt.
- Tiens, c'est vrai! Et Pecquigny se pencha en avant6•
- Bon! dit Richelieu, tu l'effrayes.
- Voyez-vous cela!
- Dame! elle détourne la tête. Qu'est-ce que cette femme-là?
- Oh! mon cher, une femme insupportable.
- Qu'en fait Mailly?
- Ce que tu fais de la tienne, mon cher : il la laisse.
- Tiens! pauvre petite femme!
- Ne la regarde donc pas, elle est laide.
- C'est drôle! je ne trouve pas, moi.
- Affreuse! maigre!
- Je crois que tu as raison, duc.
- Allons! allons! notre maître à tous ne soupire pas pour si peu ...
- Elle ne regarde plus, d'ailleurs.
- Oh! ne te fâche pas, duc. Tu connais la mère, les filles chasseront de race. Si tu veux à toute force qu'elle te regarde encore, eh bien, elle te regardera, parbleu!
- Elle a mauvaise réputation?
- Pis que ça: elle n'en a pas du tout.
- Enfin, que fait Mailly?
- Mailly l'a quittée aujourd'hui, à la suite de je ne sais quel sous-seing privé, quel compromis. Si tu veux savoir l'histoire, va près de l'orchestre, il l'a racontée à Brancas, qui te la racontera comme il me l'a racontée.
- Et il n'est pas ici, Mailly?
- Non; sa femme cherche, mais lui, il a trouvé.
- Ah! voilà qu'elle regarde de nouveau. Sais-tu une chose, duc? Si Mailly n'était pas séparé d'elle, et si je n'étais pas devenu un modèle de sagesse, parole d'honneur! je ferais la cour à cette femme-là, moi. - Tu es fou!
- J'ai toujours aimé les femmes dont tout le monde veut et qui veulent tout le monde.
- Tu les aimes toutes, alors?
- C'est un peu vrai.
- Prends garde, le roi t'écoute.
En effet, tout en donnant une oreille à la comtesse de Toulouse, le jeune roi ouvrait l'autre à la conversation des deux gentilshommes, et notre respect pour la vérité nous force de dire que l'oreille la plus ouverte n'était pas celle consacrée à écouter Mme de Toulouse.
La conversation était légère. Aussi, comme nous l'avons dit, le roi, fort novice en amour, était-il tout à cette conversation.
Les ducs s'interrompirent.
- Eh bien! que dites-vous, monsieur de Richelieu? demanda le roi.
- Moi, sire?
- Oui, à propos des femmes dont tout le monde veut ou qui veulent tout le monde?
- Sa Majesté a l'ouïe fine.
- Ce n'est pas répondre, duc.
- Sire, Pecquigny, qui est un pendard, me disait du mal des femmes.
- Et vous?
- Et moi, ma foi! je le laissais dire.
Le spectacle était fini; le roi se leva et offrit le bras à la comtesse de Toulouse.
Il eût mieux aimé rester assis et continuer la conversation.
Il passa dans la salle de danse et dansa un menuet avec Mme de Toulouse.
Richelieu profita de ce mouvement pour se rapprocher de Mme de Mailly et voir ce que deviendraient les yeux si obstinément fixés sur lui.
Sa surprise fut grande quand, ayant changé de place, il vit que les yeux de la comtesse suivaient toujours la même direction. Seulement, au lieu de se fixer sur lui, ils se fixèrent sur le roi. C'était le roi que regardait ainsi la jeune femme.
Richelieu, qui vit dans cette découverte une foule d'observations curieuses, se garda bien de l'interrompre. Il aimait presque autant que Mme de Mailly regardât le roi que si elle l'eût lui-même regardé. Il alla se mettre derrière un grand fauteuil, et ne cessa à son tour de regarder la belle attentive.
Alors il la vit boire à longs traits cet amoureux poison qui va des yeux au cœur. Il la vit tourner la tête autant de fois que Louis XV la tourna lui-même, froncer ses sourcils noirs autant de fois que sourit Mme de Toulouse à ce que lui disait le roi.
Non seulement Mme de Mailly était amoureuse, mais elle était jalouse. Seule, perdue dans la foule, nullement observée parce qu'elle tenait plutôt à voir qu'à être vue, elle ne soupçonnait pas qu'à dix pas d'elle un œil scrutateur lisait chacune de ses pensées au fond de son âme. Et elle pensait avec chaque muscle de son visage, la pauvre femme! comme elle éprouvait avec chaque fibre de son cœur.
Et maintenant, quelles pouvaient être les pensées de la comtesse? Est-ce difficile de le dire et de le prouver?
Non. Puisque M. de Richelieu lisait sur ce visage, nous y lirons bien aussi, nous. Libre, respirant avec délices, ne se sentant plus rivée à aucune chaîne terrestre, elle savourait le bonheur d'emplir tout son être de sucs nouveaux, elle absorbait avidement les impressions avec un esprit que rien jusqu'alors n'avait pu assouvir.
Pour la première fois depuis son enfance, elle vivait à sa fantaisie. émancipée par le mari, elle avait le bonheur suprême, inconnu à tous les gens pusillanimes ou aux gens grossiers, de se refuser un bonheur dans le moment même où elle se l'accordait. Elle avait plongé son regard dans l'assemblée pour y choisir à l'aise un idéal qu'elle pût aimer, puisque son âme débordait d'amour et que nul au monde ne lui en témoignait même un semblant.
- Ainsi, se disait-elle en imagination, tous les hommes qui sont ici sont à moi. Insolents princes ! indomptables Alcibiade qui ne jetterez pas même un œil dédaigneux sur la pauvre délaissée ! vous êtes à moi, et je puis vous aimer si je le veux. Je puis vous façonner dans mon âme à l'image de mes désirs. Je puis vous poursuivre seulement de mes vœux et de mes espérances. Jamais possession n'aura moins coûté à mon orgueil, et ne m'aura plus rapporté de plaisirs solides. Que dis-je, les seigneurs renommés? que dis-je, les princes? Je puis aimer le roi, si cela me plaît. Le roi est le plus beau, le plus fier, le plus adorable des seigneurs de la cour; eh bien ! rien ne m'empêche de le prendre à partie avec mon imagination, de le détailler, de me l'approprier.
Rien ne m'empêche de lui dire comme je me le dis à moi-même: que ses yeux ont l'éclat du diamant, la langueur de l'amour, la naïveté du désir; que ses traits sont nobles, que sa taille est charmante; qu'il ne peut faire un pas, un geste, un signe, sans qu'autour de lui s'exhale la volupté.
Qui donc peut m'empêcher d'aimer le roi? J'en ai le droit, signé, dans mon tiroir.
J'ai acheté ce droit plus cher qu'il ne me rapportera.
Richelieu, malgré son habitude de lire dans le visage des femmes, Richelieu n'eût pas deviné cette pensée; il n'eût pas deviné surtout, malgré sa science qu'il croyait si complète, il n'eût pas deviné combien la comtesse de Mailly, bercée par les plus séduisantes illusions, comptait mal, surtout en ce moment, et combien surtout elle avait placé sa rupture avec M. de Mailly à gros intérêts.













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