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Chapitre LXXIII
Le nouvel aumônier de Charenton

Le lendemain même où Pecquigny se présentait chez Olympe, armé d'un ordre du roi, à l'heure où il lui promettait une permission pour visiter Charenton, une cérémonie assez curieuse s'accomplissait dans l'intérieur de la maison des fous.
Le directeur de la maison conduisait de cachot en cachot, de salle en salle, et de loge en loge, un aumônier nouveau que l'archevêque de Paris venait de nommer à cet emploi pénible, sur la recommandation d'un de ses amis, le directeur des jésuites d'Avignon.
Ce nouvel aumônier marchait d'un pas ferme et résolu. Il portait sa tête avec une certaine dignité, et semblait fier de son habit ecclésiastique, comme l'eût été de son uniforme un des plus brillants officiers de l'armée.
On visita d'abord le réfectoire, les dortoirs, les endroits fréquentés. De temps immémorial, un directeur d'hospice ou de prison fait goûter sa soupe et ses comestibles aux visiteurs: on visita la cuisine. Celle de Charenton était meublée avec un luxe qui eût fait envie aux marmitons de M. de Soubise.
Il y avait là des cuivres et des tourne-broches à faire pâmer Apicius, s'il fût revenu au monde et s'il eût été transporté de Naples à Paris.
Les moules à pâtisseries, les moules à crèmes, les poissonnières de toutes forces, depuis celle qui peut contenir un merlan gratiné jusqu'à ce navire qui peut cuire un esturgeon.
Les yeux ravis indiquaient mille bonheurs et donnaient mille espérances à l'estomac.
Le directeur fit remarquer avec orgueil toute cette batterie reluisante au nouvel aumônier.
- Mon père, lui dit-il, vous voyez qu'on peut ici faire une honnête cuisine.
- Mais oui, monsieur, répondit assez indifféremment le nouveau fonctionnaire.
- Mon père, pardon, j'oublie toujours votre nom, et pourtant ce nom, il me semble que je le connais.
- Je m'appelle de Champmeslé, monsieur.
- M. l'abbé de Champmeslé, c'est drôle; Champmeslé, il me semble ... Ah! par ma foi! c'est bizarre.
- Qu'y a-t-il de bizarre, je vous prie? demanda l'abbé.
- J'ai comme une envie de sourire en entendant ce nom. Voyez nos daubières, monsieur de Champmeslé.
- Je les vois.
- Il y en a six pour les dindes, huit pour les poulets; cette énorme, pour un cochon entier, a été donnée à la maison par les Bénédictins; la moyenne est pour deux lièvres ou deux lapins. Monsieur de Champmeslé! Ah! mon Dieu!
- Quoi donc?
- C'est un nom de comédie, cela.
- De comédien, voulez-vous dire?
- De comédien ou de comédienne; oui, très bien, de comédienne, je me rappelle ... la maîtresse de M. Racine.
- C'était ma grand-mère, monsieur, dit avec une humilité pleine de noblesse le nouvel aumônier, qui avait rougi jusqu'aux oreilles.
Si stupide qu'il fût, le directeur comprit sa stupidité.
- Pardon, monsieur l'abbé, dit-il.
- Monsieur, je suis fait pour souffrir, répliqua l'abbé.
- Ah! monsieur l'abbé, je n'ai pas voulu vous offenser.
- Monsieur, je fais pénitence.
Le directeur salua, et passa aux lèche-frites et aux poêles; de là aux fontaines, aux distilleries.
- Monsieur, dit alors Champmeslé, cette cuisine donne des envies de faire le fou pour venir ici manger toutes ces bonnes choses. Mais, pardon, il n'y avait que du bœuf dans les plats tout à l'heure, et le bouillon était si faible, qu'on n'a pas dû y mettre beaucoup de poulet.
- Monsieur l'abbé, il y a un médecin dans la maison, et il ordonne des aliments légers aux fous; quand un fou a mangé, il est plus fort qu'auparavant.
- Je le croirais, monsieur, dit Champmeslé.
- Et quand il est plus fort, il est plus dangereux.
-Ah!
- Monsieur l'abbé, nous allons les voir tout à l'heure.
- Pauvres gens! Se confessent-ils?
- Jamais. C'est une chose qui les exaspère que la confession.
- Pourquoi? Est-ce parce qu'ils ne comprennent pas, monsieur le directeur?
- Oh! monsieur l'abbé, il y en a qui comprennent parfaitement.
- Pourquoi alors ne se confessent-ils pas?
- Parce qu'il n'y a pas de confesseurs, monsieur l'abbé.
- Il me semblait pourtant qu'avant moi il y avait ici un aumônier.
- Certes.
- Eh bien?
- Eh bien! il faisait comme vous ferez.
- Quoi donc?
- Il restait dans la chambre ou dans le jardin, deux habitations infiniment plus sûres et plus agréables que les loges ou les cabanons.
- Horreur! s'écria Champmeslé; il était assez lâche pour s'abstenir! Le directeur regarda Champmeslé d'un air stupéfait et narquois.
- Bon, dit-il, vous voulez qu'on aille se faire le compagnon de ces gens-là.
- Pourquoi pas?
- Mais ils mordent!
- Eh bien!
- Mais ils battent!
- Sans doute.
- Mais ils tuent!
- Pourquoi a-t-on accepté d'être leur aumônier? répliqua simplement Champmeslé.
- Allons! allons! monsieur, dit le directeur, je vous attends après la visite.
- Marchons.
- Je vais donc, puisque vous êtes dans ces dispositions, continua le directeur, je vais vous abréger les formalités. J'aurais pu vous montrer d'abord les infirmeries, les salles, les dortoirs.
- Inutile.
- Aux cabanons, n'est-ce pas? aux loges?
- C'est cela.
Le directeur fit signe à un porte-clefs, qui marcha aussitôt devant eux, après avoir allumé une lanterne.
- Il fait jour, ce me semble, dit Champmeslé.
- Pas dans les endroits où nous allons, monsieur, répliqua le directeur d'une voix ironique.
En effet, le porte-clefs les conduisit dans des caves effrayantes qui plongeaient dans la terre à huit pieds, et ne prenaient de jour qu'à leur partie supérieure par un soupirail donnant sur une galerie gardée par des factionnaires.
Chaque cabanon avait sa porte de chêne massif, percée d'un treillage de fer en losanges, par où l'œil plongeait avec effroi.
Dans la pénombre de ces cloaques, Champmeslé aperçut des figures hâves et effrayantes; les unes dansant et hurlant, les autres effarées, les autres immobiles et inertes comme des cadavres.
Il sentit le frisson courir dans ses veines; il eut peur.
- Eh! dit le directeur, qu'en pensez-vous?
- Je pense, dit-il, que si ces malheureux, au lieu de pourrir dans les égouts, avaient du jour, de l'air et la vue des hommes, ils seraient moins sauvages, et surtout moins malheureux.
- Voilà, dit le directeur, comment on est toujours en commençant.
- Je finirai comme je commence, dit Champmeslé. Qu'est-ce que ces gens-là?
- Des fous désespérés.
- Ils vivent là?
- Oh! il en meurt tous les jours quelques-uns, et ils sont les plus heureux. Quand on est mort, on ne souffre plus.
- C'est vrai, dit Champmeslé.
- Holà! cria le directeur, venez çà, Martin. Martin, c'est un chef de service.
- Ah!
- Un hercule.
-Ah!
- Oui, un homme qui vous tue un bœuf d'un coup de poing.
- A quoi cela lui sert-il? Est-ce qu'il tue les bœufs ici?
- Non, il est chargé d'entrer dans les cages.
- Et sa force lui sert?
- Si un de ceux qu'on croit morts ou qui font les morts, car cela a de la malice, un fou; si, dis-je, un de ceux-là essaie de sauter sur Martin, Martin les expédie d'un seul coup, sans souffrance.
- C'est plein d'humanité. C'est votre bourreau, à vous?
Le directeur se mit à rire.
Il avait cru que Champmeslé faisait une agréable plaisanterie.
- Martin, ajouta-t-il, entrez ici au numéro 9; cela sent mauvais, il doit y avoir un mort.
Martin, l'hercule annoncé, retroussa ses manches, entra comme un dogue qui va sur un chat, et finit par relever un cadavre.
- Mort! dit-il.
- ôtez-le, et menez ici, à sa place, un fou furieux du numéro 7 de la galerie de pierre.
Martin se préparait à obéir.
- Un moment, de grâce! fit Champmeslé, dont le cœur se soulevait; ne faites pas avec cette précipitation jeter un malheureux dans ce gouffre mortel.
- On voit bien que vous ne demeurez pas, comme moi, au-dessus de la galerie de pierre, dit le directeur; j'y ai un office, c'est la cantine de la maison.
- Et ce fou fait du bruit?
- Vous allez l'entendre; il déclame comme un forcené, hurle, secoue ses chaînes, et finit par tomber en épilepsie; alors il brise tout ct menace de tout tuer.
- Oh! peut-être y a-t-il du remède.
- Aucun.
- Laissez-le moi voir.
- Vous l'allez voir; il y a plus: comme c'est haut, il fait jour, vous pourrez lui parler.
- Je parlerais bien aussi à ceux qui sont en bas, dit Champmeslé, mais ...
- L'odeur vous étouffe, n'est-ce pas?
- Je m'y ferai.
- Oui; mais, moi, je ne m'y fais pas, et je vous prie de me laisser monter là-haut pour respirer.
- Allons! dit Champmeslé, qui se proposait de revenir; allons!
Ils montèrent à la galerie de pierre.
C'était un carré long de loges de pierre, grillées en fer comme celles des animaux féroces.
Une cour sablée s'étendait au milieu, donnant un peu d'air et la vue du ciel à une quarantaine de malheureux, hommes ou femmes, qu'on apercevait, hideux, nus, sanglants et sales, derrière les barreaux.
Des cris, des soupirs, des rires retentissaient lugubrement dans ce séjour. Champmeslé, moins gêné par le directeur, commença par le numéro 1, décidé à faire le tour.
Le directeur donna ses explications d'un air de plus en plus renfrogné. Au quatrième, il tira sa montre; au cinquième, il pirouetta sur lui-même; enfin, au sixième, il dit à Champmeslé:
- Pardon, monsieur l'abbé, j'ai affaire, et, si vous êtes résolu à tout voir, nous sortirions d'ici à minuit.
- Encore celui-ci, je vous prie, dit Champmeslé.
Il s'était arrêté devant une loge habitée par un homme de cinquante ans, long, sec, grisonnant, coiffé d'une forêt de cheveux graisseux et blancs, enseveli sous une barbe noirâtre et roulant un œil de phosphore sous des sourcils épais.
- Celui-là est effrayant, dit tout bas Champmeslé.
- C'est un des plus cruels de la maison.
- Ah ! il paraît souffrir.
- Il ne souffrira jamais assez.
- Bon! qu'a-t-il fait, ce fou?
- Il n'est pas plus fou que vous.
- Pourquoi est-il ici, alors?
- Ah! monsieur l'abbé, c'est l'affaire du ministre et du lieutenant de police7•
- C'est un secret?
- Pour tout le monde, oui; pour vous, non.
- Dites, alors.
- C'est que je suis bien pressé.
- Encore celui-là, et vous me laisserez.
- C'est le plus long.
- Vous direz vite. Vous contez si bien!
Après ce compliment, qui flatta énormément l'amour-propre de ce tigre à face de buffle, le directeur s'écarta un peu pour éviter d'être entendu. Champmeslé le suivit.
Le directeur s'arrêta un instant, toussa et cracha comme un homme qui va commencer un récit; puis, étendant le bras vers le cabanon du fou furieux:
- Vous voyez là, monsieur l'abbé, un homme qui n'est pas plus fou que moi.
- Bah! Et quel est donc ce pauvre diable?
Le directeur secoua la tête.
- Ce n'est pas un pauvre diable non plus.
- Qu'est-ce donc? demanda l'abbé avec un intérêt croissant.
- C'est un petit gentilhomme sarde.
- Un gentilhomme!
- Un marquis.
- Sait-on son nom?
- Personne n'est censé le savoir; mais, comme directeur de l'établissement, je le sais, moi.
- Et il s'appelle?
Le directeur baissa la voix.
- Non, ne me le dites pas, dit Champmeslé réfléchissant. Il me le dira en confession, lui.
- Vous le confesserez?
- Certainement.
- Vous entrerez dans sa loge?
- Dès demain.
- Mais c'est un assassin!
- Raison de plus pour que je le confesse, dit Champmeslé avec une simplicité d'autant plus sublime qu'il ne pouvait s'empêcher de frissonner intérieurement.
- Il s'appelle le marquis Della Torra, dit le directeur, ne se rappelant plus ou ne voulant plus se rappeler ce que Champmeslé venait de lui dire à propos du nom du prisonnier. Connaissez-vous ce nom-là?
- Non, répondit Champmeslé, c'est la première fois que je l'entends prononcer.
Et Champmeslé fit un pas pour se rapprocher du cabanon.
- Attendez donc, dit le directeur, que je vous finisse l'histoire.
- En effet, dit Champmeslé, peut-être dans ce que vous me direz trouverai-je la source de quelque consolation à donner à cet homme.
- Voilà. Il était grec.
- Grec? vous m'avez dit sarde.
Le directeur se mit à rire.
- Oh! parfait! excellent! s'écria-t-il. Il était grec, mais non pas de naissance, de profession.
- Ah! je comprends, dit Champmeslé.
- II était à la tête d'une bande d'escrocs qui ont longtemps désolé la province.
- Alors, sa place était en prison.
- Oh! en prison, un gentilhomme!
- Eh bien! mais, dit Champmeslé, M. le Régent a bien fait rouer le comte de Horn, qui tenait à des princes régnants!
- M. le Régent était un athée qui ne croyait à rien, dit le directeur, tandis que le roi actuel ne veut pas déshonorer la noblesse. Cela lui a été recommandé par le feu roi.
- Passons, je vous prie, dit Champmeslé; ce ne sont point mes idées.
- Ah! vous avez donc des idées, vous?
- Continuez, monsieur, je vous prie.
- Enfin, d'escroqueries en escroqueries, de vols en vols, ce marquis Della Torra ... Ah! pardon, j'oubliais de vous dire qu'il traînait avec lui dans ses voyages une créature fort jolie et fort appétissante, qu'on appelait. ..
- Qu'on appelait?
- Ah! voilà. Aidez-moi donc.
- C'est assez difficile, monsieur; je ne sais ni de qui ni de quoi vous voulez parler.
- Je veux parler d'une jeune fille.
- Ah!
- Qui portait un nom de femme célèbre.
- Sémiramis?
- Non, pas dans ce genre-là.
- Lucrèce?
- Encore moins ... Dame! aidez-moi. Le contraire de Lucrèce.
- Laïs?
- Non, non ... une Française ...
- Ninon?
- Point. Ah! Marion; j'y suis, Marion.
- Ah! en effet, Marion: vous songiez à la Delorme, n'est-ce pas, monsieur le directeur ?
- Oui, monsieur l'abbé, justement.
- Vous avez de la lecture.
- Mais oui, un peu.
- Eh bien! cette Marion?
- Eh bien! cette Marion, qui, soit dit entre parenthèse, à ce qu'il paraît, était une charmante fille, cette Marion n'était pas aussi scélérate que son amant, et quoiqu'il l'eût près de lui pour l'aider dans ses escroqueries, elle le trahissait parfois. Or, il arriva qu'un jour le marquis, ayant dépouillé un très joli garçon contre lequel il jouait, et ce garçon se trouvant ruiné, Mlle Marion eut pitié de lui et prévint le joueur dupé qu'il était tombé dans un nid de guêpes. Si bien que celui-ci roua de coups le marquis et voulut lui reprendre son argent. Mais il était trop tard; un troisième larron, comme dit le bon La Fontaine, s'était enfui avec. Je dis le bon La Fontaine, parce que c'est ordinairement le nom qu'on lui donne. Je ne doute pas que vous n'aimiez La Fontaine.
- Ah! monsieur, dit Champmeslé rougissant, il a fait des contes bien libertins ! Mais revenons au marquis Della Torra, monsieur le directeur.
- Oui, revenons au marquis. Eh bien! après ce beau trait, Marion se sépara du marquis et suivit le joli garçon.
- Tant mieux! s'il était honnête homme, elle aura peut-être trouvé son salut dans cette nouvelle voie.
- Ah! bien oui, son salut! Vous allez voir. Au bout de trois ou quatre jours, il paraît que le beau garçon avait des affaires secrètes et qui n'admettaient pas la présence d'un tiers, car il abandonna Marion, partageant avec elle six ou sept louis que, grâce à elle, il avait trouvé moyen de rattraper. Marion, restée seule, ne sachant plus que devenir, prit la route à l'aventure, fut rattrapée par Della Torra, qui la guettait; il y eut querelle, explication, injures. Au lieu de tout nier, elle avoua tout, se vanta même de tout, si bien que, dans un moment de colère, Della Torra tua cette pauvre fille d'un grand coup d'épée dans le cœur.
- Oh! l'abominable coquin! s'écria Champmeslé. Est-ce donc là la noblesse que Sa Majesté Louis XV veut faire honorer dans son royaume? Et comment connut-on cette affaire?
- Oh! bien simplement. Marion vécut assez pour raconter. On rattrapa le marquis, avec un sien compagnon qui avait assisté à ce meurtre; le compagnon était un simple croquant. Il fut roué à Lyon. Della Torra, déclaré fou, a été conduit ici et enfermé à double tour. Champmeslé pencha la tête vers Della Torra, qui, voyant qu'on s'occupait de lui, grinça des dents et fit un mouvement de rage.
- Regardez, dit le directeur, regardez le malheureux; a-t-il l'œil mauvais! Toute réflexion faite, c'est lui que je ferai descendre dans le numéro 9 du cabanon, au lieu du numéro 7.
Et maintenant que je vous ai dit ce que vous désirez, adieu, monsieur l'abbé; vous voilà, sur celui-là du moins, aussi instruit que moi. Adieu, monsieur l'abbé. Me ferez-vous l'honneur de dîner avec moi?
Et, sans même attendre la réponse de l'abbé, le gouverneur se retira.

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1998-2010
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