Olympe de Clèves Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre LXXIV
Le fou d'amour

Champmeslé, demeuré seul, examina une dernière fois le marquis Della Torra, qui, accroupi dans l'angle de son cabanon, dirigeait vers la cour un regard féroce et sournois.
Il trouva que ce devait être un affreux supplice que celui de cet homme toujours seul, toujours traité comme un fou, et vivant avec le souvenir de son crime, sans reproche, mais aussi sans consolation. Il se proposa d'aller parler de Dieu à ce misérable, d'espérance à ce désespéré.
Et, pour bien commencer ses fonctions d'aumônier, il s'approcha des barreaux.
Un gardien adossé aux loges parallèles le regardait avec intérêt, veillant sur lui et se tenant prêt à le défendre au besoin.
- Mon ami, dit Champmeslé au meurtrier de la pauvre Marion, je suis l'aumônier de la maison. êtes-vous assez repentant pour écouter avec attention les paroles que je vous apporte?
Mais Della Torra, au lieu de répondre, se retourna du côté du mur, et s'absorba dans une muette immobilité.
Champmeslé essaya de réveiller cette âme ensevelie dans son désespoir, mais il ne put y réussir.
Il appela le gardien.
- Je crois qu'il n'y a rien à faire avec celui-ci aujourd'hui, dit-il.
- Ah! monsieur l'abbé, murmura le gardien, ni aujourd'hui ni demain.
- Quel est donc le fou du numéro 7, demanda-t-il, son voisin?
- Ah! celui-là, c'est autre chose: c'est un fou d'amour, monsieur l'abbé, un fou très bruyant, qui, tout le jour, et même toute la nuit, ne cesse de hurler des imprécations contre les perfides qui l'ont trahi.
- Vraiment? pauvre garçon!
- Il paraît qu'il aimait une nommée Julie; car lorsque les archers l'ont arrêté sous le vestibule de la Comédie-Française, où il voulait entrer de force, il répétait ce nom avec fureur; du moins les archers l'ont déclaré.
- Il est méchant?
- On ne sait pas, monsieur.
- Comment! on ne sait pas?
- Non, car il ne fait de mal à personne qu'à lui-même. Seulement il crie sans cesse.
- Et que crie-t-il?
- Ah! mon Dieu, ce que crient ceux qui sont atteints de la pire de toutes les folies.
- De laquelle?
- Ceux qui se figurent qu'ils ne sont pas fous parce qu'ils ont des moments de lucidité.
- Bon! dit Champmeslé, je vais lui parler pour l'engager à se tenir tranquille, et afin que le directeur n'exécute pas
son projet de le mettre dans les caves.
- Faites, monsieur l'abbé, répondit le gardien; je crois que de celui-là vous n'avez pas grand-chose à craindre.
En effet, Champmeslé s'approcha des barreaux et vit un jeune homme qui, le haut du visage couvert par ses longs cheveux et le bas par une barbe blonde, assis dans un angle de sa loge, cherchait le soleil et paraissait heureux de sa pensée, de son rayon et de sa solitude.
Il souriait, il avait l'œil baissé, il roulait entre ses doigts un fétu de paille, que de temps en temps il mordillait à son extrémité avec de belles dents blanches.
Champmeslé considéra un instant cette figure, qui lui parut aussi noble que touchante, et, traduisant l'impression touchante qu'il ressentait par ces trois mots:
- Ah! pauvre garçon! murmura-t-il.
Aussitôt les yeux du fou s'ouvrirent. Il fixa sur l'aumônier, qui de son côté regardait avec un attendrissement chrétien ce malheureux si pâle.
- Ah! mon Dieu! s'écria le fou, ne faisant qu'un bond de l'escabeau sur lequel il était assis aux barreaux de sa cage.
Le gardien se recula vivement, entraînant avec lui l'abbé.
- Quoi donc? fit celui-ci, se laissant entraîner à reculons, en continuant de regarder le fou.
- Lui, abbé! s'exclama le prisonnier en se pendant à ses barreaux.
- Eh bien! oui, moi, abbé.
- Quoi! monsieur de Champmeslé, c'est vous?
- Comment, il me connaît!
- Monsieur de Champmeslé! monsieur de Champmeslé! s'écria le fou.
- Mon ami?
- C'est le ciel qui vous envoie!
- Je le désire.
- Ne me reconnaissez-vous donc point?
- Hélas, non!
Le fou écarta ses cheveux:
- Je suis Bannière! dit-il.
- Comment! le petit novice des jésuites?
- Oui.
- Bannière qui a joué Hérode?
- Oui.
- L'amant de Mlle de Clèves?
- Oui! oh! oui! s'écria Bannière avec un affreux désespoir. Oh! oui! je l'étais!
Et il se tordait convulsivement les mains en éclatant en sanglots.
- Mon ami, cria Champmeslé au gardien, ouvrez-moi vite la loge de ce pauvre jeune homme, je vous prie!
- Mais, monsieur l'abbé, il vous battra!
- Oh! non! non! monsieur l'abbé sait bien que non, dit Bannière avec toutes les caresses qu'il put donner à sa voix.
- Mais ouvrez donc! dit Champmeslé.
- Oui, oui, ouvrez, pria Bannière, ouvrez à M. l'abbé, mon ami; et vous, monsieur l'abbé, oh! vous verrez, vous verrez, comme je vous aimerai!
- Oui, il vous aimera comme mon chat aime les souris, c'est-à-dire qu'il vous mangera.
- C'est mon affaire, dit Champmeslé, ouvrez.
- Vous l'ordonnez, monsieur l'abbé?
- Oui.
- Vous déclarerez que c'est vous qui avez exigé que je vous ouvre la porte de sa loge?
- Je le déclarerai; mais ouvrez.
- Je dois vous obéir, et je vous obéirai bien certainement, mais, si vous m'en croyez, prenez mon bâton.
Et il ouvrit, mais non pas sans avoir regardé Champmeslé à chaque tour que la clef faisait dans la serrure.
Champmeslé se précipita dans la loge, et Bannière, avec une suprême douceur :
- Oh! dit-il, si je n'avais pas peur de vous effrayer, si je n'avais pas peur de vous salir, ah! mon cher monsieur de Champmeslé, comme je vous embrasserais!
Le digne aumônier se jeta dans les bras du fou, et ce fut un spectacle que bien des curieux eussent payé son prix.
- Asseyez-vous sur mon escabeau, monsieur de Champmeslé, dit Bannière, asseyez-vous et ne craignez rien. Oh!causons, causons; j'ai tant de choses à vous dire!
- Oui, dit Champmeslé avec un sourire affectueux, causons; mais causons raisonnablement.
- Eh! mais, dit Bannière, croyez-vous donc que je ne sois pas raisonnable?
- Prenez garde! fit le gardien, voilà sa folie qui lui prend. Champmeslé regarda tout autour de lui, puis il revint à Bannière avec un léger mouvement d'épaule qui voulait dire:
- Hélas! si vous étiez raisonnable, seriez-vous donc ici ?
- Je vous comprends, dit tristement le jeune homme, et c'est tout simple, car vous êtes prévenu contre moi; mais, en m'écoutant, vous verrez bien si je suis fou.
- Eh bien! alors, si vous n'êtes pas fou, dit Champmeslé, racontez-moi par quel étrange enchaînement de circonstances vous êtes à Charenton.
- éloignez cet homme.
Champmeslé fit sans hésitation un signe au gardien, qui s'éloigna hors de la portée de la voix.
Alors Bannière lui raconta sa douloureuse histoire, depuis cette soirée où il avait pris sa place et joué Hérode.
Il raconta sa fuite avec Olympe délaissée par le comte de Mailly, leur séjour à Lyon, et son arrestation dans cette ville, à la requête des jésuites dont il avait déserté la maison. Enfin le narrateur poussa le récit des aventures qui suivirent sa désertion jusqu'au jour où il avait été arrêté sous le vestibule de la Comédie-Française; et tout cela avec tant de netteté, de pathétique et de mesure, que l'abbé s'écria, lorsqu'il eut accentué son dernier mot:
- Cet homme-là n'est pas plus fou que moi!
- Oh! n'est-ce pas, monsieur de Champmeslé, s'écria Bannière, n'est-ce pas que je ne suis point fou?
- J'en jurerais! j'en répondrais!
- Bon! dit Bannière, Dieu m'envoie ce que je lui demande depuis que je suis ici: un homme impartial qui m'écoute et me juge. Or, je ne demandais à Dieu qu'un étranger, et voilà que Dieu m'envoie un ami.
- Oh! oui, mon cher Bannière, un véritable ami.
- Mais, à votre tour, demanda Bannière, comment êtes-vous ici, et sous cet habit?
- La vocation, mon cher monsieur.
- Oh! mon Dieu! oui, une vocation inverse de la mienne, dit en souriant avec mélancolie le pauvre Bannière.
- Précisément. Comme vous avez pris ma place et mon costume au théâtre, j'ai pris votre place et votre costume au couvent.
- Au couvent que je quittais?
- Au couvent que vous quittiez, et je suis devenu le favori du révérend père proviseur.
- Ah! ici, mon cher monsieur, dit Bannière, c'est tout le contraire de moi.
- Et comme je ne demandais qu'à quitter le théâtre, comme ma renonciation à cet art maudit était un grand triomphe pour la religion, on m'a instruit, on m'a reçu, on m'a poussé, enfin on m'a placé.
- Hélas! triste poste, mon cher abbé !
- Oui, vous avez raison, je le sais, il est regardé comme le plus triste de tous; personne n'en voulait, je l'ai sollicité, moi, et obtenu.
- Si je n'étais moins heureux, je vous dirais: « Vous avez bien tort mon cher abbé.»
- J'avais tant à expier, mon frère! dit avec componction Champmeslé; j'étais damné plus qu'aux trois quarts.
- Diable! à ce compte, dit Bannière avec un triste sourire, je serai donc damné tout à fait, moi?
- Hé! hé! fit Champmeslé.
- Mais, continua Bannière en levant les yeux au ciel, j'espère mieux de Dieu; il m'a trop fait souffrir en cette vie pour continuer après ma mort.
- Ne vous plaignez pas de Dieu, mon cher frère, dit Champmeslé, heureux de commencer une prédication.
- Je ne m'en plains plus depuis que je vous ai retrouvé, cher abbé, dit doucement Bannière.
- Dieu vous éprouve, mon fils.
- Cruellement.
- C'est que Dieu a son but.
- Et dans quel but voulez-vous donc que Dieu fasse souffrir un pauvre diable comme moi?
- Pour vous faire oublier un amour coupable.
- Quel amour?
- L'amour que vous avez pour Olympe.
- L'amour que j'ai pour Olympe? Vous appelez mon amour pour Olympe un amour coupable ! Moi! oublier cet amour! Dussé-je rester prisonnier, dussé-je passer pour fou toute ma vie; dussé-je être détenu pour toujours, être battu, fouetté, torturé, comme on bat, fouette et torture les malheureux dont j'entends les cris, jamais, jamais je ne renoncerai à mon amour pour Olympe; plutôt la mort! plutôt la damnation!
- Là, là! mon frère, dit Champmeslé, vous vous égarez; on va dire que vous êtes fou.
- C'est vrai, fit tristement Bannière, mais que voulez-vous, monsieur, j'aime tant cette femme, que rien au monde ne me la fera oublier.
- Pas même Dieu?
- Pas même lui.
- Mais cependant vos malheurs, mon cher Bannière, il me semble que c'est à elle que vous les devez.
- Oui, sans doute, c'est à elle que je les dois; oui, elle m'a trahi, elle m'a oublié; oui, peut-être, pour se débarrasser de moi, est-ce elle qui a sollicité ma prison; eh bien! cette femme, telle qu'elle est, je la bénis; telle qu'elle est, je l'aime! Oh! si seulement, vous, qui l'avez connue, vous pouviez me donner de ses nouvelles!
- J'arrive de Lyon, répondit Champmeslé.
- Et puis, continua Bannière avec un soupir, comme si une dernière espérance lui échappait, et puis vous avez rompu avec le théâtre.
- Oh! mon Dieu! oui, et cependant j'y ai des connaissances que je cultive, pour essayer de les ramener à Dieu.
- Vous aurez du mal, dit Bannière en secouant la tête.
- Tous ne seront pas amoureux d'Olympe, j'espère. Et puis, ajouta Champmeslé en se rapprochant de Bannière comme pour lui confier un secret, j'ai mon plan.
- Lequel? demanda Bannière.
- Je les prendrai par l'intérêt mondain pour les conduire insensiblement au ciel.
- Ah ! fit Bannière étonné.
- Voici ce que je ferai, répondit Champmeslé, heureux de pouvoir, si nouveau qu'il fût dans les ordres, exposer une théorie de salut. J'ai pour ami, j'ose le dire, quoique cet ami soit duc et pair, un capitaine des gardes de Sa Majesté, gentilhomme de la chambre, qui a pleine autorité sur les comédiens.
- Oh! que voilà une belle connaissance, mon cher abbé! un homme qui peut faire débuter, un homme qui fait signer les engagements, un homme qui distribue les rôles! Oh! je le répète, la belle connaissance que vous avez là! êtes-vous heureux!
- Prenez garde, dit Champmeslé en souriant:, je vais vous appeler fou.
- Continuez, continuez!
- Où en étais-je?
- Vous disiez que vous prendriez les comédiens par des intérêts mondains pour les ramener à Dieu.
- C'est cela.
- Je comprends. Vous leur ferez donner de beaux rôles, et, par reconnaissance, ils se feront dévots. Eh bien ! je vous l'avoue, je n'aime pas ce calcul-là, et, bien plus, je n'y compte guère.
- Mais écoutez-moi donc, parleur éternel! reprit Champmeslé profitant de la première halte que faisait la langue de Bannière pour prendre son tour et placer son moyen. Non, ce n'est point là mon plan: je connais trop les comédiens pour cela; leur donner des rôles, ah! bien oui! au contraire, je les dégoûterai de ceux qu'ils ont, je les leur ferai ôter, je leur rendrai le théâtre un lieu de supplice, et, quand ils seront bien las, je prierai mon ami le duc et pair de leur faire une petite pension dans quelque bonne sainte maison religieuse.
- Ah! bon! voilà une idée! s'écria Bannière, oubliant sa propre situation pour se faire l'avocat de ceux que Champmeslé persécutait en pensée. Où, peste ! prenez-vous donc des idées comme celles-là, mon cher abbé? Comment! vous feriez un pareil chagrin à ceux auxquels vous vous intéressez! Diantre soit de vos protections, à vous! j'aimerais mieux votre inimitié.
- Ingrat! s'écria Champmeslé.
- Ainsi, par exemple, continua Bannière, revenant par un détour à la pensée d'espérance qui ne l'avait pas abandonné depuis qu'il avait retrouvé Champmeslé; ainsi, n'est-ce pas, vous êtes bien convaincu que je ne suis pas fou? Car maintenant que j'ai pris sur moi de causer une demi-heure avec vous, sans même vous parler de moi, vous êtes bien convaincu, n'est-ce pas, que je ne suis pas fou?
- J'en suis convaincu, dit Champmeslé.
- Ainsi, continua Bannière, avec vos idées de salut, dans votre désir de faire quitter à tout le monde le théâtre, comme vous l'avez quitté, vous aimeriez mieux me voir détenu injustement ici que de me voir rentrer au théâtre?
- Ma foi! j'oserai presque dire que oui! s'écria Champmeslé.
- Vous parlez sérieusement? s'écria Bannière.
- Mais oui.
- Ah! prenez garde, dit le prisonnier avec un regard et un accent qui eussent mis en déroute le directeur et le gardien, et fait reculer le fameux Martin lui-même. Prenez garde; ici habite le désespoir, et le désespoir conseille mal, monsieur de Champmeslé! Ici, derrière ces barreaux, on meurt à chaque instant du jour; de sorte que quelqu'un qui saurait y rester éternellement, comme j'y reste, moi, depuis deux semaines, ce quelqu'un-là aurait de l'économie à s'y briser d'un seul coup la tête sur les dalles de pierre.
Et Bannière fit un mouvement sinistre.
Champmeslé se précipita sur lui et le prit dans ses bras avec une effusion de tendresse réelle.
- Votre salut, mon frère! s'écria-t-i1.
- Oh! ne me parlez pas de mon salut! dit Bannière avec exaltation; mon salut est mon amour!
- Mais cette femme vous a trompé, mon ami! elle a passé de vos bras dans ceux d'un autre!
- Eh! n'avait-elle point passé des bras de cet autre dans les miens ?
- Mon frère! mon frère!
- Que me voulez-vous?
- Je veux vous dire que ce sont là des espérances folles, des raisonnements de sophiste.
- C'est tout ce que vous voudrez, monsieur l'abbé, mais c'est ainsi.
- Allons, dit Champmeslé, je commence à comprendre que l'on vous ait fait déclarer fou.
- Et convaincu que je ne le suis pas, répondit Bannière, vous contribueriez, par votre inimitié, à me faire souffrir ici tous les tourments réservés à la folie! Ce serait peu chrétien, cela! prenez garde, monsieur Champmeslé, mon camarade au théâtre d'Avignon, mon remplaçant au couvent des jésuites!
- Allons, allons, ne nous fâchons pas! répondit le bon abbé, sensible à ce reproche. Hélas! je suis faible, et, en me parlant ainsi au nom de l'humanité, vous me ramenez aux idées de ce monde pervers; je me sens attendri.
- Oh! si vous ne l'étiez pas, s'écria Bannière, vous seriez donc de pierre; car, enfin, vous le voyez, moi, depuis que vous êtes là, depuis que je vous ai reconnu, je fais un effort violent sur moi-même.
- Lequel?
- Ah çà! croyez-vous donc que j'aie autre chose à la pensée que le désir de sortir d'ici? que j'aie autre chose à la bouche que cette prière? Vous allez m'y aider, n'est-ce pas?
- Et comment voulez-vous que je vous aide à cela, mon enfant?
- Enfin, dites-moi, maintenant que j'ai bien raisonnablement causé avec vous, bien nettement répondu à toutes vos questions, vous êtes bien sûr que je suis ici injustement?
- Dame! il me semble que oui.
- Eh bien! voilà tout ce que je demande. En sortant d'ici, allez faire une visite au lieutenant de police; allez chez les juges qui m'ont condamné; dites-leur, assurez-leur, jurez-leur que je suis raisonnable, que je n'ai jamais été fou, et ils me feront sortir.
- Je le ferai.
- Quand?
- Dès aujourd'hui.
- Bon!
- C'est un devoir pour moi, et je m'en acquitterai.
- Merci.
- Mais j'ai bien peur ...
Champmeslé s'arrêta.
- De quoi avez-vous peur?
- J'ai bien peur que cela ne change rien.
- à quoi?
- à votre situation.
- Comment! la déclaration faite par un homme de votre état, la déclaration positive, formelle, que je ne suis pas fou, ne changera rien à la situation d'un homme qu'on retient comme prisonnier parce qu'il est fou?
Champmeslé regarda avec attention autour de lui, et s'approchant de Bannière:
- Mais, dit-il, êtes-vous sûr que vous soyez enfermé ici parce que vous êtes fou?
- Parbleu! et pourquoi voulez-vous donc qu'on m'y enferme?
- Mais, dame! pour quelque faute, pour quelque crime peut-être.
- Mon cher abbé, dit Bannière, j'ai probablement commis bon nombre de fautes; mais, pour des crimes, j'espère que Dieu ne m'a jamais abandonné à ce point-là. - Mon ami, tous les jours on commet un crime sans être pour cela un bien grand criminel. Voyez Horace tuant sa sœur par patriotisme: c'est un fort beau crime. Voyez Orosmane tuant Zaïre par jalousie: c'est un crime fort excusable.
- Je n'ai tué personne, Dieu merci! mon cher abbé, ni par jalousie ni par patriotisme. D'ailleurs, ce n'est point à Charenton que l'on met les meurtriers.
- C'est ce qui vous trompe.
- Comment cela?
- Votre voisin, par exemple; tenez, pas plus loin que de ce côté-ci à l'autre de la cloison.
- Eh bien?
- Eh bien! votre voisin n'est pas plus fou que vous.
- Que me dites-vous là?
- La vérité. Et cependant je me garderai bien d'aller déclarer qu'il n'est pas fou.
- Pourquoi cela?
- Parce que c'est un infâme meurtrier, qui a tué une pauvre fille qui n'était coupable que d'une honnête action. Bannière tressaillit.
- Eh! que me dites-vous là? s'écria-t-il; mon voisin! mon voisin! Est-ce que par hasard ...
- Quoi?
- Mon Dieu! plus d'une fois il m'a semblé reconnaître sa voix pour l'avoir déjà entendue.
- Impossible.
- Pourquoi?
- Il n'est pas Français.
- Il est Sarde?
- Comment savez-vous cela?
- Il est marquis?
- Oui.
- Et il s'appelle?
- Mon frère, son nom est un secret, dit Champmeslé.
- Secret que je vais vous dire, moi! s'écria Bannière. Il s'appelle le marquis Della Torra.
- Oui.
- Et vous dites qu'il a tué?
- Oui.
- Qui cela?
- Une femme.
- Une femme qu'il aimait?
- Il paraît qu'il l'aimait, puisqu'il l'a tuée. On ne tue que pour deux raisons, parce que l'on déteste ou parce que l'on aime.
- Et cette femme s'appelait?
- Cette femme s'appelait Marion, dit Champmeslé.
- Marion! s'écria Bannière.
Puis, faisant un effort sur lui-même:
- Et sait-on pourquoi il a tué cette pauvre enfant? demanda-t-il.
- Mais parce qu'elle avait tiré de ses griffes un beau garçon qui est parti avec elle, puis qui l'a abandonnée sans défense; alors ce malheureux, ce misérable a rencontré la pauvre fille et l'a frappée d'un grand coup d'épée dans le cœur.
- Le malheureux, le misérable, c'est moi! s'écria Bannière se jetant sur la dalle de sa loge et s'y roulant en désespéré.
- Comment cela? fit Champmeslé.
- Pauvre Marion, pauvre fille! criait Bannière, c'est moi qui l'ai tuée!
Pardon, Marion, pardon.
Champmeslé saisit Bannière dans ses bras.
- Modérez-vous, dit-il; prenez garde, on dirait que c'est un accès qui vous reprend.
- ô mon père, mon père! hurlait le malheureux Bannière, j'avais tort quand je vous disais que je n'avais commis que des fautes; j'ai commis un crime, le plus grand, le pire des crimes: j'ai assassiné!
- Calmez-vous.
- Je mérite la mort, mon père! livrez-moi aux juges, conduisez-moi au bourreau! c'est moi, c'est moi qui ai assassiné Marion.
Mais à ces mots, qu'il hurla dans le paroxysme du désespoir, un grand bruit de chaînes accompagné d'un rugissement sourd retentit dans le cabanon voisin.
- Qui donc, s'écria Della Torra en ébranlant les cloisons et les portes; qui donc parle de Marion, qui donc dit: « J'ai assassiné Marion » ?
- Moi, moi, misérable! hurla Bannière. Mon épée, mon épée! qu'on me rende mon épée! Tu m'as échappé une fois, mais tu ne m'échapperas point deux!
Et il se mit à frapper de son côté contre la cloison, comme Della Torra frappait du sien.
épouvanté par l'invasion de cette tempête inattendue, Champmeslé rappela le gardien, redevenu attentif à la vue de cette double fureur, et s'élança hors du cabanon, en se disant à lui-même que Bannière avait sa folie, que cette folie était une folie furieuse, et qu'à moins d'être plus fou que lui, il ne fallait point songer à le rappeler à la raison.
Et tandis que le malheureux, dans l'espérance d'étrangler le marquis Della Torra, frappait des pieds et des poings contre sa cloison, en proie qu'il était à un horrible remords, le gardien disait tout bas à l'oreille de Champmeslé:
- Hein? qu'en dites-vous? Avouez qu'un instant vous l'avez cru sage.






Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente