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Chapitre LXXXVI
Où Olympe jure à M. de Mailly de ne pas appartenir au roi

Nous ne tenons pas assez à faire de Bannière un héros de roman, doué de tous les accomplissements, comme disent les romanciers anglais, pour dire ici qu'il débuta sur la scène française de façon à captiver son auditoire et à marquer du premier coup parmi les grands talents du théâtre.

Bannière est un personnage réel, malheureusement noté par l'histoire pour ses malheurs et ses défauts; nous ne tenterons donc point de faire de lui ce qu'il n'était point, ce qu'il ne fut jamais.
Il débuta sans bruit au commencement de la soirée, le roi n'étant point arrivé et ne devant arriver que pour la seconde pièce.
Il débuta d'ailleurs par un rôle difficile, peu en harmonie avec sa jeunesse et sa beauté.
Il débuta sous le poids d'une attente qui eût suffi à tuer un début meilleur que le sien: l'attente d'un roi que l'on savait prêt à venir, et l'attente d'un sujet distingué qui avait déjà, la première fois qu'il avait paru sur le théâtre, eu un grand succès dans la tragédie. Bannière, supporté au commencement, toléré au milieu de la pièce fut sifflé à la fin d'une façon toute spéciale.

Maintenant, en historien consciencieux, hâtons-nous de dire que le pauvre Bannière n'avait plus la tête à ce qu'il faisait, attendu que la joie et l'émotion le jetaient hors de toute mesure.
Il scandait mal. Il ne savait plus. Cette mémoire imperturbable qui avait fait son succès, lors de ses débuts à Avignon, venait de se remplir, en une heure, de toutes sortes de choses qui n'étaient pas dans Mithridate, et auxquelles le doux Racine n'avait jamais songé. Aussi, lorsqu'on commença de s'apercevoir qu'au quatrième acte Bannière disait tout autre chose que son rôle, la surprise, très grande d'abord, commença-t-elle de faire place à la colère.
On murmura d'abord.
Troublé par ces murmures, Bannière fit un vers de quinze pieds, puis, pour se rattraper, un de neuf.
On siffla.

Olympe, déjà toute habillée pour Les Folies amoureuses, s'était venue asseoir dans la coulisse pour jouir du spectacle, non de son comédien, mais de son amant; non de Mithridate, mais de Bannière.

à peine fut-elle arrivée, assise, installée, qu'elle assista au plus épais d'une bordée de sifflets assez semblable pour l'intensité à des sifflets de marine.

Bannière avait aperçu Olympe, et il en perdit tout ce qui lui restait de cervelle. Les mots se transformaient entre ses dents ou s'évanouissaient entre ses lèvres.
Quand il voulut se raccrocher au souffleur, il était déjà trop tard. Les seigneurs du théâtre qui s'étaient d'abord agités convulsivement sur leurs banquettes et dans leurs fauteuils, puis qui avaient échangé des signes et même des paroles avec les spectateurs des loges, se levèrent et commencèrent à s'en aller un à un en haussant les épaules.
Bannière alors fut comme Pompée, qui eut contre lui les dieux, mais pour lui Caton.
Bannière eut contre lui les seigneurs, les loges et le parterre, mais il eut pour lui Olympe.
Olympe fit briller son sourire au milieu de cette tourmente, comme un messager de la suave Iris au plus noir des cieux.

Olympe posa son éventail sur ses lèvres et, regardant Bannière, lui adressa un rire des plus amoureux, et acheva de fasciner le pauvre débutant.
Et cependant le rideau tomba, et Bannière avec lui, ou plutôt Bannière était tombé d'avance.
Olympe, tandis que tout le monde tournait le dos à Bannière, vint droit à lui, lui serra tendrement la main, et lui dit ces seules paroles:
- à tout à l'heure!
- Oui, répondit Bannière, et j'avais hâte de tomber pour avancer ce bienheureux moment.
Et il disparut, jurant de ne jamais plus remettre les pieds sur cette scène ingrate.
Cependant Olympe, calme dans ce chaos, cherchait des yeux M. de Mailly, qu'elle s'étonnait de n'avoir pas vu encore.
Elle n'était pas sans inquiétude: Mailly pouvait avoir rencontré Bannière et l'avoir reconnu.
Cette rencontre lui ôtait tout le mérite de l'initiative; ce qu'elle avait à dire à Mailly devenait une simple explication.
Quant à Pecquigny, il l'avait vu, lui, et s'était même écrié après ce malheureux début:
- Eh bien! il est gentil, le protégé de Champmeslé! Que l'on dise après cela que les comédiens se connaissent en comédie!
L'heure marchait, les violons jouèrent, le roi arriva; M. de Mailly parut enfin et prit sa place sur les banquettes du théâtre.
Bannière était déjà, et depuis plus de dix minutes, dans sa loge.
Les Folies amoureuses commencèrent.
Olympe, tout au contraire du pauvre Bannière, avait été fort encouragée. Elle avait donné ses deux mains à Pecquigny, à qui elle n'en avait pas voulu donner une seule; elle avait reçu les compliments de tous; elle avait intercepté le sourire suppliant de Mailly; elle savait d'avance ce qu'allaient produire d'effet chacun de ses pas, chacun de ses gestes, chacune de ses paroles.
Elle joua en comédienne consommée. Elle excita l'admiration par sa beauté idéale; elle surprit par sa distinction.
Le roi dit mille choses agréables à Pecquigny, mais d'un ton qui laissa néanmoins beaucoup de calme et même d'espoir à Richelieu, placé derrière le fauteuil de Sa Majesté.
Quant à M. de Mailly, on peut affirmer qu'il ne quitta point des yeux la loge royale, et que chaque impression de Sa Majesté vint se réfléchir dans son esprit et blesser son cœur.
La pièce finit, comme ont dit les exagérateurs modernes, au milieu d'un tonnerre d'applaudissements, d'autant plus chauds que la chute de Bannière avait été plus bruyante.
Le rideau tomba; Olympe, dont chacun pressentait déjà les brillantes destinées, fut accablée de compliments et d'hommages. M. de Mailly, après lui avoir baisé les mains, se hâta d'aller s'enquérir dans la salle et de l'opinion du roi et des nouvelles intéressantes. Olympe repoussa dans un coin fleurs, billets et compliments, et se déshabilla le plus rapidement qu'il lui fut possible.
M. de Mailly entra chez Olympe au moment où elle venait d'ôter son rouge et de faire accommoder ses cheveux.
La coiffeuse, en apercevant le comte, sortit avant même que celui-ci eût le temps de faire un signe pour la congédier.
Il faut dire que le visage de M. de Mailly exprimait tant de choses sérieuses, que l'étrangère devina, avec cette sagacité particulière aux gens de théâtre, qu'elle serait de trop dans la conversation. Olympe, surprise et inquiète de cet air solennel, fit ses préparatifs. Elle comprenait que cet entretien allait être un combat.
Le comte regarda autour de lui, alla à la porte par laquelle la coiffeuse venait de sortir, s'assura qu'elle était fermée, et, revenant vers la jeune femme qui l'avait suivi des yeux dans ses mouvements:
- Olympe, lui dit le comte, vous êtes bien seule, n'est-ce pas, et vous pouvez écouter sans dérangement ce que j'ai à vous dire?
- Oh! se dit Olympe, il va me parler de Bannière; il l'a vu! il sait tout! Je vous écoute, monsieur le comte, dit-elle.
- Avec faveur, n'est-ce pas, chère Olympe?
- Vous n'en sauriez douter, monsieur.
- Olympe, tout à l'heure je vous ai quittée un instant. Oh! vous ne vous en êtes pas aperçue, je le sais bien. J'allais rejoindre ceux qui avaient entouré le roi pendant la représentation, et j'apporte ici des idées qui ne sont pas fort joyeuses. Vous allez en juger.
Olympe fit encore un mouvement.
Mais, de la main, Mailly fit un geste qui demandait d'une façon si précise un peu de patience, qu'Olympe attendit.
- Permettez-moi de vous raconter ma douloureuse histoire, dit Mailly. Vous savez, Olympe, que je suis marié.
- Je le sais, dit sèchement Olympe, qui ne s'expliquait pas à quel propos Mailly entamait la conversation par ces paroles.
Mais Mailly continua sans paraître remarquer le ton avec lequel la réponse lui avait été faite:
- Vous savez que Mme de Mailly passe pour avoir quelque beauté.
- Oui, en effet, elle passe pour cela, répondit Olympe d'un ton plus sec encore.
- Eh bien! Olympe, le roi est devenu amoureux de ma femme, et certains amis (on en a toujours de ce genre), ont pris à tâche de faire réussir cette inclination du roi pour Mme de Mailly.
- Mme de Mailly ne vous aime donc pas, monsieur? répondit Olympe visiblement intriguée par ce préambule, et qui cependant avait hâte d'arriver au dénouement.
- Non, dit Mailly, elle ne m'aime pas, Olympe, vous avez dit le mot, mais c'est ma femme, et elle porte mon nom.
- Eh bien! après? demanda Olympe avec une certaine inquiétude.
- Attendez, je vous prie ...
- C'est que ...
- Vous voudriez peut-être que notre entretien eût lieu chez vous? Je le préférerais aussi, Olympe, mais il ne se peut remettre.
- Ah! fit Olympe ramenée à ses premières craintes.
- Je poursuis. Voilà donc le roi qui menace ma femme, et qui me fait nommer à l'ambassade de Vienne, ainsi que vous le disait hier M. de Pecquigny.
- Et cela, n'est-ce pas, pour vous éloigner de votre femme.
- Oui, mais j'ai refusé.
- C'est d'un excellent époux.
- Ne vous hâtez pas de juger la cause de mon refus, Olympe.
- Oh! mon Dieu! vous avez refusé par délicatesse conjugale pour Mme de Mailly.
- Non, Olympe. J'ai refusé par amour pour vous.
- Oh! monsieur!
- Attendez, Olympe, je vais vous en fournir la preuve; mais avant, jurez-moi que vous me répondrez avec la plus complète franchise?
- Inutile de vous le jurer, monsieur; je voudrais agir autrement que je ne le pourrais pas. Je n'ai jamais trompé.
- Bien. Ce n'est donc que par amour pour vous que j'ai refusé l'ambassade. Elle m'éloignerait de vous, Olympe, et voilà justement que le roi, non content de menacer ma femme, vient encore menacer ma maîtresse!
Olympe secoua la tête.
- Oh! ne dites pas non, Olympe! C'est prouvé: on vient de me rapporter tout à l'heure que le roi vous a trouvée belle, mais désirable, et à cette heure-ci des tentatives se négocient à la fois contre mon honneur et contre mon bonheur. Olympe, je m'adresse à votre loyauté; hélas! j'aimerais mieux dire que je m'adresse à votre amour.
- Parlez, monsieur, dit froidement Olympe.
- Je sais bien que vous n'avez pas un grand fond de tendresse pour moi, chère Olympe, et que si vous m'êtes restée fidèle, c'a été par probité pure; mais vous savez si bien que je vous aime plus que tout; vous l'avez si bien éprouvé, que je ne vous fatiguerai pas de mes redites; c'est maintenant à vous de prononcer; vous allez décider du sort de ma vie entière; car, il faut l'avouer, cette séparation que j'ai prise si légèrement, il y a une année, est devenue aujourd'hui pour moi une chose impossible, une chose mortelle. Sans vous, Olympe, rien ne me plaît plus en ce monde. Olympe, jurez-moi que vous ne serez pas au roi!
Olympe fit un mouvement.
- Jurez-moi cela, continua Mailly, et je vais faire pour vous ce que jamais homme n'a fait pour sa maîtresse: je vais cesser de défendre ma femme contre le roi. Imitant ces Arabes chargés de butin, qui, poursuivis, laissent tomber leurs richesses les moins précieuses pour retarder l'ennemi qui les ramasse, j'abandonnerai au roi ma femme et mon honneur, trop heureux de vous sauver, vous, si vous voulez m'y aider un peu. Alors deux partis se présenteront à moi: ou vous partirez avec moi, Olympe, et j'accepterai l'ambassade, ou vous resterez, et alors je refuserai pour rester avec vous. J'aurai, comme vous le voyez, perdu à la fois ma femme et ma faveur. Le roi, qui me pardonnerait si j'acceptais une compensation, saura bien se venger de moi si je le laisse se déshonorer tout seul. Vous m'avez entendu, Olympe; prenez quelques minutes pour réfléchir, si votre cœur ne vous suggère pas une réponse immédiate, et fixez-moi sur ce que je dois attendre de vous.
Il y avait tant d'amour vrai, tant d'humble résignation dans les paroles du comte; son maintien embarrassé trahissait tant de noblesse et d'émotion contenue, que Mlle de Clèves, outre sa situation particulière, éprouva un embarras semblable à un remords. Cependant, elle était trop généreuse elle-même pour manquer longtemps de résolution dans une si critique conjoncture.
- Monsieur le comte, dit-elle, je ne serai jamais au roi.
- Oh! s'écria Mailly au comble de la joie, une parole donnée par l'honnête femme que vous êtes, Olympe, c'est plus sacré qu'un serment. Vous ne serez jamais au roi, merci. Vous ne serez donc qu'à moi. Voyons. Oh! que vous êtes bonne, Olympe! Faut-il que j'accepte l'ambassade, et nous partirons ensemble? Quel bonheur! Ou bien tenez-vous à votre Paris, chère belle, et me procurerez-vous le bonheur de vous faire un sacrifice complet, en refusant l'ambassade et en me faisant disgracier?
- Monsieur le comte, répondit Olympe, qui, après avoir hésité un moment, pesait toutes les paroles dont elle sentait si bien le poids, n'acceptez pas l'ambassade: c'est plus noble pour vous, et défendez votre femme, qui porte votre nom.
- Mais vous, alors, s'écria Mailly, surpris de cette réponse; vous sur qui sont portées toutes les attaques du roi?
- Oh! moi, je serai bien défendue, répondit courageusement Olympe.
- Comment, défendue?
- Oui, monsieur de Mailly, la femme qui aime n'est jamais prise que par son amant.
Mailly changea de couleur.
Il connaissait Olympe, il ne se sentait pas assez aimé d'elle pour qu'elle lui dît de pareilles douceurs.
- Olympe, Olympe, vous aimez quelqu'un! dit le comte tout en quêtant le sourire que lui-même essayait tristement.
- J'aime, monsieur, et je suis engagée.
- Engagée à quoi?
- à me marier.
- Mais depuis quand?
- Depuis deux heures.
- Olympe! s'écria Mailly, que dites-vous là?
- Je dis que ce soir, monsieur le comte, je me marie avec l'homme que j'aime.
Le comte pâlit et faillit perdre connaissance. Il étouffait.
- Et quel est donc cet homme que vous aimez sans que je le sache, Olympe?
- Vous vous trompez, monsieur, vous savez que je l'aime.
- Mais avec moi, Olympe, vous n'avez aimé qu'un seul homme, et c'est...
La porte de la loge, en s'ouvrant, interrompit le comte, et Bannière parut au seuil, tout empressé, tout rayonnant, tout transfiguré.
Le comte recula, comme s'il eût aperçu un spectre.

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