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Chapitre XXXVII
Troisième journée de voyage

Chicot ne s'enfuyait avec cette mollesse que parce qu'il était à Etampes, c'est-à-dire dans une ville, au milieu d'une population, sous la sauvegarde d'une certaine quantité de magistrats qui, à sa première réquisition, eussent donné cours à la justice, et eussent arrêté M. de Guise lui-même.
Ses assaillants comprirent admirablement leur fausse position.
Aussi l'officier, on l'a vu, au risque de laisser fuir Chicot, défendit à ses soldats l'usage des armes bruyantes.
Ce fut pour la même raison qu'il s'abstint de poursuivre Chicot, qui eût, au premier pas qu'on eût fait sur ses traces, poussé des cris à réveiller toute la ville.
La petite troupe, réduite d'un tiers, s'enveloppa dans l'ombre, abandonnant, pour se moins compromettre, les deux morts, et en laissant leurs épées auprès d'eux, pour qu'on supposât qu'ils s'étaient entre-tués.
Chicot chercha, mais en vain, dans le quartier, ses marchands et leurs commis.
Puis, comme il supposait bien que ceux à qui il avait eu affaire, voyant leur coup manqué, n'avaient garde de rester dans la ville, il pensa qu'il était de bonne guerre à lui d'y rester.
Il y eut plus : après avoir fait un détour, et, de l'angle d'une rue voisine, avoir entendu s'éloigner le pas des chevaux, il eut l'audace de revenir à l'hôtellerie.
Il y retrouva l'hôte, qui n'avait pas encore repris son sang-froid et qui le laissa seller son cheval dans l'écurie, en le regardant avec le même ébahissement qu'il eût fait pour un fantôme.
Chicot profita de cette stupeur bienveillante pour ne pas payer sa dépense, que de son côté l'hôte se garda bien de réclamer.
Puis il alla achever sa nuit dans la grande salle d'une autre hôtellerie, au milieu de tous les buveurs, lesquels étaient bien loin de se douter que ce grand inconnu, au visage souriant et à l'air gracieux, tout en manquant d'être tué, venait de tuer deux hommes.
Le point du jour le trouva sur la route, en proie à des inquiétudes qui grandissaient d'instant en instant. Deux tentatives avaient échoué heureusement ; une troisième pouvait lui être funeste.
A ce moment il eût composé avec tous les Guisards, quitte à leur conter les bourdes qu'il savait si bien inventer.
Un bouquet de bois lui donnait des appréhensions difficiles à décrire ; un fossé lui faisait courir des frissons par tout le corps ; une muraille un peu haute était sur le point de le faire retourner en arrière.
De temps en temps il se promettait, une fois à Orléans, d'envoyer au roi un courrier pour demander de ville en ville une escorte.
Mais comme jusqu'à Orléans la route fut déserte et parfaitement sûre, Chicot pensa qu'il aurait inutilement l'air d'un poltron, que le roi perdrait sa bonne opinion de Chicot, et qu'une escorte serait bien gênante ; d'ailleurs cent fossés, cinquante haies, vingt murs, dix taillis avalent déjà été passés sans que le moindre objet suspect se fût montré sous les branches ou sur les pierres.
Mais, après Orléans, Chicot sentit ses terreurs redoubler ; quatre heures approchaient, c'est-à-dire le soir. La route était fourrée comme un bois, elle montait comme une échelle ; le voyageur, se détachant sur le chemin grisâtre, apparaissait pareil au More d'une cible, à quiconque se fût senti le désir de lui envoyer une balle d'arquebuse.
Tout à coup Chicot entendit au loin un certain bruit semblable au roulement que font sur la terre sèche des chevaux qui galopent.
Il se retourna, et au bas de la côte dont il avait atteint la moitié, il vit des cavaliers montant à toute bride.
Il les compta ; ils étalent sept.
Quatre avaient des mousquets sur l'épaule.
Le soleil couchant tirait de chaque canon un long éclat d'un rouge de sang.
Les chevaux de ces cavaliers gagnaient beaucoup sur le cheval de Chicot. Chicot d'ailleurs ne se souciait pas d'engager une lutte de rapidité, dont le résultat eût été de diminuer ses ressources en cas d'attaque.
Il fit seulement marcher son cheval en zigzags, pour enlever aux arquebusiers la fixité du point de mire.
Ce n'était point sans une profonde intelligence de l'arquebuse en général, et des arquebusiers en particulier, que Chicot employait cette manoeuvre : car au moment où les cavaliers se trouvaient à cinquante pas de lui, il fut salué par quatre coups qui, suivant la direction dans laquelle tiraient les cavaliers, passèrent droit au-dessus de sa tête.
Chicot s'attendait, comme on l'a vu, à ces quatre coups d'arquebuse ; aussi avait-il fait son plan d'avance. En entendant siffler les balles, il abandonna les rênes et se laissa glisser à bas de son cheval. Il avait eu la précaution de tirer son épée du fourreau et tenait à la main gauche une dague tranchante comme un rasoir, et pointue comme une aiguille.
Il tomba donc, disons-nous, et cela, de telle façon que ses jambes fussent des ressorts pliés, mais prêts à se détendre ; en même temps, grâce à la position ménagée dans la chute, sa tête se trouvait garantie par le poitrail de son cheval.
Un cri de joie partit du groupe des cavaliers qui, en voyant tomber Chicot, crurent Chicot mort.
« Je vous le disais bien, imbéciles, dit en accourant au galop un homme masqué ; vous avez tout manqué, parce qu'on n'a pas suivi mes ordres à la lettre. Cette fois le voici à bas : mort ou vif, qu'on le fouille, et s'il bouge, qu'on l'achève.
- Oui, monsieur », répliqua respectueusement un des hommes de la foule.
Et chacun mit pied à terre, à l'exception d'un soldat qui réunit toutes les brides et garda tous les chevaux.
Chicot n'était pas précisément un homme pieux ; mais, dans un pareil moment, il songea qu'il y a un Dieu, que ce Dieu lui ouvrait les bras, et qu'avant cinq minutes peut-être le pécheur serait devant son juge.
Il marmotta quelque sombre et fervente prière qui fut certainement entendue là-haut.
Deux hommes s'approchèrent de Chicot ; tous deux avaient l'épée à la main.
On voyait bien que Chicot n'était pas mort, à la façon dont il gémissait.
Comme il ne bougeait pas et ne s'apprêtait en rien à se défendre, le plus zélé des deux eut l'imprudence de s'approcher à portée de la main gauche ; aussitôt la dague, poussée comme par un ressort, entra dans sa gorge, où la coquille s'imprima comme sur de la cire molle. En même temps la moitié de l'épée que tenait la main droite de Chicot disparut dans les reins du second cavalier qui voulait fuir.
« Tudieu ! cria le chef, il y a trahison : chargez les arquebuses ; le drôle est bien vivant encore.
- Certes, oui, je suis encore vivant », dit Chicot, dont les yeux lancèrent des éclairs ; et, prompt comme la pensée, il se jeta sur le cavalier chef, lui portant la pointe au masque.
Mais déjà deux soldats le tenaient enveloppé : il se retourna, ouvrit une cuisse d'un large coup d'épée et fut dégagé.
« Enfants ! enfants ! cria le chef, les arquebuses, mordieu !
- Avant que les arquebuses soient prêtes, dit Chicot, je t'aurai ouvert les entrailles, brigand, et j'aurai coupé les cordons de ton masque afin que je sache qui tu es.
- Tenez ferme, monsieur, tenez ferme, et je vous garderai », dit une voix qui fit à Chicot l'effet de descendre du ciel.
C'était la voix d'un beau jeune homme, monté sur un bon cheval noir. Il avait deux pistolets à la main et criait à Chicot :
« Baissez-vous, baissez-vous, morbleu ! mais baissez-vous donc ! »
Chicot obéit.
Un coup de pistolet partit, et un homme roula aux pieds de Chicot, en laissant échapper son épée.
Cependant les chevaux se battaient ; les trois cavaliers survivants voulaient reprendre les étriers, et n'y parvenaient pas ; le jeune homme tira, au milieu de cette mêlée, un second coup de pistolet qui abattit encore un homme.
« Deux à deux, dit Chicot ; généreux sauveur, prenez le vôtre, voici le mien. »
Et il fondit sur le cavalier masqué, qui, frémissant de rage ou de peur, lui tint tête cependant comme un homme exercé au manlement des armes.
De son côté, le jeune homme avait saisi à bras-le-corps son ennemi, l'avait terrassé sans même mettre l'épée à la main et le garrottait avec son ceinturon, comme une brebis à l'abattoir.
Chicot, en se voyant en face d'un seul adversaire, reprenait son sang-froid et par conséquent sa supériorité.
Il poussa rudement son ennemi, qui était doué d'une corpulence assez ample, l'accula au fossé de la route, et, sur une feinte maniement de seconde, lui porta un coup de pointe au milieu des côtes.
L'homme tomba.
Chicot mit le pied sur l'épée du vaincu pour qu'il ne pût la ressaisir, et de son poignard coupant les cordons du masque :
« Monsieur de Mayenne !... dit-il ; ventre de biche ! je m'en doutais. »
Le duc ne répondait pas ; il était évanoui, moitié de la perte de son sang, moitié du poids de la chute.
Chicot se gratta le nez, selon son habitude lorsqu'il avait à faire quelque acte de haute gravité ; puis, après la réflexion d'une demi minute, il retroussa sa manche, prit sa large dague, et s'approcha du duc pour lui trancher purement et simplement la tête.
Mais alors il sentit un bras de fer qui étreignait le sien, et entendit une voix qui lui disait :
« Tout beau, monsieur ! on ne tue pas un ennemi à` terre.
- Jeune homme, répondit Chicot, vous m'avez sauvé la vie, c'est vrai : je vous en remercie de tout mon coeur ; mais acceptez une petite leçon fort utile en ces temps de dégradation morale où nous vivons. Quand un homme a subi en trois jours trois attaques, lorsqu'il a couru trois fois risque de la vie, lorsqu'il est tout chaud encore du sang d'ennemis qui lui ont tiré de loin, sans provocation aucune de sa part, quatre coups d'arquebuse, comme ils eussent fait à un loup enragé, alors, jeune homme, ce vaillant, permettez-moi de le dire, peut hardiment faire ce que je vais faire. »
Et Chicot reprit le cou de son ennemi pour achever son opération.
Mais cette fois encore le jeune homme l'arrêta.
« Vous ne le ferez pas, monsieur, dit-il, tant que je serai là, du moins. On ne verse pas ainsi tout entier un sang comme celui qui sort de la blessure que vous avez déjà faite.
- Bah ! dit Chicot avec surprise ; vous connaissez ce misérable ?
- Ce misérable est M. le duc de Mayenne, prince égal en grandeur à bien des rois.
- Raison de plus..., dit Chicot d'une voix sombre. Mais vous, qui êtes-vous ?
- Je suis celui qui vous a sauvé la vie, monsieur, répondit froidement le jeune homme.
- Et qui, vers Charenton, m'a, si je ne me trompe, remis une lettre du roi, voici tantôt trois jours ?
- Précisément.
- Alors vous êtes au service du roi, monsieur ?
- J'ai cet honneur, répondit le jeune homme en s'inclinant.
- Et, étant au service du roi, vous ménagez M. de Mayenne ? Mordieu ! monsieur, permettez-moi de vous le dire, ce n'est pas d'un bon serviteur.
- Je crois, au contraire, que c'est moi qui suis le bon serviteur du roi en ce moment.
- Peut-être, fit tristement Chicot, peut-être ; mais ce n'est pas le moment de philosopher. Comment vous nomme-t-on ?
- Ernauton de Carmainges, monsieur.
- Eh bien, monsieur Ernauton, qu'allons-nous faire de cette charogne égale en grandeur à tous les rois de la terre ? car, moi, je tire au large, je vous en avertis.
- Je veillerai sur M. de Mayenne, monsieur.
- Et le compagnon qui écoute là-bas, qu'en faites-vous ?
- Le pauvre diable n'entend rien ; je l'ai serré trop fort, à ce que je pense, et il s'est évanoui.
- Allons, monsieur de Carmainges, vous avez sauvé ma vie aujourd'hui, mais vous la compromettez furieusement pour plus tard.
- Je fais mon devoir aujourd'hui, Dieu pourvoira au futur.
- Qu'il soit donc fait ainsi que vous le désirez. D'ailleurs, je répugne à tuer cet homme sans défense, quoique cet homme soit mon plus cruel ennemi. Ainsi donc, adieu, monsieur ! »
Et Chicot serra la main d'Ernauton.
« Il a peut-être raison », se dit-il en s'éloignant pour reprendre son cheval.
Puis, revenant sur ses pas :
« Au fait, dit-il, vous avez là sept bons chevaux : je crois en avoir gagné quatre pour ma part ; aidez-moi donc à en choisir... Vous y connaissez-vous ?
- Prenez le mien, répondit Ernauton, je sais ce qu'il peut faire.
- Oh ! c'est trop de générosité, gardez-le pour vous.
- Non, je n'ai pas autant besoin que vous de marcher vite. »
Chicot ne se fit pas prier ; il enfourcha le cheval d'Ernauton et disparut.

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