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Chapitre LVI
Ce qui se passait au Louvre vers le même temps à peu près où Chicot entrait dans la ville de Nérac

La nécessité où nous nous sommes trouvés de suivre notre ami Chicot jusqu'au bout de sa mission nous a un peu longuement, nous en demandons bien pardon à nos lecteurs, écarté du Louvre.
Il ne serait cependant pas juste d'oublier plus longtemps et le détail des suites de l'entreprise de Vincennes, et celui qui en avait été l'objet.
Le roi, après avoir passé si bravement devant le danger, avait éprouvé cette émotion rétrospective que ressentent parfois les coeurs les plus forts, lorsque le danger est loin ; il était donc rentré au Louvre sans rien dire ; il avait fait ses prières un peu plus longues que d'habitude ; et une fois livré à Dieu, il avait oublié de remercier, tant sa ferveur était grande, les officiers si vigilants et les gardes si dévoués qui l'avaient aidé à sortir du péril.
Puis il se mit au lit, étonnant ses valets de chambre par la rapidité avec laquelle il fit sa toilette ; on eût dit qu'il avait hâte de dormir pour retrouver le lendemain ses idées plus fraîches et plus lucides.
Aussi d'Epernon, qui était resté dans la chambre du roi le dernier de tous, attendant toujours un remerciement, en sortit-il de fort mauvaise humeur, voyant que le remerciement n'était point venu.
Et Loignac, debout près de la portière de velours, voyant que M. d'Epernon passait sans souffler mot, se retourna-t-il brusquement vers les Quarante-Cinq en leur disant :
« Le roi n'a plus besoin de vous, messieurs, allez vous coucher. »
A deux heures du matin, tout le monde dormait au Louvre.
Le secret de l'aventure avait été fidèlement gardé et n'avait transpiré nulle part. Les bons bourgeois de Paris ronflaient donc consciencieusement, sans se douter qu'ils avaient touché du bout du doigt à l'avènement au trône d'une dynastie nouvelle.
M. d'Epernon se fit débotter sur-le-champ, et au lieu de courir la ville, comme il en avait l'habitude, avec une trentaine de cavaliers, il suivit l'exemple que lui avait donné son illustre maître en se mettant au lit sans adresser la parole à personne.
Le seul Loignac qui, pareil au justum et tenacem d'Horace, n'eût pas été distrait de ses devoirs par la chute du monde, le seul Loignac visita les postes des Suisses et des gardes françaises qui faisaient leur service avec régularité, mais sans excès de zèle.
Trois légères infractions aux lois de la discipline furent punies cette nuit-là comme des fautes graves.
Le lendemain Henri, dont tant de gens attendaient le réveil avec impatience, pour savoir à quoi s'en tenir sur ce qu'ils devaient espérer de lui, le lendemain Henri prit quatre bouillons dans son lit au lieu de deux, qu'il avait l'habitude de prendre, et fit prévenir M. d'O et M. de Villequier qu'ils eussent à venir travailler dans sa chambre à la rédaction d'un nouvel édit de finances.
La reine reçut avis de dîner seule, et, comme elle faisait témoigner par un gentilhomme quelque inquiétude pour la santé de Sa Majesté, Henri daigna répondre que le soir il recevrait les dames et ferait la collation dans son cabinet.
Même réponse fut faite à un gentilhomme de la reine mère, qui, depuis deux ans retirée en son hôtel de Soissons, envoyait cependant chaque jour prendre des nouvelles de son fils.
MM. les secrétaires d'Etat se regardèrent avec inquiétude. Le roi était ce matin-là distrait au point que leurs énormités en matière d'exactions n'arrachèrent même pas un sourire à Sa Majesté.
Or, la distraction d'un roi est surtout inquiétante pour des secrétaires d'Etat.
Mais, en échange, Henri jouait avec master Love, lui disant, chaque fois que l'animal serrait ses doigts effilés entre ses petites dents blanches :
« Ah ! ah ! rebelle ; tu me veux mordre aussi, toi ? ah ! ah ! petit chien, tu t'attaques aussi à ton roi ? mais tout le monde s'en mêle donc aujourd'hui ! »
Puis Henri, avec autant d'efforts apparents qu'Hercule, fils d'Alcmène, en fit pour dompter le lion de Némée, Henri domptait ce monstre gros comme le poing tout en lui disant avec une satisfaction indicible :
« Vaincu, master Love, vaincu, infâme ligueur de master Love, vaincu ! vaincu ! ! vaincu ! ! ! »
Ce fut tout ce que MM. d'O et de Villequier, ces deux grands diplomates qui croyaient qu'aucun secret humain ne devait leur échapper, purent saisir au passage. A part ces apostrophes à master Love, Henri était demeuré parfaitement silencieux.
Il eut à signer, il signa ; il eut à écouter, il écouta en fermant les yeux avec tant de naturel, qu'il fut impossible de savoir s'il écoutait ou dormait.
Enfin trois heures de l'après-midi sonnèrent.
Le roi fit appeler M. d'Epernon.
On lui répondit que le duc passait la revue des chevau-légers.
Il demanda Loignac.
On lui répondit que Loignac essayait des chevaux limousins.
On s'attendait à voir le roi contrarié de ce double échec que venait de subir sa volonté ; pas du tout : contre l'attente générale, le roi, de l'air le plus dégagé du monde, se mit à siffloter une fanfare de chasse, distraction à laquelle il ne se livrait que lorsqu'il était parfaitement satisfait de lui.
Il était évident que toute l'envie que le roi avait eue de se taire depuis le matin se changeait en une démangeaison croissante de parler.
Cette démangeaison finit par devenir un besoin irrésistible ; mais le roi, n'ayant personne, fut obligé de parler tout seul.
Il demanda son goûter, et, pendant qu'il goûtait, se fit faire une lecture édifiante qu'il interrompit pour dire au lecteur :
« C'est Plutarque, n'est-ce pas, qui a écrit la vie de Sylla ? »
Le lecteur, qui lisait du sacré, et que l'on interrompait par une question profane, se retourna avec étonnement du côté du roi.
Le roi répéta sa question.
« Oui, Sire, répondit le lecteur.
- Vous souvenez-vous de ce passage où l'historien raconte que le dictateur évita la mort ? »
Le lecteur hésita.
« Non pas, Sire, précisément, dit-il ; il y a fort longtemps que je n'ai lu Plutarque. »
En ce moment on annonça Son Eminence le cardinal de Joyeuse.
« Ah ! justement, s'écria le roi, voici un savant homme, notre ami ; il va nous dire cela sans hésiter, lui.
- Sire, dit le cardinal, serais-je assez heureux pour arriver à propos ? c'est chose rare en ce monde.
- Ma foi, oui ; vous avez entendu ma question ?
- Votre Majesté demandait, je crois, de quelle façon et en quelle circonstance le dictateur Sylla échappa à la mort ?
- Justement. Pouvez-vous y répondre, cardinal ?
- Rien de plus facile, Sire.
- Tant mieux.
- Sylla, qui fit tuer tant d'hommes, Sire, ne risqua jamais perdre la vie que dans les combats : Votre Majesté faisait-elle allusion à un combat ?
- Oui ; et dans un des combats qu'il livra, je crois me rappeler qu'il vit la mort de très près. Ouvrez un Plutarque, s'il vous plaît, cardinal ; il doit y en avoir un là, traduit par ce bon Amyot, et lisez-moi ce passage de la vie du Romain, où il échappa, grâce à la vitesse de son cheval blanc, aux javelines de ses ennemis.
- Sire, il n'est point besoin d'ouvrir Plutarque pour cela ; l'événement eut lieu dans le combat qu'il livra à Télésinus le Samnite, et à Lamponius le Lucanien.
- Vous devez savoir cela mieux que personne, mon cher cardinal, vous êtes si savant !
- Votre Majesté est vraiment trop bonne pour moi, répondit le cardinal en s'inclinant.
- Maintenant, dit le roi après une courte pause, maintenant, expliquez-moi comment le lion romain, qui était si cruel, ne fut jamais inquiété par ses ennemis ?
- Sire, dit le cardinal, je répondrai à Votre Majesté par un mot de ce même Plutarque.
- Répondez, Joyeuse, répondez.
- Carbon, l'ennemi de Sylla, disait souvent : "J'ai à combattre tout à la fois un lion et un renard qui habitent dans l'âme de Sylla ; mais c'est le renard qui me donne la plus grande peine.''
- Ah ! oui-da, répondit Henri rêveur, c'était le renard ?
- Plutarque le dit, Sire.
- Et il a raison, fit le roi, il a raison, cardinal. Mais à propos de combat, avez-vous reçu des nouvelles de votre frère ?
- Duquel, Sire ? Votre Majesté sait que j'en ai quatre.
- Du duc d'Arques, mon ami, enfin.
- Pas encore, Sire.
- Pourvu que M. le duc d'Anjou, qui jusqu'ici a si bien su se faire le renard, sache maintenant faire un peu le lion ! » dit le roi.
Le cardinal ne répondit point, car, cette fois, Plutarque ne lui était d'aucun secours ; il craignait, en adroit courtisan, de répondre désagréablement au roi en répondant agréablement pour le duc d'Anjou.
Henri, voyant que le cardinal gardait le silence, en revint à ses batailles avec master Love ; puis, tout en faisant signe au cardinal de rester, il se leva, s'habilla somptueusement, et passa dans son cabinet où sa cour l'attendait.
C'est surtout à la cour que l'on sent, avec le même instinct que l'on retrouve chez les montagnards, c'est surtout à la cour que l'on sent l'approche ou la fin des orages : sans que nul eût parlé, sans que nul eût encore aperçu le roi, tout le monde était disposé selon la circonstance.
Les deux reines étaient visiblement inquiètes.
Catherine, pâle et anxieuse, saluait beaucoup et parlait d'une manière brève et saccadée.
Louise de Vaudemont ne regardait personne et n'écoutait rien.
Il y avait des moments où la pauvre jeune femme avait l'air de perdre la raison.
Le roi entra.
Il avait l'oeil vif et le teint rose : on pouvait lire sur son visage une apparence de bonne humeur qui produisit sur tous ces visages mornes, qui attendaient l'apparition du sien, l'effet que produit un coup de soleil sur les bosquets jaunis par l'automne.
Tout fut doré, empourpré à l'instant même ; en une seconde tout rayonna.
Henri baisa la main de sa mère et celle de sa femme avec la même galanterie que s'il eût été encore duc d'Anjou. Il adressa mille flatteuses politesses aux dames qui n'étaient plus habituées à des retours de cette sorte, et alla même jusqu'à leur offrir des dragées.
« On était inquiet de votre santé, mon fils, dit Catherine regardant le roi avec une attention particulière, comme pour s'assurer que ce teint n'était pas du fard, que cette belle humeur n'était pas un masque.
- Et l'on avait tort, madame, répondit le roi ; je ne me suis jamais mieux porté. »
Et il accompagna ces paroles d'un sourire qui passa sur toutes les bouches.
« Et à quelle heureuse influence, mon fils, demanda Catherine avec une inquiétude mal déguisée, devez-vous cette amélioration dans votre santé ?
- A ce que j'ai beaucoup ri, madame », répondit le roi.
Tout le monde se regarda avec un si profond étonnement, qu'il semblait que le roi venait de dire une énormité « Beaucoup ri ! Vous pouvez beaucoup rire, mon fils ? fit Catherine avec sa mine austère, alors vous êtes           bien heureux.
- Voilà cependant comme je suis, madame.
- Et à quel propos vous êtes-vous laissé aller à une pareille hilarité ?
- Il faut vous dire, ma mère, qu'hier soir j'étais allé au bois de Vincennes.
- Je l'ai su.
- Ah ! vous l'avez su ?
- Oui, mon fils : tout ce qui vous touche m'importe ; je ne vous apprends rien de nouveau.
- Non, sans doute ; j'étais donc allé au bois de Vincennes, lorsqu'au retour, mes éclaireurs me signalèrent une armée ennemie dont les mousquets brillaient sur la route.
- Une armée ennemie sur la route de Vincennes ?
- Oui, ma mère.
- Et où cela ?
- En face de la piscine des Jacobins, près de la maison de notre bonne cousine.
- Près de la maison de Mme de Montpensier ! s'écria Louise de Vaudemont.
- Précisément ; oui, madame, près de Bel-Esbat ; j'approchai bravement pour livrer bataille, et j'aperçus...
- Mon Dieu ! continuez, Sire, fit la reine véritablement inquiète.
- Oh ! rassurez-vous, madame. »
Catherine attendait avec anxiété ; mais ni une parole ni un geste ne trahissait son inquiétude.
« J'aperçus, continua le roi, un prieuré tout entier, de bons moines qui me présentaient les armes avec de belliqueuses acclamations. »
Le cardinal de Joyeuse se mit à rire : toute la cour renchérit aussitôt sur cette manifestation.
« Oh ! dit le roi, riez, riez, vous avez raison, car il en sera parlé longtemps ; j'ai en France plus de dix mille moines dont je ferai au besoin dix mille mousquetaires, alors je créerai une charge de grand maître des mousquetaires tonsurés de Sa Majesté très chrétienne, et je vous la donnerai, cardinal.
- Sire, j'accepte ; tous les services me seront bons, pourvu qu'ils agréent à Votre Majesté. »
Pendant le colloque du roi et du cardinal, les dames s'étaient levées selon l'étiquette du temps, et une à une, après avoir salué le roi, elles quittaient la chambre ; la reine les suivit avec ses dames d'honneur.
La reine mère demeura seule ; il y avait dans la gaieté insolite du roi un mystère qu'elle voulait approfondir.
« Ah ! cardinal, dit tout à coup le roi au prélat qui se préparait à partir, voyant la reine mère rester et devinant qu'elle voulait parler à son fils ; à propos, que devient donc votre frère du Bouchage ?
- Mais, Sire, je ne sais pas.
- Comment, vous ne savez pas ?
- Non ; je le vois à peine, ou plutôt je ne le vois plus », répliqua le cardinal.
Une voix grave et triste résonna au fond de l'appartement.
« Me voici, Sire, dit cette voix.
- Eh ! c'est lui ! s'écria Henri ; approchez, comte, approchez. »
Le jeune homme obéit.
« Eh ! vive Dieu ! dit le roi en le regardant avec étonnement, sur ma foi de gentilhomme, ce n'est plus un corps, c'est une ombre qui marche.
- Sire, il travaille beaucoup », balbutia le cardinal, stupéfait lui-même du changement que huit jours avaient apporté dans le maintien et sur le visage de son frère.
En effet, du Bouchage était pâle comme une statue de cire, et son corps, sous la soie et la broderie, participait de la roideur et de la ténuité des ombres.
« Venez çà, jeune homme, lui dit le roi, venez. Merci, cardinal, de votre citation de Plutarque ; en pareille occasion, je vous promets de recourir toujours à vous. »
Le cardinal devina que le roi désirait rester seul avec Henri, et s'esquiva légèrement.
Le roi le vit partir du coin de l'oeil, et ramena son regard sur sa mère, laquelle demeurait immobile.
Il ne restait plus dans le salon que la reine mère, M. d'Epernon qui lui faisait mille civilités, et du Bouchage.
A la porte se tenait Loignac, moitié courtisan, moitié soldat, faisant son service plutôt qu'autre chose.
Le roi s'assit et fit signe à du Bouchage d'approcher de lui.
« Comte, lui dit-il, pourquoi vous cachez-vous ainsi derrière les dames, ne savez-vous point que j'ai plaisir à vous voir ?
- Ce m'est un honneur bien grand que cette bonne parole, Sire, répondit le jeune homme en s'inclinant avec un profond respect.
- Alors, comte, d'où vient donc qu'on ne vous voit plus au Louvre ?
- On ne me voit plus, Sire ?
- Non, en vérité, et je m'en plaignais à votre frère le cardinal, qui est encore plus savant que je ne croyais.
- Si Votre Majesté ne me voit pas, dit Henri, c'est qu'elle n'a pas daigné jeter les yeux sur le coin de ce cabinet ; Sire, j'y suis tous les jours à la même heure quand le roi paraît. J'assiste de même régulièrement au lever de Sa Majesté, et je la salue encore respectueusement quand elle sort du conseil. Jamais je n'y ai manqué, et jamais je n'y manquerai, tant que je pourrai me tenir debout, car c'est un devoir sacré pour moi.
- Et c'est cela qui te rend si triste ? dit amicalement Henri.
- Oh ! Votre Majesté ne le pense pas.
- Non, ton frère et toi, vous m'aimez.
- Sire !
- Et je vous aime aussi. A propos, tu sais que ce pauvre Anne m'a écrit de Dieppe.
- Je l'ignorais, Sire.
- Oui, mais tu n'ignores pas qu'il était désolé de partir.
- Il m'a avoué ses regrets de quitter Paris.
- Oui, mais sais-tu ce qu'il m'a dit ? c'est qu'il existait un homme qui eût regretté Paris bien davantage, et que si cet ordre te fût arrivé à toi, tu serais mort.
- Peut-être, Sire.
- Il m'a dit plus, car il dit beaucoup de choses, ton frère, quand il ne boude point toutefois ; il m'a dit que le cas échéant, tu m'eusses désobéi ; est-ce vrai ?
- Sire, Votre Majesté a eu raison de mettre ma mort avant ma désobéissance.
- Mais enfin, si tu n'étais pas mort cependant de douleur à l'ordre de ce départ ?
- Sire, c'eût été une plus terrible souffrance pour moi de désobéir que de mourir ; et cependant, ajouta le jeune homme en baissant son front pâle comme pour cacher son embarras, j'eusse désobéi. »
Le roi se croisa les bras et regarda Joyeuse.
« Ah çà, dit-il, mais tu es un peu fou, ce me semble, mon pauvre comte. »
Le jeune homme sourit tristement.
« Oh ! je le suis tout à fait, Sire, dit-il, et Votre Majesté a tort de ménager les termes à mon endroit.
- Alors, c'est sérieux, mon ami. »
Joyeuse étouffa un soupir.
« Raconte-moi cela. Voyons ? »
Le jeune homme poussa l'héroïsme jusqu'au sourire.
« Un grand roi comme vous êtes, Sire, ne peut s'abaisser jusqu'à de pareilles confidences.
- Si fait, Henri, si fait, dit le roi ; parle, raconte, tu me distrairas.
- Sire, répondit le jeune homme avec fierté, Votre Majesté se trompe ; je dois le dire, il n'y a rien dans ma tristesse qui puisse distraire un noble coeur. »
Le roi prit la main du jeune homme :
« Allons, allons, dit-il, ne te fâche pas, du Bouchage ; tu sais que ton roi, lui aussi, a connu les douleurs d'un amour malheureux.
- Je le sais, oui, Sire, autrefois...
- Je compatis donc à tes souffrances.
- C'est trop de bonté de la part d'un roi.
- Non pas ; écoute, parce qu'il n'y avait rien au-dessus de moi, quand je souffris ce que tu souffres, que le pouvoir de Dieu, je n'ai pu m'aider de rien ; toi, au contraire, mon enfant, tu peux t'aider de moi.
- Sire !
- Et par conséquent, continua Henri avec une affectueuse tristesse, espérer de voir la fin de tes peines. »
Le jeune homme secoua la tête en signe de doute.
« Du Bouchage, dit Henri, tu seras heureux, ou je cesserai de m'appeler le roi de France.
- Heureux, moi ! hélas ! Sire, c'est chose impossible, dit le jeune homme avec un sourire mêlé d'une amertume inexprimable.
- Et pourquoi cela ?
- Parce que mon bonheur n'est pas de ce monde.
- Henri, insista le roi, votre frère, en partant, vous a recommandé à moi comme à un ami. Je veux, puisque vous ne consultez, sur ce que vous avez à faire, ni la sagesse de votre père, ni la science de votre frère le cardinal, je veux être pour vous un frère aîné. Voyons, soyez confiant, instruisez-moi. Je vous assure, du Bouchage, qu'à tout, excepté à la mort, ma puissance et mon affection pour vous trouveront un remède.
- Sire, répondit le jeune homme en se laissant glisser aux pieds du roi, Sire, ne me confondez point par l'expression d'une bonté à laquelle je ne puis répondre. Mon malheur est sans remède, car c'est mon malheur qui fait ma seule joie.
- Du Bouchage, vous êtes un fou, et vous vous tuerez de chimères : c'est moi qui vous le dis.
- Je le sais bien, Sire, répondit tranquillement le jeune homme.
- Mais enfin, s'écria le roi avec quelque impatience, est-ce un mariage que vous désirez faire, est-ce une influence que vous voulez exercer ?
- Sire, c'est de l'amour qu'il faut inspirer. Vous voyez que tout le monde est impuissant à me procurer cette faveur : moi seul je dois l'obtenir et l'obtenir pour moi seul.
- Alors pourquoi te désespérer ?
- Parce que je sens que je ne l'obtiendrai jamais, Sire.
- Essaie, essaie, mon enfant ; tu es riche, tu es jeune : quelle est la femme qui peut résister à la triple influence de la beauté, de l'amour et de la jeunesse ? Il n'y en a point, du Bouchage, il n'y en a point.
- Combien de gens à ma place béniraient Votre Majesté pour son indulgence excessive, pour sa faveur dont elle m'accable ! Etre aimé d'un roi comme Votre Majesté, c'est presque autant que d'être aimé de Dieu.
- Alors tu acceptes ? bien ! Ne dis rien, si tu tiens à être discret : je prendrai des informations, je ferai faire des démarches. Tu sais ce que j'ai fait pour ton frère ? j'en ferai autant pour toi : cent mille écus ne m'arrêteront pas. »
Du Bouchage saisit la main du roi et la colla sur ses lèvres.
« Qu'un jour Votre Majesté me demande mon sang, dit-il, et je le verserai jusqu'à la dernière goutte, pour lui prouver combien je lui suis reconnaissant de la protection que je refuse. »
Henri III tourna les talons avec dépit.
« En vérité, dit-il, ces Joyeuse sont plus entêtés que des Valois. En voilà un qui va m'apporter tous les jours sa mine longue et ses yeux cerclés de noir : comme ce sera réjouissant ! avec cela qu'il y a déjà trop de figures gaies à la cour !
- Oh ! Sire, qu'à cela ne tienne, s'écria le jeune homme, j'étendrai la fièvre sur mes joues, comme un fard joyeux, et tout le monde croira, en me voyant sourire, que je suis le plus heureux des hommes.
- Oui, mais moi, moi, je saurai le contraire, misérable entêté, et cette certitude m'attristera.
- Votre Majesté me permet-elle de me retirer ? demanda du Bouchage.
- Oui, mon enfant, va et tâche d'être homme. »
Le jeune homme baisa la main du roi, alla saluer la reine mère, passa fièrement devant d'Epernon, qui ne le saluait pas, et sortit.
A peine eut-il passé le seuil de la porte que le roi cria :
« Fermez, Nambu. »
Aussitôt l'huissier auquel cet ordre était adressé proclama dans l'antichambre que le roi ne recevait plus personne.
Alors Henri s'approcha du duc d'Epernon, et lui frappant sur l'épaule :
« La Valette, lui dit-il, tu feras faire ce soir à tes Quarante-Cinq une distribution d'argent, et tu leur donneras congé pour toute une nuit et un jour. Je veux qu'ils se réjouissent. Par la messe ! ils m'ont sauvé, les drôles, sauvé comme le cheval blanc de Sylla.
- Sauvé ? dit Catherine avec étonnement.
- Oui, ma mère.
- Sauvé de quoi ?
- Ah ! voilà ! demandez à d'Epernon.
- Je vous le demande à vous, c'est mieux encore, ce me semble ?
- Eh bien, madame, notre très chère cousine, la soeur de votre bon ami M. de Guise... Oh ! ne vous en défendez pas, c'est votre bon ami. »
Catherine sourit en femme qui dit : « Il ne comprendra jamais. »
Le roi vit le sourire, serra les lèvres et continua :
« La soeur de votre bon ami de Guise m'a fait tendre hier une embuscade.
- Une embuscade ?
- Oui, madame ; hier j'ai failli être arrêté, assassiné peut-être...
- Par M. de Guise ? s'écria Catherine.
- Vous n'y croyez pas ?
- Non, je l'avoue, dit Catherine.
- D'Epernon, mon ami, pour l'amour de Dieu, contez l'aventure tout au long à madame la reine mère. Si je parlais moi-même et qu'elle continuât à hausser les épaules comme elle les hausse, je me mettrais en colère, et, ma foi, je n'ai point de santé de reste. »
Puis se retournant vers Catherine :
« Adieu, madame, adieu ; chérissez M. de Guise tant qu'il vous plaira ; j'ai déjà fait rouer M. de Salcède, vous vous le rappelez ?
- Sans doute !
- Eh bien, que MM. de Guise fassent comme vous, qu'ils ne l'oublient pas. »
Cela dit, le roi haussa les épaules plus haut que sa mère ne les avait haussées, et rentra dans ses appartements, suivi de master Love, qui était forcé de courir pour le suivre.

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