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Chapitre LXXV
Un des souvenirs du duc d'Anjou

Le jeune homme, en rentrant, pu entendre le funeste éclat de rire du prince ; mais il n'avait point assez vécu auprès de Son Altesse pour connaître toutes les menaces renfermées dans une manifestation joyeuse du duc d'Anjou.
Il eût pu s'apercevoir aussi, au trouble de quelques physionomies qu'une conversation hostile avait été tenue par le duc en son absence et interrompue par son retour.
Mais Henri n'avait point assez de défiance pour deviner de quoi il s'agissait : nul n'était assez son ami pour le lui dire en présence du duc.
D'ailleurs, Aurilly faisait bonne garde, et le duc, qui sans aucun doute avait déjà à peu près arrêté son plan, retenait Henri près de sa personne, jusqu'à ce que tous les officiers présents à la conversation fussent éloignés.
Le duc avait fait quelques changements à la distribution des postes. Ainsi, quand il était seul, Henri avait jugé à propos de se faire centre puisqu'il était chef, et d'établir son quartier général dans la maison de Diane. Puis, au poste le plus important après celui-là, et qui était celui de la rivière, il envoyait l'enseigne.
Le duc, devenu chef à la place de Henri, prenait la place de Henri, et envoyait Henri où celui-ci devait envoyer l'enseigne. Henri ne s'en étonna point. Le prince s'était aperçu que ce point était le plus important, et il le lui confiait : c'était chose toute naturelle, si naturelle que tout le monde, et Henri le premier, se méprit à son intention.
Seulement, il crut devoir faire une recommandation à l'enseigne des gendarmes, et s'approcha de lui. C'était tout naturel aussi qu'il mît sous sa protection les deux personnes sur lesquelles il veillait et qu'il allait être forcé, momentanément du moins, d'abandonner.
Mais, aux premiers mots que Henri tenta d'échanger avec l'enseigne, le duc intervint.
« Des secrets ! » dit-il avec son sourire.
Le gendarme avait compris, mais trop tard, l'indiscrétion qu'il avait faite. Il se repentait, et, voulant venir en aide au comte :
« Non, monseigneur, répondit-il ; M. le comte me demande seulement combien il me reste de livres de poudre sèche et en état de servir. »
Cette réponse avait deux buts, sinon deux résultats : le premier, de détourner les soupçons du duc s'il en avait ; le second, d'indiquer au comte qu'il avait un auxiliaire sur lequel il pouvait compter.
« Ah ! c'est différent », répondit le duc, forcé d'ajouter foi à ces paroles sous peine de compromettre par le rôle d'espion sa dignité de prince.
Puis, pendant que le duc se retournait vers la porte qu'on ouvrait :
« Son Altesse sait que vous accompagnez quelqu'un », glissa tout bas l'enseigne à Henri.
Du Bouchage tressaillit, mais il était trop tard. Ce tressaillement lui-même n'avait point échappé au duc, et, comme pour s'assurer par lui-même si les ordres avaient été exécutés partout, il proposa au comte de le conduire jusqu'à son poste, proposition que le comte fut bien forcé d'accepter. Henri eût voulu prévenir Remy de se tenir sur ses gardes, et de préparer à l'avance quelque réponse, mais il n'y avait plus moyen : tout ce qu'il put faire, ce fut de congédier l'enseigne par ces mots :
« Veillez bien sur la poudre, n'est-ce pas ? veillez-y comme j'y veillerais moi-même.
- Oui, monsieur le comte », répliqua le jeune homme.
En chemin, le duc demanda à du Bouchage :
« Où est cette poudre que vous recommandez à notre jeune officier, comte ?
- Dans la maison où j'avais placé le quartier général, Altesse.
- Soyez tranquille, du Bouchage, répondit le duc, je connais trop bien l'importance d'un pareil dépôt, dans la situation où nous sommes, pour ne pas y porter toute mon attention. Ce n'est point notre jeune enseigne qui le surveillera, c'est moi. »
La conversation en resta là. On arriva, sans parler davantage, au confluent du fleuve et de la rivière ; le duc fit à du Bouchage force recommandations de ne pas quitter son poste, et revint. Il retrouva Aurilly ; celui-ci n'avait point quitté la salle du repas, et, couché sur un banc, dormait dans le manteau d'un officier.
Le duc lui frappa sur l'épaule et le réveilla.
Aurilly se frotta les yeux et regarda le prince.
« Tu as entendu ? Lui demanda celui-ci.
- Oui, monseigneur, répondit Aurilly.
- Sais-tu seulement de quoi je veux parler ?
- Pardieu ! de la dame inconnue, de la parente de M. le comte du Bouchage.
- Bien ; je vois que le faro de Bruxelles et la bière de Louvain ne t'ont point encore trop épaissi le cerveau.
- Allons donc, monseigneur, parlez ou faites seulement un signe, et Votre Altesse verra que je suis plus ingénieux que jamais.
- Alors, voyons, appelle toute ton imagination à ton aide et devine.
- Eh bien, monseigneur, je devine que Votre Altesse est curieuse.
- Ah ! parbleu ! c'est une affaire de tempérament cela ; il s'agit seulement de me dire ce qui pique ma curiosité à cette heure.
- Vous voulez savoir quelle est la brave créature qui suit ces deux MM. de Joyeuse à travers le feu et à travers l'eau ?
- Per mille pericula@i Martis ! Comme dirait ma soeur Margot, si elle était là, tu as mis le doigt sur la chose, Aurilly. A propos, lui as-tu écrit, Aurilly ?
- A qui, monseigneur ?
- A ma soeur Margot.
- Avais-je donc à écrire à Sa Majesté ?
- Sans doute.
- Sur quoi ?
- Mais sur ce que nous sommes battus, pardieu ! ruinés, et sur ce qu'elle doit se bien tenir.
- A quelle occasions, monseigneur ?
- A cette occasion, que l'Espagne, débarrassée de moi au nord, va lui tomber sur le dos au midi.
- Ah ! c'est juste.
- Tu n'as pas écrit ?
- Dame ! Monseigneur...
- Tu dormais.
- Oui, je l'avoue ; mais encore l'idée me fût-elle venue d'écrire, avec quoi eussé-je écrit, monseigneur ? Je n'ai ici ni papier, ni encre, ni plume.
- Eh bien, cherche : Quaere et invenies, dit l'Evangile.
- Comment diable Votre Altesse veut-elle que je trouve tout cela dans la chaumière d'un paysan qui, il y a mille à parier contre un, ne sait pas écrire ?
- Cherche toujours, imbécile, et si tu ne trouves pas cela, eh bien...
- Eh bien ?
- Eh bien, tu trouveras autre chose.
- Oh ! imbécile que je suis ! s'écria Aurilly en se frappant le front ; ma foi, oui. Votre Altesse a raison, et ma tête s'embourbe ; cela tient à ce que j'ai une affreuse envie de dormir, voyez-vous, monseigneur.
- Allons, allons, je veux bien te croire ; chasse cette envie-là pour un instant, et puisque tu n'as pas écrit, toi, j'écrirai, moi ; cherche-moi seulement tout ce qu'il me faut pour écrire ; cherche, Aurilly, cherche, et ne reviens que lorsque tu auras trouvé, moi, je reste ici.
- J'y vais, monseigneur.
- Et si, dans ta recherche... attends donc... si, dans ta recherche, tu t'aperçois que la maison soit d'un style pittoresque... Tu sais combien j'aime les intérieurs flamands, Aurilly ?
- Oui, monseigneur.
- Eh bien, tu m'appelleras.
- A l'instant même, monseigneur, vous pouvez être tranquille. »
Aurilly se leva, et léger comme un oiseau, il se dirigea vers la chambre voisine, où se trouvait le pied de l'escalier.
Aurilly était léger comme un oiseau, aussi à peine entendit-on un léger craquement au moment où il mit le pied sur les premières marches, mais aucun bruit ne décela sa tentative.
Au bout de cinq minutes, il revint près de son maître, qui s'était installé, ainsi qu'il avait dit, dans la grande salle.
« Eh bien ? demanda celui-ci.
- Eh bien, monseigneur, si j'en crois les apparences, la maison doit être diablement pittoresque.
- Pourquoi cela ?
- Peste ! Monseigneur, parce qu'on n'y entre pas comme on veut.
- Que dis-tu ?
- Je dis qu'un dragon la garde.
- Quelle est cette sotte plaisanterie, mon maître ?
- Eh ! Monseigneur, ce n'est malheureusement pas une sotte plaisanterie, c'est une triste vérité. Le trésor est au premier, dans une chambre derrière une porte sous laquelle on voit luire de la lumière.
- Bien, après ?
- Monseigneur veut dire avant.
- Aurilly !
- Eh bien, avant cette porte, monseigneur, on trouve un homme couché sur le seuil dans un grand manteau gris.
- Oh ! oh ! M. du Bouchage se permet de mettre un gendarme à la porte de sa maîtresse ?
- Ce n'est point un gendarme, monseigneur, c'est quelque valet de la dame ou du comte lui-même.
- Et quelle espèce de valet ?
- Monseigneur, impossible de voir sa figure, mais ce que l'on voit, et parfaitement, c'est un large couteau flamand passé à sa ceinture, et sur lequel il appuie une vigoureuse main.
- C'est piquant, dit le duc ; réveille-moi un peu ce gaillard-là, Aurilly.
- Oh ! par exemple, non, monseigneur.
- Tu dis ?
- Je dis que, sans compter ce qui pourrait m'arriver à l'endroit du couteau flamand, je ne vais pas m'amuser à me faire de mortels ennemis de MM. de Joyeuse, qui sont très bien en cour. Si nous eussions été roi des Pays-Bas, passe encore ; mais nous n'avons qu'à faire les gracieux, monseigneur, surtout avec ceux qui nous ont sauvés ; car les Joyeuse nous ont sauvés. Prenez garde, monseigneur, si vous ne le dites pas, ils le diront.
- Tu as raison, Aurilly, dit le duc en frappant du pied, toujours raison, et cependant...
- Oui, je comprends ; et cependant Votre Altesse n'a pas vu un seul visage de femme depuis quinze mortels jours. Je ne parle point de ces espèces d'animaux qui peuplent les polders ; cela ne mérite pas le nom d'hommes ni de femmes ; ce sont des mâles et des femelles, voilà tout.
- Je veux voir cette maîtresse de Du Bouchage, Aurilly, je veux la voir, entends-tu ?
- Oui, monseigneur, j'entends.
- Eh bien, réponds-moi alors.
- Eh bien, monseigneur, je réponds que vous la verrez peut-être, mais pas par la porte, au moins.
- Soit, dit le prince, mais si je ne puis la voir par la porte, je la verrai par la fenêtre, au moins.
- Ah ! voilà une idée, monseigneur, et la preuve que je la trouve excellente, c'est que je vais vous chercher une échelle. »
Aurilly se glissa dans la cour de la maison et alla se heurter au poteau d'un appentis sous lequel les gendarmes avaient abrité leurs chevaux. Après quelques investigations, Aurilly trouva ce qu'on trouve presque toujours sous un appentis, c'est-à-dire une échelle. Il la manoeuvra au milieu des hommes et des animaux assez habilement pour ne pas réveiller les uns et ne pas recevoir de coups de pied des autres, et alla l'appliquer dans la rue à la muraille extérieure.
Il fallait être prince et souverainement dédaigneux des scrupules vulgaires, comme le sont en général les despotes de droit divin, pour oser, en présence du factionnaire se promenant de long en large devant la porte où étaient enfermés les prisonniers, pour oser accomplir une action aussi audacieusement insultante à l'égard de du Bouchage, que celle que le prince était en train d'accomplir.
Aurilly le comprit et fit observer au prince la sentinelle, qui, ne sachant pas quels étaient ces deux hommes, s'apprêtait à leur crier : « Qui vive ? »
François haussa les épaules et marcha droit au soldat.
Aurilly le suivit.
« Mon ami, dit le prince, cette place est les point le plus élevé du bourg, n'est-ce pas ?
- Oui, monseigneur, dit la sentinelle, qui, reconnaissant François, lui fit le salut d'honneur, et n'étaient ces tilleuls qui gênent la vue, à la lueur de la lune on découvrirait une partie de la campagne.
- Je m'en doutais, dit le prince ; aussi ai-je fait apporter cette échelle pour regarder par-dessus. Monte donc, Aurilly, ou plutôt, non, laisse-moi monter ; un prince doit tout voir par lui-même.
- Où dois-je appliquer l'échelle, monseigneur ? demanda l'hypocrite valet.
- Mais, au premier endroit venu, contre cette muraille, par exemple. » L'échelle appliquée, le duc monta.
Soit qu'il se doutât du projet du prince, soit par discrétion naturelle, le factionnaire tourna la tête du côté opposé au prince. Le prince atteignit le haut de l'échelle ; Aurilly demeura au pied.
La chambre dans laquelle Henri avait enfermé Diane était tapissée de nattes et meublée d'un grand lit de chêne, avec des rideaux de serge, d'une table et de quelques chaises.
La jeune femme, dont le coeur paraissait soulagé d'un poids énorme depuis cette fausse nouvelle de la mort du prince, qu'elle avait apprise au camp des gendarmes d'Aurilly, avait demandé à Remy un peu de nourriture, que celui-ci avait montée avec l'empressement d'une joie indicible. Pour la première fois alors, depuis l'heure où Diane avait appris la mort de son père, Diane avait goûté un mets plus substantiel que le pain ; pour la première fois, elle avait bu quelques gouttes d'un vin du Rhin que les gendarmes avaient trouvé dans la cave et avaient apporté à du Bouchage.
Après ce repas, si léger qu'il fût, le sang de Diane, fouetté par tant d'émotions violentes et de fatigues inouïes, afflua plus impétueux à son coeur, dont il semblait avoir oublié le chemin ; Remy vit ses yeux s'appesantir et sa tête se pencher sur son épaule. Il se retira discrètement, et, comme on l'a vu, se coucha sur le seuil de la porte, non qu'il eût la moindre défiance, mais parce que, depuis le départ de Paris, c'était ainsi qu'il agissait.
C'était à la suite de ces dispositions, qui assuraient la tranquillité de la nuit, qu'Aurilly était monté et avait trouvé Remy couché en travers du corridor.
Diane, de son côté, dormait le coude appuyé sur la table, sa tête appuyée sur sa main. Son corps souple et délicat était renversé de côté sur sa chaise au long dossier ; la petite lampe de fer placée sur la table, près de l'assiette à demi garnie, éclairait cet intérieur qui paraissait si calme à la première vue, et dans lequel venait cependant de s'éteindre une tempête qui allait se rallumer bientôt.
Dans le cristal rayonnait, pur comme du diamant en fusion, le vin du Rhin à peine effleuré par Diane ; ce grand verre ayant la forme d'un calice, placé entre la lampe et Diane, adoucissait encore la lumière et rafraîchissait la teinte du visage de la dormeuse. Les yeux fermés, ces yeux aux paupières veinées d'azur, la bouche suavement entrouverte, les cheveux rejetés en arrière par-dessus le capuchon du grossier vêtement d'homme qu'elle portait, Diane devait apparaître comme une vision sublime aux regards qui s'apprêtaient à violer le secret de sa retraite.
Le duc, en l'apercevant, ne put retenir un mouvement d'admiration ; il s'appuya sur le bord de la fenêtre, et dévora des yeux jusqu'aux moindres détails de cette idéale beauté. Mais tout à coup, au milieu de cette contemplation, ses sourcils se froncèrent ; il redescendit deux échelons avec une sorte de précipitation nerveuse.
Dans cette situation, le prince n'était plus exposé aux reflets lumineux de la fenêtre, reflets qu'il avait paru fuir ; il s'adossa donc au mur, croisa ses bras sur sa poitrine, et rêva.
Aurilly, qui ne le perdait pas des yeux, put le voir avec ses regards perdus dans le vague, comme sont ceux d'un homme qui appelle à lui ses souvenirs les plus anciens et les plus fugitifs.
Après dix minutes de rêverie et d'immobilité, le duc remonta vers la fenêtre, plongea de nouveau ses regards à travers les vitres, mais ne parvint sans doute pas à la découverte qu'il désirait, car la même ombre resta sur son front et la même incertitude dans son regard.
Il en était là de ses recherches, lorsque Aurilly s'approcha vivement du pied de l'échelle.
« Vite, vite, monseigneur, descendez, dit Aurilly, j'entends des pas au bout de la rue voisine. »
Mais au lieu de se rendre à cet avis, le duc descendit lentement, sans rien perdre de son attention à interroger ses souvenirs.
« Il était temps ! dit Aurilly.
- De quel côté vient le bruit ? demanda le duc.
- De ce côté », dit Aurilly.
Et il étendit la main dans la direction d'une espèce de ruelle sombre. Le prince écouta.
« Je n'entends plus rien, dit-il.
- La personne se sera arrêtée ; c'est quelque espion qui nous guette.
- Enlève l'échelle », dit le prince.
Aurilly obéit ; le prince, pendant ce temps, s'assit sur le banc de pierre qui bordait de chaque côté la porte de là maison.
Le bruit ne s'était point renouvelé, et personne ne paraissait à l'extrémité de la ruelle.
Aurilly revint.
« Eh bien, monseigneur ; demanda-t-il, est-elle belle ?
- Fort belle, répondit le prince d'un air sombre.
- Qui vous fait si triste alors, monseigneur ? Vous aurait-elle vu ?
- Elle dort.
- De quoi vous préoccupez-vous, en ce cas ? »
Le prince ne répondit pas.
« Brune ?... blonde ?... interrogea Aurilly.
- C'est bizarre, Aurilly, murmura le prince, j'ai vu cette femme-là quelque part.
- Vous l'avez reconnue alors ?
- Non, car je ne puis mettre aucun nom sur son visage ; seulement, sa vue m'a frappé d'un coup violent au coeur. » Aurilly regarda le prince tout étonné, puis, avec un sourire dont il ne se donna pas la peine de dissimuler l'ironie :
« Voyez-vous cela ! dit-il.
- Eh ! monsieur, ne riez pas, je vous prie, répliqua sèchement François ; ne voyez-vous pas que je souffre ?
- Oh ! monseigneur, est-il possible ? s'écria Aurilly.
- Oui, en vérité, c'est comme je te le dis, je ne sais ce que j'éprouve ; mais, ajouta-t-il d'un air sombre, je crois que j'ai eu tort de regarder.
- Cependant, justement à cause de l'effet que sa vue a produit sur vous, il faut savoir quelle est cette femme, monseigneur.
- Certainement qu'il le faut, dit François.
- Cherchez bien dans vos souvenirs, monseigneur. Est-ce à la cour que vous l'avez vue ?
- Non, je ne crois pas.
- En France, en Navarre, en Flandre ?
- Non.
- C'est une Espagnole peut-être ?
- Je ne crois pas.
- Une Anglaise ? Quelque dame de la reine Elisabeth ?
- Non, non, elle doit se rattacher à ma vie d'une façon plus intime ; je crois qu'elle m'est apparue dans quelque terrible circonstance.
- Alors vous la reconnaîtrez facilement, car, Dieu merci ! la vie de monseigneur n'a pas vu beaucoup de ces circonstances dont Son Altesse parlait tout à l'heure.
- Tu trouves ? » dit François avec un funèbre sourire.
Aurilly s'inclina.
« Vois-tu, dis le duc, maintenant je me sens assez maître de moi pour analyser mes sensations : cette femme est belle, mais belle à la façon d'une morte, belle comme une ombre, belle comme les figures qu'on voit dans les rêves ; aussi me semble-t-il que c'est dans mon rêve que je l'ai vue ; et, continua le duc, j'ai fait deux ou trois rêves effrayants dans ma vie, et qui m'ont laissé comme un froid au coeur. Eh bien, oui, j'en suis sûr maintenant, c'est dans un de ces rêves-là que j'ai vu la femme de là-haut.
- Monseigneur ! monseigneur ! s'écria Aurilly, que Votre Altesse me permette de lui dire que, rarement, je l'ai entendue exprimer si douloureusement sa susceptibilité en matière de sommeil ; le coeur de Son Altesse est heureusement trempé de manière à lutter avec l'acier le plus dur, et les vivants n'y mordent pas plus que les ombres, j'espère ; tenez, moi, monseigneur, si je ne me sentais sous le poids de quelque regard qui nous surveille de cette rue, j'y monterais à mon tour, à l'échelle, et j'aurais raison, je vous le promets, du rêve, de l'ombre et du frisson de Votre Altesse.
- Ma foi, tu as raison, Aurilly, va chercher l'échelle, dresse-la et monte ; qu'importe le surveillant ? n'es-tu pas à moi ? Regarde, Aurilly, regarde. »
Aurilly avait déjà fait quelques pas pour obéir à son maître, quand soudain un pas précipité retentit sur la place, et Henri cria au duc :
« Alarme ! monseigneur, alarme ! »
D'un seul bond Aurilly rejoignit le duc.
« Vous, dit le prince, vous ici, comte ! et sous quel prétexte avez-vous quitté votre poste ?
- Monseigneur, répondit Henri avec fermeté, si Votre Altesse croit devoir me faire punir, elle le fera ; en attendant, mon devoir était de venir ici, et m'y voici venu. »
Le duc, avec un sourire significatif, jeta un coup d'oeil sur la fenêtre.
« Votre devoir, comte ? Expliquez-moi cela, dit-il.
- Monseigneur, des cavaliers ont paru du côté de l'Escaut, on ne sait s'ils sont amis ou ennemis.
- Nombreux ? demanda le duc avec inquiétude.
- Très nombreux, monseigneur.
- Eh bien, comte, pas de fausse bravoure, vous avez bien fait de revenir ; faites réveiller vos gendarmes. Longeons la rivière qui est moins large, et décampons, c'est le plus prudent parti.
- Sans doute, monseigneur, sans doute ; mais il serait urgent, je crois, de prévenir mon frère.
- Deux hommes suffiront.
- Si deux hommes suffisent, monseigneur, dit Henri, j'irai avec un gendarme.
- Non pas, morbleu ! dit vivement François, non pas, du Bouchage, vous viendrez avec nous. Peste ! ce n'est point en de pareils moments que l'on se sépare d'un défenseur tel que vous.
- Votre Altesse emmène toute l'escorte ?
- Toute.
- C'est bien, monseigneur, répliqua Henri en s'inclinant ; dans combien de temps part Votre Altesse ?
- Tout de suite, comte.
- Holà ! quelqu'un ! » cria Henri.
Le jeune enseigne sortit de la ruelle comme s'il n'eût attendu que cet ordre de son chef pour paraître.
Henri lui donna ses ordres, et presque aussitôt on vit les gendarmes se replier sur la place de toutes les extrémités du bourg, en faisant leurs préparatifs de départ.
Au milieu d'eux le duc s'entretenait avec les officiers.
« Messieurs, dit-il, le prince d'Orange me fait poursuivre, à ce qu'il paraît ; mais il ne convient pas qu'un fils de France soit fait prisonnier sans le prétexte d'une bataille comme Poitiers ou Pavie. Cédons donc au nombre et replions-nous sur Bruxelles. Je serai sûr de ma vie et de ma liberté tant que je demeurerai au milieu de vous. »
Puis, se tournant vers Aurilly :
« Toi, tu vas rester ici, lui dit-il. Cette femme ne peut nous suivre. Et d'ailleurs, je connais assez ces Joyeuse pour savoir que celui-ci n'osera point emmener sa maîtresse avec lui en ma présence. D'ailleurs, nous n'allons point au bal, et nous courrons d'un train qui fatiguerait la dame.
- Où va monseigneur ?
- En France ; je crois que mes affaires sont tout à fait gâtées ici.
- Mais dans quelle partie de la France ? Monseigneur pense-t-il qu'il soit prudent pour lui de retourner à la cour ?
- Non pas ; aussi, selon toutes les apparences, je m'arrêterai en route dans un de mes apanages, à Château-Thierry, par exemple.
- Votre Altesse est-elle fixée ?
- Oui, Château-Thierry me convient sous tous les rapports, c'est à une distance convenable de Paris, à vingt-quatre lieues ; j'y surveillerai MM. de Guise, qui sont la moitié de l'année à Soissons. Donc, c'est à Château-Thierry que tu m'amèneras la belle inconnue.
- Mais, monseigneur, elle ne se laissera peut-être pas emmener.
- Es-tu fou ? Puisque du Bouchage m'accompagne à Château-Thierry, et qu'elle suit du Bouchage, les choses, au contraire, iront toutes seules.
- Mais elle peut vouloir aller d'un autre côté, si elle remarque que j'ai de la pente à la conduire vers vous.
- Ce n'est pas vers moi que tu la conduiras, mais, je te le répète, c'est vers le comte. Allons donc ! mais, parole d'honneur, on croirait que c'est la première fois que tu m'aides en pareille circonstance. As-tu de l'argent ?
- J'ai les deux rouleaux d'or que Votre Altesse m'a donnés au sortir du camp des polders.
- Va donc de l'avant ! Et par tous les moyens possibles, tu entends ? par tous, amène-moi ma belle inconnue à Château-Thierry ; peut-être qu'en la regardant de plus près je la reconnaîtrai.
- Et le valet aussi ?
- Oui, s'il ne te gêne pas.
- Mais s'il me gêne ?
- Fais de lui ce que tu fais d'une pierre que tu rencontres sur ton chemin : jette-le dans un fossé.
- Bien, monseigneur. »
Tandis que les deux funèbres conspirateurs dressaient leurs plans dans l'ombre, Henri montait au premier et réveillait Remy.
Remy, prévenu, frappa à la porte d'une certaine façon, et presque aussitôt la jeune femme ouvrit.
Derrière Remy, elle aperçut du Bouchage.
« Bonsoir, monsieur, dit-elle avec un sourire que son visage avait désappris.
- Oh ! pardonnez-moi, madame, se hâta de dire le comte, je ne viens point vous importuner, je viens vous faire mes adieux.
- Vos adieux ! vous partez, monsieur le comte ?
- Pour la France, oui, madame.
- Et vous nous laissez ?
- J'y suis forcé, madame, mon premier devoir étant d'obéir au prince.
- Au prince ! il y a un prince ici ? dit Remy.
- Quel prince ? demanda Diane en pâlissant.
- M. le duc d'Anjou, que l'on croyait mort et qui est miraculeusement sauvé, nous a rejoints. »
Diane poussa un cri terrible, et Remy devint si pâle qu'il semblait avoir été frappé d'une mort subite.
« Répétez-moi, balbutia Diane, que M. le duc d'Anjou est vivant, que M. le duc d'Anjou est ici.
- S'il n'y était point, madame, et s'il ne me commandait de le suivre, je vous eusse accompagnée jusqu'au couvent dans lequel, m'avez-vous dit, vous comptez vous retirer.
- Oui, oui, dit Remy, le couvent, madame, le couvent. »
Et il appuya un doigt sur ses lèvres. Un signe de tête de Diane lui apprit qu'elle avait compris ce signe.
« Je vous eusse accompagnée d'autant plus volontiers, madame, continua Henri, que vous pourrez être inquiétée par les gens du prince.
- Comment cela ?
- Oui, tout me porte à croire qu'il sait qu'une femme habite cette maison, et il pense sans doute que cette femme est une amie à moi.
- Et d'où vous vient cette croyance ?
- Notre jeune enseigne l'a vu dresser une échelle contre la muraille et regarder par cette fenêtre.
- Oh ! s'écria Diane, mon Dieu ! mon Dieu !
- Rassurez-vous, madame, il a entendu dire à son compagnon qu'il ne vous connaissait pas.
- N'importe, n'importe ! dit la jeune femme en regardant Remy.
- Tout ce que vous voudrez, madame, tout, dit Remy en armant ses traits d'une suprême résolution.
- Ne vous alarmez point, madame, dit Henri, le duc va partir à l'instant même ; un quart d'heure encore et vous serez seule et libre. Permettez-moi donc de vous saluer avec respect et de vous dire encore une fois que, jusqu'à mon soupir de mort, mon coeur battra pour vous et par vous. Adieu ! madame, adieu ! » Et le comte, s'inclinant aussi religieusement qu'il eût fait devant un autel, fit deux pas en arrière.
« Non ! non ! s'écria Diane avec l'égarement de la fièvre ; non, Dieu n'a pas voulu cela ; non ! Dieu avait tué cet homme, il ne peut l'avoir ressuscité ; non, non, monsieur ; vous vous trompez, il est mort ! »
En ce moment même, et comme pour répondre à cette douloureuse invocation à la miséricorde céleste, la voix du prince retentit dans la rue :
« Comte, disait-elle, comte, vous nous faites attendre.
- Vous l'entendez, madame, dit Henri. Une dernière fois, adieu ! »
Et serrant la main de Remy, il s'élança dans l'escalier.
Diane s'approcha de la fenêtre, tremblante et convulsive comme l'oiseau que fascine le serpent des Antilles.
Elle aperçut le duc à cheval ; son visage était coloré par la lueur des torches que portaient deux gendarmes.
« Oh ! il vit, le démon, il vit ! murmura Diane à l'oreille de Remy avec un accent tellement terrible, que le digne serviteur en fut épouvanté lui-même ; il vit : vivons aussi ; il part pour la France : soit, Remy, c'est en France que nous allons. »

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1998-2010
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