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Chapitre XIV
Que le fond de l'existence humaine est la douleur

On voudra bien nous pardonner l'amertume et la misanthropie de ce titre. C'est qu'en vérité le présent chapitre n'aura guère, il faut l'avouer, d'autre unité que celle de la douleur, tout comme la vie La réflexion n'est pas neuve, dirait un personnage célèbre de vaudeville, mais elle est consolante, en ce qu'elle nous servira peut-être d'excuse auprès du lecteur, que nous allons conduire comme Virgile conduit Dante, de désespoir en désespoir.
Soit dit sans offenser le lecteur ni Virgile.
Nos amis, en effet, au moment où nous en sommes arrivés, sont, à commencer par Benvenuto et à finir par Jacques Aubry, plongés dans la tristesse, et nous allons voir la douleur, sombre marée montante, les gagner tous peu à peu.
Nous avons déjà laissé Cellini fort inquiet sur le sort d'Ascanio. De retour au Grand-Nesle, il ne songeait guère à la colère de madame d'Etampes, je vous jure. Tout ce qui le préoccupait, c'était son cher malade. Aussi sa joie fut grande quand la porte s'ouvrit pour donner passage à une litière, et qu'Ascanio, sautant lestement à terre, vint lui serrer la main et l'assurer qu'il n'était pas plus mal que le matin. Mais le front de Benvenuto se rembrunit vite aux premiers mots de l'apprenti, et il l'écouta avec une singulière expression de chagrin tandis que le jeune homme lui disait :
- Maître, je vais vous donner un tort à réparer, et je sais que vous me remercierez au lieu de m'en vouloir. Vous vous êtes trompé au sujet de madame d'Etampes ; elle n'a pour vous ni mépris ni haine ; elle vous honore et vous admire, au contraire, et il faut convenir que vous l'avez bien rudement traitée, elle, femme, elle, duchesse. Maître, madame d'Etampes n'est pas seulement belle comme une déesse, elle est bonne comme un ange, modeste et enthousiaste, simple et généreuse, et dans le coeur elle a un esprit charmant. Là où vous avez vu ce matin insolence outrageante, il n'y avait que malice d'enfant. Je vous en prie pour vous, qui n'aimez pas à être injuste, autant que pour moi, qu'elle a accueilli et soigné avec une grâce si touchante, ne persistez pas dans cette méprise injurieuse. Je vous suis garant que vous n'aurez pas de peine à la faire oublier... Mais vous ne répondez pas, cher maître ? Vous secouez la tête. Est-ce que je vous aurais offensé ?
- Ecoute, mon enfant, répondit gravement Benvenuto : je t'ai souvent répété que, selon moi, il n'y avait qu'une chose au monde éternellement belle, éternellement jeune, éternellement féconde : à savoir, l'art divin. Pourtant, je crois, je sais, j'espère que dans certaines âmes tendres, l'amour est aussi un sentiment grand, profond, et qui peut rendre toute une vie heureuse, mais c'est rare. Qu'est-ce que l'amour, d'ordinaire ? Le caprice d'un jour, une joyeuse association, où l'on se trompe réciproquement et souvent de bonne foi. Je le raille volontiers, cet amour, tu le sais, Ascanio : je me moque de ses prétentions et de son langage. Je n'en médis pas. C'est celui-là qui me plaît, à vrai dire ; il a en petit toutes les joies, toutes les douceurs, toutes les jalousies d'une passion sérieuse, mais ses blessures ne sont pas mortelles. Comédie ou tragédie, après un certain temps, on ne se le rappelle plus guère que comme une représentation théâtrale. Et puis, vois-tu, Ascanio, les femmes sont charmantes, mais, à mon sens, elles ne méritent et ne comprennent presque toutes que ces fantaisies. Leur donner plus, c'est marché de dupe ou imprudence de fou. Vois par exemple Scozzone : si elle entrait dans mon âme, elle serait effrayée. Je la laisse sur le seuil et elle est gaie, elle chante, elle rit, elle est heureuse. Ajoute à cela, Ascanio, que ces alliances changeantes ont un même fonds durable et qui suffit bien à un artiste : le culte de la forme et l'adoration de la beauté pure. C'est leur côté sévère et qui fait que je ne le calomnie pas, bien que j'en rie. Mais écoute, Ascanio, il est encore d'autres amours qui ne me font pas rire, qui me font trembler ; des amours terribles, insensés, impossibles comme des rêves.
- Oh ! mon Dieu, pensa Ascanio, aurait-il appris quelque chose de ma folle passion pour Colombe !
- Ceux-là, continua Cellini, ne donnent ni le plaisir ni le bonheur, et cependant ils vous prennent tout entier ; ce sont des vampires qui boivent lentement toute votre existence, qui dévorent peu à peu votre âme ; ils vous tiennent fatalement dans leurs serres, et on ne peut plus s'en arracher. Ascanio, Ascanio, crains-le. On voit bien que ce sont des chimères et qu'on ne peut rien gagner avec eux, et pourtant on s'y livre corps et âme, et on leur abandonne ses jours presque avec joie.
- C'est cela ! il sait tout ! se dit Ascanio.
- Cher fils, poursuivit Benvenuto, s'il en est temps encore, brise ces liens qui t'enchaîneraient à jamais ; tu en porteras la marque, mais tâche au moins de leur dérober ta vie.
- Et qui vous a donc dit que je l'aimais ? demanda l'apprenti.
- Si tu ne l'aimes pas, Dieu soit loué ! dit Benvenuto, qui crut qu'Ascanio niait quand il ne faisait qu'interroger. Mais alors prends bien garde, car j'ai vu ce matin qu'elle t'aimait, elle.
- Ce matin ! De qui donc parlez-vous ? que voulez-vous dire ?
- De qui je parle ? de madame d'Etampes.
- Madame d'Etampes ! reprit l'apprenti stupéfait. Mais vous vous trompez, maître, c'est impossible. Vous dites que vous avez vu que madame d'Etampes m'aimait ?
- Ascanio, j'ai quarante ans, j'ai vécu et je sais. Aux regards que cette femme jetait tantôt sur toi, à la façon dont elle a su t'apparaître, je te jure qu'elle t'aime ; et à l'enthousiasme avec lequel tu la défendais tout à l'heure, j'ai bien peur que tu ne l'aimes aussi. Alors, vois-tu, cher Ascanio, tu serais perdu : assez ardent pour tout consumer en toi, cet amour, quand il te quitterait, te laisserait sans une illusion, sans une croyance, sans un espoir, et tu n'aurais plus d'autre ressource que d'aimer à ton tour comme on t'aurait aimé, d'un amour empoisonné et fatal, et de porter dans d'autres coeurs ce ravage qu'on aurait fait dans le tien.
- Maître, dit Ascanio, je ne sais si madame d'Etampes m'aime, mais, à coup sûr, je n'aime pas madame d'Etampes, moi.
Benvenuto ne fut rassuré qu'à demi par l'air de sincérité d'Ascanio, car il pensait qu'il pouvait s'abuser lui-même sur ce sujet. Il n'en reparla donc plus, et dans les jours qui suivirent, il regardait souvent l'apprenti avec tristesse.
D'ailleurs, il faut dire qu'il ne paraissait pas inquiet pour le compte d'Ascanio. Lui-même semblait tourmenté de quelque souci personnel. Il avait perdu sa franche gaieté, boutades originales d'autrefois. Il restait toujours enfermé le matin dans sa chambre au-dessus de la fonderie, et avait expressément défendu qu'on vînt l'y troubler. Le reste du jour, il travaillait à la statue gigantesque de Mars avec son ardeur accoutumée, mais sans en parler avec son effusion ordinaire. C'est surtout en présence d'Ascanio qu'il paraissait sombre, embarrassé et comme honteux. Il semblait fuir son cher élève comme un créancier ou comme un juge. Enfin, il était aisé de voir que quelque grande douleur, quelque terrible passion était entrée dans cette âme vigoureuse et la ravageait.
Ascanio n'était guère plus heureux ; il était persuadé, ainsi qu'il l'avait dit à madame d'Etampes, que Colombe ne l'aimait pas. Le comte d'Orbec, qu'il ne connaissait que de nom, était pour sa jalousie un jeune et élégant seigneur, et la fille de messire d'Estourville, l'heureuse fiancée d'un beau gentilhomme, n'avait pas songé une minute à un obscur artiste. Eût-il d'ailleurs gardé le vague et fugitif espoir qui jamais n'abandonne un coeur rempli d'amour, il s'était fermé toute chance à lui-même en dénonçant à madame d'Etampes, s'il était vrai que madame d'Etampes l'aimât, le nom de sa rivale. Ce mariage, qu'elle aurait eu peut-être le pouvoir d'empêcher, elle le hâterait maintenant de toutes ses forces ; elle poursuivrait de toute sa haine la pauvre Colombe. Oui, Benvenuto avait raison : l'amour de cette femme était en effet formidable et mortel, mais l'amour de Colombe devait être ce sublime et céleste sentiment dont le maître avait parlé d'abord, et c'était à un autre, hélas ! qu'était réservé tout ce bonheur.
Ascanio était au désespoir ; il avait cru à l'amitié de madame d'Etampes, et cette trompeuse amitié, c'était un dangereux amour ; il avait espéré l'amour de Colombe, et cet amour menteur n'était qu'une indifférente amitié. Il se sentait près de haïr ces deux femmes, qui avaient si mal répondu à tous ses rêves, en l'aimant chacune comme il aurait voulu être aimé de l'autre.
Tout absorbé par un morne découragement, il ne songeait pas même au lis commandé par madame d'Etampes, et dans son jaloux dépit, il n'avait plus voulu retourner au Petit-Nesle, malgré les supplications et les reproches de Ruperte, dont il laissait les mille questions sans réponse. Parfois, cependant, il se repentait des résolutions du premier jour, cruelles pour lui seul, assurément. Il voulait voir Colombe, lui demander compte, mais de quoi ? de ses extravagantes visions à lui-même ! Enfin, il la verrait, pensait-il dans ses moments d'attendrissement ; il lui avouerait cette fois son amour comme un crime, et elle était si bonne qu'elle l'en consolerait peut-être comme d'un malheur. Mais comment revenir sur son absence, comment s'excuser aux yeux de la jeune fille ?
Ascanio, au milieu de ses naïves et douloureuses réflexions, laissait se consumer le temps et n'osait prendre un parti.
Colombe attendit Ascanio avec épouvante et joie le lendemain du jour où dame Perrine avait accablé l'apprenti de sa terrible révélation ; mais elle compta en vain les heures et les minutes ; en vain dame Perrine se tint aux écoutes : Ascanio, qui, revenu à temps de son évanouissement, aurait pu profiter de la gracieuse permission de Colombe, ne vint pas, accompagné de Ruperte, frapper les quatre coups convenus à la porte du Petit-Nesle. Qu'est ce que cela voulait dire ?
Cela voulait dire qu'Ascanio était malade, mourant peut-être, trop mal enfin pour pouvoir venir. C'est du moins ce que pensait Colombe ; elle passa toute la soirée agenouillée à son prie-Dieu, pleurant et priant, et quand elle eut cessé de prier, elle s'aperçut qu'elle pleurait encore. Cela lui fit peur. Cette anxiété qui lui serrait le coeur fut pour elle une révélation. En effet, il y avait de quoi s'effrayer, car, en moins d'un mois, Ascanio s'était rendu maître de sa pensée au point de lui faire oublier Dieu, son père, son propre malheur.
Mais c'est bien de cela qu'il s'agissait ! Ascanio souffrait là, à deux pas ; il se mourait sans qu'elle pût le voir ! Ce n'était pas le moment de raisonner, mais de pleurer, pleurer toujours. Quand il serait sauvé, elle réfléchirait.
Le lendemain ce fut bien pis. Perrine guetta Ruperte, et dès qu'elle la vit sortir, se précipita dehors pour aller à la provision des nouvelles beaucoup plus qu'à la provision des vivres. Or, Ascanio n'était pas plus gravement malade ; Ascanio avait simplement refusé d'aller au Petit-Nesle sans vouloir répondre aux interrogations empressées de dame Ruperte autrement que par un silence obstiné. Les deux commères en étaient réduites aux conjectures. En effet, c'était une chose incompréhensible pour elles.
Quant à Colombe, elle ne chercha pas longtemps, elle se dit sur-le-champ : « Il sait tout ; il a appris que dans trois mois je serai la femme du comte d'Orbec, et il ne veut plus me voir. »
Son premier mouvement fut de savoir gré à son amant de sa colère et de sourire. Explique qui voudra cette secrète joie, nous ne sommes qu'historien. Mais bientôt en y réfléchissant, elle en voulut à Ascanio d'avoir pu croire qu'elle n'était pas désespérée d'une pareille union. – Il me méprise donc, se dit-elle. Toutes ces dispositions d'indignation ou de tendresse étaient bien dangereuses : elles dévoilaient ce coeur ignorant à lui-même. Colombe tout haut se disait qu'elle souhaitait ne plus voir Ascanio, mais tout bas elle l'attendait pour se justifier.
Et elle souffrait dans sa conscience timorée ; elle souffrait dans son amour méconnu.
Ce n'était pas le seul amour qu'Ascanio méconnaissait. Il y en avait un autre plus puissant, plus impatient encore de se révéler, et qui rêvait sourdement le bonheur comme la haine rêve la vengeance.
Madame d'Etampes ne croyait pas, ne voulait pas croire à cette passion profonde d'Ascanio pour Colombe. « Un enfant qui ne sait ce qu'il désire, disait-elle, qui s'est amouraché de la première jolie fille qu'il a vue passer, qui s'est heurté aux dédains d'une petite sotte vaniteuse, et dont l'orgueil s'est irrité d'un obstacle. Oh ! quand il sentira ce que c'est qu'un amour vrai, un amour ardent et tenace ! quand il saura que moi, la duchesse d'Etampes, moi dont le caprice gouverne un royaume, je l'aime !... Il faut qu'il le sache. »
Le vicomte de Marmagne et le prévôt de Paris souffraient eux, dans leur haine, comme Anne et Colombe dans leur amour. Ils en voulaient mortellement à Benvenuto, Marmagne surtout. Benvenuto l'avait fait mépriser et humilier par une femme, Benvenuto le contraignait à être brave, car avant la scène de l'hôtel d'Etampes le vicomte aurait pu le faire poignarder par ses gens dans la rue ; mais maintenant il était obligé de l'aller attaquer lui-même dans sa maison, et Marmagne à cette pensée frémissait d'épouvante, et l'on ne pardonne guère à quelqu'un qui vous fait sentir que vous êtes un lâche.
Ainsi tous souffraient. Scozzone elle-même, Scozzone l'étourdie, Scozzone la folle ne riait plus, ne chantait plus, et très souvent ses yeux étaient rouges de larmes. Benvenuto ne l'aimait plus, Benvenuto était froid toujours et parfois brusque pour elle.
La pauvre Scozzone avait eu de tout temps une idée fixe, qui, chez elle, était devenue une monomanie. Elle voulait devenir la femme de Benvenuto. Lorsqu'elle était venue chez lui, croyant lui servir de jouet, et que celui-ci l'avait traitée avec égard comme une femme et non comme une belle, la pauvre enfant se trouva tout à coup relevée par ce respect inattendu et par cet honneur inespéré, et elle sentit en même temps une reconnaissance profonde pour son bienfaiteur, un naïf orgueil de se voir si noblement appréciée. Depuis, et non pas sur l'ordre mais sur la prière de Cellini, elle consentit joyeusement à lui servir de modèle, et en se voyant tant de fois reproduite et tant de fois admirée en bronze, en argent et en or, elle s'était tout simplement attribué la moitié des succès de l'orfèvre, puisque, après tout, ces belles formes, si souvent louées, lui appartenaient beaucoup plus qu'au maître. Elle rougissait volontiers quand on faisait compliment à Benvenuto de la pureté des lignes de telle ou telle figure ; elle se persuadait avec complaisance qu'elle était tout à fait indispensable à la renommée de son amant, et était devenue une partie de sa gloire comme elle était devenue une portion de son coeur.
Pauvre enfant ! elle ne savait guère qu'au contraire elle n'avait jamais été pour l'artiste cette âme secrète, cette divinité cachée que tout créateur invoque et qui le fait créateur ; mais parce que Benvenuto semblait copier ses attitudes et sa grâce, elle croyait de bonne foi qu'il lui devait tout, et elle s'était peu à peu enhardie à espérer qu'après avoir élevé la courtisane au rang de sa maîtresse, il élèverait la maîtresse au rang de sa femme.
Comme elle ne savait guère dissimuler, elle avait très nettement avoué ses prétentions. Cellini l'avait gravement écoutée et avait répondu :
- Il faudra voir.
Le fait est qu'il aurait préféré retourner au fort Saint-Ange, au risque de se casser une seconde fois la jambe en s'évadant. Non qu'il méprisât sa chère Scozzone : il l'aimait tendrement et même un peu jalousement, nous l'avons vu, mais il adorait avant tout l'art, et sa vraie et légitime dame était d'abord la sculpture. Puis, une fois marié, l'époux n'attristerait-il pas le gai bohémien ? Le père de famille ne gênerait-il pas le ciseleur ? Et d'ailleurs, s'il avait dû épouser tous ses modèles, il serait pour le moins cent fois bigame.
- Quand je cesserai d'aimer et de modeler Scozzone, se disait Benvenuto, je lui trouverai quelque brave garçon à la vue trop courte pour voir dans le passé et envisager l'avenir, et qui ne verra qu'une jolie femme et une jolie dot que je lui donnerai. Et ainsi je satisferai cette rage qu'a Scozzone de porter bourgeoisement le nom d'un époux. Car Benvenuto était convaincu que c'était surtout un mari que voulait Scozzone. Peu lui importait qui fût ce mari.
En attendant, il laissait la petite ambitieuse se bercer tant qu'elle voulait de ses chimères. Mais depuis l'installation au Grand-Nesle, il n'y avait plus à se faire illusion, et Scozzone, voyant bien qu'elle n'était pas aussi nécessaire à la vie et aux travaux de Cellini qu'elle l'avait pensé, ne réussissait plus à dissiper par sa gaieté le nuage de tristesse dont son front était couvert, et il avait commencé à modeler en cire une Hébé pour laquelle elle ne posait pas. Enfin, chose affreuse à penser ! la pauvre petite avait essayé de faire la coquette avec Ascanio devant Cellini sans que le moindre froncement de sourcil témoignât de la jalouse colère du maître. Fallait-il donc dire adieu à tant de beaux rêves et n'être plus qu'une pauvre fille humiliée comme devant ?
Quant à Pagolo, si l'on a quelque curiosité de sonder les ténèbres de cette âme, nous dirons que jamais Pagolo n'avait été plus sombre et plus taciturne que depuis quelque temps.
On pensera du moins que le joyeux écolier Jacques Aubry, notre vieille connaissance, avait échappé à cette contagion de chagrin ? Pas du tout : il avait aussi sa part de douleur. Simone, après l'avoir attendu longtemps le dimanche du siège de Nesle, était rentrée furieuse au domicile conjugal et n'avait plus voulu, sous aucun prétexte, recevoir l'impertinent basochien. Celui-ci, pour se venger, avait retiré, il est vrai, sa pratique au mari de la capricieuse ; mais cet affreux tailleur n'avait manifesté à cette nouvelle d'autre sentiment qu'une vive satisfaction ; car si Jacques Aubry usait vite et avec prodigalité ses habits moins les poches, il faut ajouter qu'il avait pour principe économique de ne les payer jamais. Or, quand l'influence de Simone ne fut plus là pour contrebalancer l'absence d'argent, l'égoïste tailleur trouva que l'honneur d'habiller Jacques Aubry ne correspondait pas à la perte qu'il faisait en l'habillant pour rien.
Ainsi notre pauvre ami se trouva en même temps accablé de son veuvage et attaqué dans ses vêtements. Par bonheur, nous avons pu voir qu'il n'était pas garçon à se laisser moisir dans sa mélancolie. Il eut bientôt rencontré une charmante petite consolation appelée Gervaise. Mais Gervaise était hérissée de toutes sortes de principes qu'il trouvait très saugrenus ; elle lui échappait sans cesse, et il se damnait à chercher les moyens de fixer la coquette. Il en avait perdu presque le boire et le manger, d'autant plus que son infâme tavernier, qui était cousin de son infâme tailleur, ne voulait plus lui faire crédit.
Tous ceux dont le nom a été prononcé dans ces pages étaient donc malheureux, depuis le roi, fort inquiet de savoir si Charles-Quint voudrait ou ne voudrait pas passer en France, jusqu'aux dames Perrine et Ruperte, fort désobligées de ne pouvoir reprendre leurs caquetages ; et si, comme le Jupiter antique, nos lecteurs avaient le droit et l'ennui d'écouter toutes les doléances et tous les voeux des mortels, voici le choeur plaintif qu'ils pourraient entendre :

Jacques Aubry. – Si Gervaise voulait ne plus me rire au nez !
Scozzone. – Si Benvenuto retrouvait un seul moment de jalousie !
Pagolo. – Si Scozzone pouvait détester le maître !
Marmagne. – Si j'avais le bonheur de surprendre ce Cellini seul !
Madame d'Etampes. – Si seulement Ascanio savait que je l'aime !
Colombe. – Si je le voyais une minute, le temps de me justifier !
Ascanio. – Si elle se justifiait !
Benvenuto. – Si j'osais du moins avouer ma torture à Ascanio !
Tous. – Hélas ! hélas ! hélas !

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