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Chapitre XVI
Une cour

Cependant Ascanio avait fini le dessin de son lis, et, soit par curiosité d'esprit, soit par cet attrait qui attire les malheureux vers ceux qui les plaignent, Ascanio s'était aussitôt acheminé vers l'hôtel d'Etampes. Il était deux heures de l'après-midi à peu près, et justement à cette heure la duchesse trônait environnée d'une véritable cour ; mais comme au Louvre pour Cellini, des ordres avaient été donnés à l'hôtel d'Etampes pour Ascanio. Ascanio fut donc introduit à l'instant même dans une salle d'attente, puis on alla prévenir la duchesse. La duchesse tressaillit de joie en songeant que le jeune homme allait la voir dans toute sa splendeur et donna tout bas quelques ordres à Isabeau, qui s'était chargée auprès d'elle du message. En conséquence, Isabeau vint retrouver Ascanio, et le prenant par la main sans rien dire, elle le fit entrer dans un corridor, souleva une tapisserie et le poussa doucement en avant. Ascanio se trouva dans le salon de réception de la duchesse, derrière le fauteuil de la souveraine du lieu, qui le devinant près d'elle plus encore au frémissement de toute sa personne qu'au froissement de la tapisserie, lui donna par-dessus son épaule, que dans la position où il était Ascanio effleurait presque des lèvres, sa belle main à baiser.
La belle duchesse était, comme nous l'avons dit, entourée d'une véritable cour. A sa droite était assis le duc de Medina-Sidonia, ambassadeur de Charles-Quint ; monsieur de Montbrion, gouverneur de Charles d'Orléans, le second fils du roi, était à sa gauche ; le reste de la compagnie se tenait en cercle à ses pieds.
Avec les principaux personnages du royaume, hommes de guerre, hommes d'Etat, magistrats, artistes, il y avait encore là les chefs du parti protestant, que madame d'Etampes favorisait en secret ; tous grands seigneurs courtisés et qui s'étaient faits courtisans de la favorite. C'était un mouvement splendide et dont le premier aspect éblouissait. La conversation s'animait de toutes sortes de railleries sur Diane de Poitiers, la maîtresse du Dauphin et l'ennemie de madame d'Etampes. Mais Anne ne prenait part à cette petite guerre de quolibets que par quelques mots rapidement jetés au hasard, comme : « Allons, allons, messieurs, pas de médisance sur Diane, Endymion se fâcherait » ; ou bien : « Cette pauvre madame Diane, elle se mariait le jour de ma naissance. »
A part ces éclairs dont elle illumine la causerie, madame d'Etampes ne parle guère qu'à ses deux voisins ; elle le fait à demi-voix, mais d'une façon très animée, et non point tellement bas d'ailleurs qu'elle ne puisse être entendue d'Ascanio, humble et perdu parmi tant d'illustres gentilshommes.
- Oui, monsieur de Montbrion, disait confidentiellement la belle duchesse à son voisin de gauche, il faut que nous fassions de votre élève un admirable prince : le véritable roi de l'avenir, c'est lui, voyez-vous. Je suis ambitieuse pour ce cher enfant, et je lui taille en ce moment une souveraineté indépendante, dans le cas où Dieu nous reprendrait son père. Henri II, pauvre sire, entre nous, sera le roi de France, soit. Notre roi à nous sera un roi français, nous laisserons à son aîné madame Diane et Paris. Mais nous emporterons avec nous, avec notre Charles, l'esprit de Paris. La cour sera où je serai, monsieur de Montbrion ; je déplacerai le soleil, nous aurons les grands peintres comme le Primatice, les charmants poètes comme Clément Marot, qui s'agite là-bas dans son coin sans rien dire, preuve certaine qu'il voudrait nous dire des vers. Tous ces gens-là sont au fond plus vaniteux qu'intéressés et plus avides de gloire que d'argent. Ce ne sera pas celui qui aura les plus grandes richesses, mais qui donnera les plus intarissables louanges qui les aura. Et celui qui les aura sera toujours grand, attendu qu'ils feraient l'éclat d'une bourgade où ils rayonneraient. Le dauphin n'aime que les tournois : eh bien ! il gardera les lances et les épées et nous prendrons, nous, les plumes et les pinceaux. Oh ! soyez tranquille, monsieur de Montbrion, je ne me laisserai jamais primer par la Diane, reine en expectative. Qu'elle attende patiemment sa royauté du temps et du hasard ; moi, je me serai fait deux fois la mienne. Qu'est-ce que vous dites du duché de Milan ? Vous ne seriez point là très éloigné de vos amis de Genève : car je sais que les nouvelles doctrines d'Allemagne ne vous laissent pas indifférent. Chut ! nous reparlerons de cela, et je vous dirai des choses qui vous surprendront. Tant pis ; pourquoi madame Diane s'est-elle fait la protectrice des catholiques ? Elle protège, je proteste ; c'est tout simple.
Puis avec un geste impératif et un regard profond, madame d'Etampes ferma ses confidences sur ce mot, qui étourdit le gouverneur de Charles d'Orléans. Il voulut cependant répondre, mais la duchesse s'était déjà retournée vers le duc de Medina-Sidonia.
Nous avons dit qu'Ascanio entendait tout.
- Eh bien ! monsieur l'ambassadeur, dit madame d'Etampes, l'empereur se décide-t-il enfin à traverser la France ? Il ne peut guère s'en tirer autrement, à vrai dire, et un filet vaut toujours mieux qu'un abîme par mer. Son cousin Henri VIII le ferait enlever sans scrupule, et s'il échappe à l'Anglais, il tombe dans les mains du Turc ; par terre, les princes protestants s'opposeraient à son passage. Que faire ? Il faut passer par la France, ou bien, cruel sacrifice ! renoncer à châtier la rébellion des Gantois, ses chers compatriotes. Car il est bourgeois de Gand, notre grand empereur Charles. On a pu s'en apercevoir, au reste, au peu de respect qu'il a gardé dans l'occasion pour la Majesté Royale. Ce sont ces souvenirs-là qui le rendent aujourd'hui timide et circonspect, monsieur de Medina. Oh ! nous le comprenons bien ; il craint que le roi de France ne venge le prisonnier de l'Espagne, et que le prisonnier de Paris ne paie le reste de la rançon due par le captif de l'Escurial. Oh ! mon Dieu ! qu'il se rassure ; s'il ne comprend pas notre loyauté chevaleresque, il en a du moins entendu parler, je l'espère.
- Sans doute, madame la duchesse, dit l'ambassadeur, nous connaissons la loyauté de François Ier abandonné à lui-même ; mais nous craignons...
Le duc s'arrêta.
- Vous craignez les donneurs d'avis, n'est-ce pas, reprit la duchesse. Hein ! oui, oui ; oh ! je sais bien qu'un avis qui sortirait d'une jolie bouche, qu'un avis qui prendrait une forme spirituelle et railleuse, ne manquerait pas de pouvoir sur l'esprit du roi. C'est à vous d'aviser à cela, monsieur l'ambassadeur, et de prendre vos précautions. Après tout, vous devez avoir pleins pouvoirs, ou à défaut de pleins pouvoirs quelque petit blanc-seing où l'on peut mettre beaucoup de choses en peu de mots. Nous savons comment cela se passe. Nous avons étudié la diplomatie, et j'avais même demandé au roi de faire de moi un ambassadeur aussi, attendu que je me crois un goût tout à fait déterminé pour les négociations. Oui, je sens bien qu'il serait pénible à Charles-Quint de livrer un morceau de son empire pour dégager sa personne ou pour assurer son inviolabilité. D'un autre côté, la Flandre est un des beaux fleurons de sa couronne ; c'est l'héritage tout entier de son aïeule maternelle, Marie de Bourgogne, et il est dur de renoncer d'un trait de plume au patrimoine de ses ancêtres, quand le patrimoine, après avoir fait un grand duché, pourrait faire une petite monarchie. Mais de quoi vais-je parler là, bon Dieu ! moi qui ai horreur de la politique, car on assure que cela enlaidit, les femmes, bien entendu. Je laisse de temps en temps, c'est vrai, tomber sans y faire attention quelques mots sur les affaires d'Etat, mais si Sa Majesté insiste et veut savoir plus à fond ma pensée, je la supplie de m'épargner ces ennuis, et je prends même parfois le parti de m'enfuir et de la laisser rêver. Vous me direz, vous qui êtes un habile diplomate et qui connaissez les hommes, que ce sont précisément ces mots jetés en l'air qui germent dans les esprits de la trempe de celui du roi, et que ces mots, que l'on croirait emportés par le vent, ont presque toujours plus d'influence qu'un long discours qu'on n'écoute pas. C'est possible, monsieur le duc de Medina, c'est possible ; moi je ne suis qu'une pauvre femme tout occupée de colifichets et de bagatelles, et vous vous entendez mille fois mieux que moi à toutes ces choses graves ; mais le lion peut avoir besoin de la fourmi, la barque peut sauver l'équipage. Nous sommes sur la terre pour nous entendre, monsieur le duc, et il ne s'agit que de s'entendre.
- Si vous vouliez, madame, dit l'ambassadeur, ce serait chose vite faite.
- Qui donne aujourd'hui reçoit demain, continua la duchesse sans répondre directement ; moi, mon instinct de femme me portera toujours à conseiller à François Ier des actions grandes et généreuses, mais souvent l'instinct tourne le dos à la raison. Il faut songer aussi à l'intérêt, à l'intérêt de la France, bien entendu. Mais j'ai confiance en vous, monsieur de Medina ; je vous demanderai avis, et, somme toute, je crois que l'empereur fera bien de se risquer sur la parole du roi.
- Ah ! si vous étiez pour nous, madame, il n'hésiterait pas.
- Maître Clément Marot, dit la duchesse, sans paraître avoir entendu l'exclamation de l'ambassadeur, en rompant brusquement l'entretien ; maître Clément Marot, n'avez-vous point par hasard quelque gentil madrigal, quelque sonnet bien sonnant à nous dire ?
- Madame, dit le poète, sonnets et madrigaux sont sous vos pas fleurs naturelles et qui poussent au soleil de vos beaux yeux ; aussi viens-je de trouver un dizain rien qu'en les regardant.
- Vraiment, maître ? eh bien ! nous vous écoutons. Ah ! messire le prévôt, soyez le bienvenu et pardonnez-moi de ne vous avoir pas vu tout d'abord ; avez-vous des nouvelles de votre gendre futur notre ami le comte d'Orbec ?
- Oui, madame, répondit messire d'Estourville, il me mande qu'il doit avancer son retour, et nous le verrons sous peu, j'espère.
Un soupir à demi étouffé fit tressaillir madame d'Etampes ; mais sans se retourner vers celui qui l'avait poussé :
- Il sera le bienvenu pour tous. Eh bien ! vicomte de Marmagne, continua t-elle, avez-vous retrouvé le fourreau de votre poignard ?
- Non, madame ; mais je suis sur la trace, et je sais où et comment le retrouver maintenant.
- Bonne chance alors, monsieur le vicomte, bonne chance. Etes-vous prêt, maître Clément ? nous sommes tout oreilles.
- C'est sur le duché d'Etampes, dit Clément Marot.
Un murmure d'approbation se fit entendre, et le poète commença d'une voix précieuse le dizain suivant :

                    Ce plaisant val que l'on nomme Tempé,
                    Dont mainte histoire est encore embellie,
                    Arrosé d'eau, si doux, si attrempé,
                    Sachez que plus il n'est en Thessalie :
                    Jupiter, roi qui les coeurs gagne et lie,
                    L'a de Thessale en France remué,
                    Et quelque peu son propre nom mué,
                    Car pour Trempé veut qu'Etampes s'appelle,
                    Ainsi lui plaît, ainsi l'a situé
                    Pour y loger de France la plus belle.

Madame d'Etampes applaudit des mains et du sourire, et toutes les mains et toutes les lèvres applaudirent après elle.
- Allons ! dit-elle, je vois qu'en même temps que Tempé Jupiter a transporté Pindarus en France.
Ce disant, la duchesse se leva, et tout le monde se leva avec elle. Cette femme avait raison de se croire la véritable reine. Aussi, ce fut avec un geste de reine qu'elle prit congé de tous les assistants, et ce fut comme une reine que tous saluèrent en se retirant.
- Restez là, dit-elle à voix basse à Ascanio.
Ascanio obéit.
Mais quand tout le monde fut dehors, ce ne fut plus la reine dédaigneuse et hautaine, ce fut la femme humble et passionnée qui se retourna vers le jeune homme.
Ascanio, né dans l'obscurité, élevé loin du monde, dans le demi-jour presque claustral de l'atelier, Ascanio, hôte inaccoutumé des palais, où rarement il avait suivi son maître, était déjà étourdi, troublé, ébloui par cette lumière, ce mouvement, cette conversation. Son esprit avait éprouvé quelque chose comme un vertige, quand il avait entendu madame d'Etampes parler si simplement ou plutôt si coquettement de projets si graves, et assembler dans une phrase familière les destins des rois et la fortune des royaumes. Cette femme venait, comme la Providence, de faire à chacun, en quelque sorte, sa part de douleurs et de joie, elle avait de la même main secoué des chaînes et laissé tomber des couronnes. Et cette souveraine des plus hautes choses de la terre, si fière avec ses nobles flatteurs, revenait à lui non seulement avec le doux regard d'une femme qui aime, mais encore avec l'air suppliant de l'esclave qui craint. Tout à coup, de simple spectateur Ascanio devenait le principal personnage de la pièce.
Au reste, la coquette duchesse avait habilement calculé et ménagé cet effet. Ascanio sentit l'empire que cette femme prenait malgré lui, non pas par son coeur, mais sur sa pensée, et comme un enfant qu'il était, il s'arma de froideur et de sévérité, pour cacher son trouble. Puis entre lui et la duchesse, peut-être avait-il vu passer comme une ombre sa chaste Colombe, avec sa robe blanche et son front lumineux.

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