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Chapitre XX
Le marchand de son honneur

C'est le jour où Colombe doit être présentée à la reine.
Nous sommes dans une des salles du Louvre ; toute la cour est rassemblée. Après la messe, on doit partir pour Saint-Germain, et l'on n'attend plus que le roi et la reine pour passer dans la chapelle. Hormis quelques dames assises, tout le monde se tient debout et marche en causant : les robes de soie et de brocart se froissent, les épées se heurtent, les regards tendres ou haineux se croisent, on échange toutes sortes de rendez-vous de combat ou d'amour ; c'est une cohue étourdissante, un tourbillon splendide ; les habits sont superbes et taillés à la dernière mode ; les visages sont adorables ; sur la riche et amusante variété des costumes se détachent les pages, vêtus à l'italienne ou à l'espagnole, debout, immobiles, le poing sur la hanche et l'épée au côté. C'est un tableau plein d'éclat, de vivacité, de magnificence, dont tout ce que nous pourrions dire ne serait qu'une bien faible et bien pâle copie. Faites revivre tous ces cavaliers élégants et railleurs, rendez l'existence à toutes ces dames vives et galantes de Brantôme et de l'Heptaméron, mettez dans leur bouche cet idiome prompt, savant, naïf, et si éminemment français du seizième siècle, et vous aurez une idée de cette charmante cour, surtout si vous vous rappelez le mot de François Ier : Une cour sans dames c'est une année sans printemps ou un printemps sans fleurs. Or, la cour de François Ier était un printemps éternel où brillaient les plus belles et les plus nobles fleurs de la terre.
Après le premier éblouissement causé par la confusion et le bruit, et lorsqu'on pouvait séparer les groupes, il était aisé de s'apercevoir qu'il y avait deux camps dans la foule : L'un, distingué par les couleurs lilas, était celui de madame d'Etampes ; l'autre, qui portait les couleurs bleues, était celui de Diane de Poitiers ; les partisans secrets de la Réforme appartenaient au premier parti, les catholiques purs au second. Dans ce dernier, on remarquait la figure plate et insignifiante du dauphin ; on voyait la figure blonde, spirituelle et enjouée de Charles d'Orléans, second fils du roi, courir dans les rangs de l'autre. Compliquez ces oppositions politiques et religieuses de jalousies de femmes et de rivalités d'artistes, et vous aurez un ensemble assez satisfaisant de haines qui vous expliquera, si vous vous en étonnez, une foule de coups d'oeil dédaigneux et de gestes menaçants que ne peuvent même dérober aux regards de l'observateur les dissimulations courtisanesques.
Les deux ennemies, Diane et Anne, étaient assises aux deux bouts opposés de la salle, et pourtant, malgré la distance, chaque raillerie ne mettait pas cinq secondes à passer de la bouche de l'une aux oreilles de l'autre, et la riposte, ramenée par les mêmes courriers, revenait aussi vite par le même chemin.
Au milieu de tous ces mots spirituels et parmi tous ces seigneurs habillés de velours et de soie, se promenait encore, indifférent et grave dans sa longue robe de docteur, Henri Estienne, attaché de coeur au parti de la Réforme, tandis qu'à deux pas de lui et non moins oublieux de tout ce qui l'entourait, se tenait debout Pierre Strozzi, pâle et mélancolique, réfugié de Florence, qui, appuyé contre une colonne, regardait sans doute dans son coeur la patrie absente, où il ne devait rentrer que prisonnier, et où il ne devait plus avoir de repos que dans la tombe. Il va sans dire que le noble réfugié italien, parent par les femmes de Catherine de Médicis, tient profondément au parti catholique.
Puis passent, en parlant de graves affaires d'Etat et en s'arrêtant souvent en face l'un de l'autre, comme pour donner plus de poids à leur conversation, le vieux Montmorency, à qui le roi vient de donner il n'y a pas deux ans encore la charge de connétable, vacante depuis la disgrâce de Bourbon, et le chancelier Poyet, tout fier de l'impôt de la loterie, qu'il vient d'établir, et de l'ordonnance de Villers-Cotterêts, qu'il vient de contresigner.
Sans se fondre dans aucun groupe, sans se mêler à aucune conversation, le bénédictin et cordelier François Rabelais, au sourire armé de dents blanches, furetait, observait, écoutait, raillait, tandis que Triboulet, le bouffon favori de Sa Majesté, roulait entre les jambes des passants sa bosse et ses calomnies, profitant de sa taille de basset pour mordre çà et là sans danger, sinon sans douleur.
Quant à Clément Marot, splendide dans un habit tout neuf de valet de chambre du roi, il semblait tout aussi gêné que le jour de sa réception à l'hôtel d'Etampes. Evidemment il avait en poche et cherchait à placer sous forme d'impromptu quelque dizain nouveau-né, quelque sonnet orphelin. En effet, hélas ! on le sait, l'inspiration vient d'en haut et on n'en est pas le maître. Une ravissante idée lui était poussée naturellement dans l'esprit sur le nom de madame Diane. Il avait lutté, mais la muse n'est point une amante, c'est une maîtresse : les vers s'étaient faits tout seuls, les rimes s'étaient emmanchées l'une à l'autre, il ne savait par quelle magie. Bref, ce malheureux dizain le tourmentait plus que nous ne saurions dire. Il était dévoué à madame d'Etampes, sans doute, et à Marguerite de Navarre, c'était incontestable ; le parti protestant était celui vers lequel il penchait, cela ne faisait aucun doute. Peut-être même cherchait-il quelque épigramme contre madame Diane, lorsque ce malheureux madrigal en son honneur était venu ; mais enfin il était venu. Comment maintenant s'empêcher, une fois des vers superbes produits dans son cerveau en l'honneur d'une catholique, comment, malgré son ardeur pour la cause protestante, se retenir de les confier tout bas à quelque ami lettré ?
C'est ce que fit l'infortuné Marot. Mais l'indiscret cardinal de Tournon, dans le sein duquel il déposa ses vers, les trouva si beaux, si splendides, si magnifiques, que malgré lui il les repassa à M. le duc de Lorraine, lequel en parla incontinent à madame Diane. Il se fit à l'instant même dans le parti bleu un grand chuchotement, au milieu duquel Marot fut appelé, requis, sommé de venir les dire. Les lilas, en voyant Marot fendre la foule et s'approcher de madame Diane, s'avancèrent de leur côté et se pressèrent autour du poète, tout à la fois ravi et épouvanté. Enfin la duchesse d'Etampes elle-même se leva curieusement pour voir, dit-elle, comment ce maraud de Marot, qui avait tant d'esprit, s'y prendrait pour louer madame Diane.
Le pauvre Clément Marot, au moment où il allait commencer, après s'être incliné devant Diane de Poitiers, qui lui souriait, se détourna légèrement pour jeter un coup d'oeil autour de lui, et vit madame d'Etampes qui souriait aussi ; mais le sourire de l'une était gracieux, et le sourire de l'autre était terrible. Aussi Marot, grillé d'un côté et gelé de l'autre, ne dit-il que d'une voix tremblante et mal assurée les vers suivants :

                    Etre Phoebus bien souvent je désire,
                    Non pour connaître herbes divinement,
                    Car la douleur que mon coeur veut occire
                    Ne se guérit par herbe aucunement.
                    Non pour avoir ma place au firmament,
                    Non pour son arc encontre Amour plaisir.
                    Car à mon roi ne veux être rebelle.
                    Etre Phoebus seulement je désire,
                    Pour être aimé de Diane la belle.

A peine Marot eut-il prononcé la dernière syllabe de ce gracieux madrigal, que les bleus éclatèrent en applaudissements, tandis que les lilas gardèrent un silence mortel. Clément Marot, enhardi par l'approbation et froissé par la critique, alla bravement présenter son chef-d'oeuvre à Diane de Poitiers.
- A Diane la belle, dit-il à voix basse en s'inclinant devant elle ; vous comprenez, madame : la belle, la belle par excellence et sans comparaison.
Diane le remercia par le plus doux regard, et Marot s'éloigna.
- On peut faire des vers à une belle après en avoir fait à la plus belle, dit en façon d'excuse le pauvre poète en passant près de madame d'Etampes ; vous vous souvenez : – de France la plus belle.
Anne répondit par un regard foudroyant.
Deux groupes de notre connaissance s'étaient tenus à l'écart de cet incident : c'était, d'une part, Ascanio avec Cellini. Benvenuto avait la faiblesse de préférer la Divina Comedia aux concetti. L'autre groupe se composait du comte d'Orbec, du vicomte de Marmagne, de messire d'Estourville et de Colombe, qui avait supplié son père de ne pas se mêler à cette foule, qu'elle voyait pour la première fois et qui ne lui causait que de l'épouvante. Le comte d'Orbec, par galanterie, n'avait pas voulu quitter sa fiancée, que le prévôt allait présenter après la messe à la reine.
Ascanio et Colombe, quoique bien troublés, s'étaient vus tout de suite et se regardaient de temps en temps à la dérobée. Ces deux purs et timides enfants, élevés dans la solitude, qui fait les grands coeurs, se seraient trouvés bien isolés et bien perdus dans cette foule élégante et corrompue s'ils n'avaient pu s'apercevoir et se raffermir l'un l'autre par le regard.
Ils ne s'étaient pas revus, du reste, depuis le jour de l'aveu. Ascanio avait en vain tenté dix fois d'entrer au Petit-Nesle. La servante nouvelle donnée à Colombe par le comte d'Orbec s'était toujours présentée à la place de dame Perrine quand il avait frappé, et l'avait congédié sévèrement. Ascanio n'était ni assez riche ni assez hardi pour essayer de gagner cette femme. D'ailleurs, il n'avait à apprendre à sa bien-aimée que de tristes nouvelles qu'elle saurait toujours trop tôt. Ces tristes nouvelles étaient l'aveu que lui avait fait le maître de son amour pour Colombe, et la nécessité où ils étaient, non seulement de se passer désormais de son appui, mais d'avoir même peut-être à lutter contre lui.
Quant au parti à prendre, Ascanio, ainsi qu'il l'avait dit à Cellini, sentait que Dieu seul pouvait maintenant le sauver. Aussi, réduit à ses seules ressources, le jeune homme avait-il naïvement résolu de chercher à adoucir et à toucher madame d'Etampes. Quand un espoir sur lequel on a compté vous manque, on est porté à se rejeter sur les secours les plus désespérés. La toute-puissante énergie de Benvenuto non seulement faisait défaut à Ascanio, mais se tournerait sans doute contre lui. Ascanio allait donc, confiant parce qu'il était jeune, invoquer ce qu'il croyait avoir vu de grandeur, de générosité et de tendresse dévouée dans la duchesse, pour tâcher d'intéresser à sa souffrance la pitié de celle dont il était aimé. Après quoi, si cette dernière et fragile branche échappait à sa main, que pouvait-il, lui pauvre enfant faible et seul, sinon laisser faire et attendre ? Voilà donc pourquoi il avait suivi Benvenuto à la cour.
La duchesse d'Etampes était retournée à sa place. Il se mêla à ses courtisans, arriva derrière elle et parvint jusqu'à son fauteuil. En se retournant elle le vit.
- Ah ! c'est vous, Ascanio, dit-elle assez froidement.
- Oui, madame la duchesse. J'accompagne ici mon maître Benvenuto, et si j'ose m'approcher de vous, c'est qu'ayant laissé l'autre jour à l'hôtel d'Etampes le dessin du lis que vous avez eu la bonté de me commander, je voudrais bien savoir si vous n'en êtes pas trop mécontente.
- Non, en vérité, je l'ai trouvé fort beau, dit madame d'Etampes un peu adoucie, et des connaisseurs à qui je l'ai montré, et notamment monsieur de Guise, que voici, ont été tout à fait de mon avis ; seulement l'exécution sera- t-elle aussi parfaite que le dessin ? et dans le cas où vous croiriez pouvoir en répondre, mes pierreries suffiront-elles ?
- Oui, madame, je l'espère ; néanmoins, j'aurais voulu mettre au pistil du collier un gros diamant qui y tremblerait comme une goutte de rosée, mais ce serait une dépense trop considérable peut-être dans un travail confié à un humble artiste comme je suis.
- Oh ! nous pouvons faire cette dépense, Ascanio.
- C'est qu'un diamant de cette grosseur vaudrait peut-être deux cent mille écus, madame.
- Eh bien ! nous y aviserons. Mais, ajouta la duchesse en baissant la voix, rendez-moi un service, Ascanio.
- Je suis à vos ordres, madame.
- Tout à l'heure, en allant écouter les fadeurs de ce Marot, j'ai aperçu à l'autre extrémité le comte d'Orbec. Informez-vous de lui, s'il vous plaît, et dites-lui que je désire lui parler.
- Quoi ! madame... fit Ascanio, pâlissant au nom du comte.
- Ne disiez-vous pas que vous étiez à mes ordres ! reprit avec hauteur madame d'Etampes. D'ailleurs, si je vous prie de cette commission, c'est que vous êtes intéressé à l'entretien que je veux avoir avec d'Orbec et qui pourra vous donner à réfléchir, si cependant les amoureux réfléchissent jamais.
- Je vais vous obéir, madame, dit Ascanio, tremblant de mécontenter celle dont il attendait son salut.
- Bien. Veuillez en parlant au comte parler italien, j'ai mes raisons pour cela, et revenez avec lui vers moi.
Ascanio, pour ne pas aigrir davantage et ne pas heurter de nouveau sa redoutable ennemie, s'éloigna et demanda à un jeune seigneur aux rubans lilas s'il avait vu le comte d'Orbec et où il était.
- Tenez, lui fut-il répondu, c'est ce vieux singe qui cause là-bas avec le prévôt de Paris, et qui se tient près de cette adorable fille.
L'adorable fille était Colombe, que tous les muguets admiraient avec curiosité. Pour le vieux singe, il parut en effet à Ascanio aussi repoussant qu'un rival eût pu le désirer. Mais après un instant donné à cet examen, il s'approcha de lui, l'aborda au grand étonnement de Colombe, et l'invita en italien à le suivre auprès de madame d'Etampes. Le comte s'excusa auprès de sa fiancée et de ses amis, et se hâta de se rendre aux ordres de la duchesse, suivi d'Ascanio, qui ne s'éloigna pas cependant sans rassurer par un coup d'oeil d'intelligence la pauvre Colombe, toute troublée à l'audition de cet étrange message, et surtout à la vue du messager.
- Ah ! bonjour, comte, dit madame d'Etampes en apercevant d'Orbec, je suis charmée de vous voir, car j'ai des choses d'importance à vous dire. Messieurs, ajouta-t-elle, en s'adressant à ceux qui l'entouraient, nous avons encore sans doute un bon quart d'heure à attendre Leurs Majestés ; si vous le permettez, je profiterai de ce temps pour entretenir mon vieil ami le comte d'Orbec.
Tous les seigneurs empressés autour de la duchesse se hâtèrent de s'éloigner discrètement sur ce congé sans façon, et la laissèrent seule avec le trésorier du roi dans une de ces embrasures de croisées vastes comme nos salons d'aujourd'hui. Ascanio allait faire comme les autres, mais, sur un signe de la duchesse, il resta.
- Qu'est-ce que ce jeune homme ? demanda le comte.
- Un page italien qui n'entend pas un mot de français ; aussi vous pouvez parler devant lui, c'est exactement comme si nous étions seuls.
- Eh bien ! madame, reprit d'Orbec, j'ai obéi, j'espère, aveuglément à vos ordres sans même en rechercher les motifs. Vous m'avez exprimé le désir de voir ma future femme présentée aujourd'hui à la reine : Colombe est ici avec son père ; mais, maintenant que j'ai agi selon votre désire, j'avoue que je voudrais le comprendre ; est-ce trop demander, madame, que de vous demander une petite explication ?
- Vous êtes le plus dévoué parmi mes fidèles, d'Orbec ; heureusement qu'il me reste beaucoup à faire pour vous, et encore je ne sais pas si je pourrai m'acquitter ! pourtant j'y tâcherai. Cette charge de trésorier du roi que je vous ai donnée n'est que la pierre d'attente sur laquelle je veux bâtir votre fortune, comte.
- Madame, fit d'Orbec en s'inclinant jusqu'à terre.
- Je vais donc vous parler à coeur ouvert ; mais avant tout, que je vous fasse compliment. J'ai vu votre Colombe tout à l'heure : elle est vraiment ravissante ; un peu gauche, c'est un charme de plus. Cependant, entre nous, j'ai beau chercher, je vous connais, et, là, je ne vois pas dans quel but, vous, homme grave, prudent et médiocrement entiché, j'imagine, de fraîcheur et de beauté, vous faites ce mariage-là ; je dis dans quel but, car nécessairement il y a quelque chose là-dessous, et vous n'êtes pas homme à marcher au hasard.
- Dame ! il faut faire une fin, madame ; et puis, le père est un vieux drôle qui laissera des écus à sa fille.
- Mais quel âge a-t-il donc ?
- Eh ! quelque cinquante-cinq ou six ans.
- Et vous, comte ?
- Oh ! à peu près le même âge, mais il est si usé, lui.
- Je commence à comprendre et à vous reconnaître. Je savais bien que vous étiez au-dessus d'un sentiment vulgaire, et que les agréments de cette petite n'étaient pas ce qui vous avait séduit.
- Fi donc ! madame, je n'y ai seulement pas songé ; elle eût été laide que c'eût été la même chose ; elle est jolie, tant mieux.
- Oh ! à la bonne heure, comte, sinon je désespérais de vous.
- Et maintenant que vous m'avez retrouvé, madame, daignerez-vous m'apprendre...
- Oh ! c'est que pour vous je fais de beaux rêves, interrompit la duchesse. Ce que je voudrais vous voir, d'Orbec, le savez-vous, c'est la place de Poyet, que je déteste, fit la duchesse en jetant un coup d'oeil de haine sur le chancelier, qui se promenait toujours avec le connétable.
- Quoi ! madame, une des plus immenses dignités du royaume !
- Eh ! n'êtes-vous donc pas vous-même un homme éminent, comte ! Mais, hélas ! mon pouvoir est si précaire, je règne sur le bord d'un abîme. Tenez, en ce moment, je suis d'une inquiétude mortelle. Le roi a pour maîtresse la femme d'un homme de rien, d'un justicier, d'un nommé Féron. Si cette femme était ambitieuse, nous serions perdus. J'aurais dû aussi prendre l'initiative sur ce caprice de François Ier. Ah ! je ne retrouverai jamais non plus cette petite duchesse de Brissac que j'avais donnée à Sa Majesté : une femme douce et faible, une enfant. Je la pleurerai toujours : elle n'était pas dangereuse celle-là, elle ne parlait au roi que de mes perfections. Pauvre Marie ! elle avait pris toutes les charges de ma position et m'en laissait tous les bénéfices. Mais cette Féronnière, comme ils l'appellent, il faudrait à toute force en distraire François Ier. Moi, hélas ! j'ai épuisé tout mon arsenal de séductions, et j'en suis réduite aux derniers retranchements, l'habitude.
- Comment, madame ?
- Oh ! mon Dieu ! oui, je n'occupe plus guère que l'esprit, le coeur est ailleurs ; j'aurais bien besoin, vous comprenez, d'une auxiliaire. Où la trouver ? une amie toute dévouée, toute sincère, dont je sois sûre. Ah ! je la paierais de tant d'or et de tant d'honneurs ! Cherchez-moi-la donc, d'Orbec. Vous ne savez pas combien, chez notre souverain, le roi et l'homme se touchent de près, et où l'homme peut entraîner le roi. Si nous étions deux, non deux rivales mais deux alliées, non pas deux maîtresses mais deux amies ; si nous tenions, l'une François, l'autre François Ier, la France serait à nous, comte, et dans quel moment ! quand Charles-Quint vient se jeter de lui-même dans nos filets, quand on pourra le rançonner à l'aise et profiter de son imprudence pour se ménager en cas d'événement un avenir magnifique. Je vous expliquerai mes desseins, d'Orbec. Cette Diane qui vous plaît tant n'aurait plus prise un jour sur notre fortune, et le chevalier de France pourrait devenir... Mais voici le roi.
Telle était la façon de madame d'Etampes : elle expliquait rarement, elle laissait deviner ; elle semait dans les esprits des résolutions et des idées, elle laissait travailler l'avarice, l'ambition, la perversité naturelles, puis elle savait s'interrompre à propos.
Grand art qu'on ne saurait trop recommander à beaucoup de poètes et à nombre d'amants.
Aussi le comte d'Orbec, âpre au gain et aux honneurs, rompu et corrompu, avait parfaitement compris la duchesse, car plus d'une fois durant l'entretien les regards d'Anne s'étaient dirigés du côté de Colombe. Pour Ascanio, sa droite et généreuse nature n'avait pu sonder jusqu'au fond ce mystère d'iniquité et d'infamie, mais il ressentait vaguement que cette conversation étrange et sombre cachait un danger terrible pour sa bien-aimée, et il considérait madame d'Etampes avec épouvante.
Un huissier annonça le roi et la reine. En un instant tout le monde fut debout et le chapeau à la main.
- Dieu vous garde ! messieurs, dit en entrant François Ier ». Il faut que je vous annonce tout de suite une grande nouvelle. Notre cher frère l'empereur Charles-Quint est à l'heure où je vous parle en route pour la France, s'il n'y est déjà entré. Préparons-nous, messieurs, à l'accueillir dignement. Je n'ai pas besoin de rappeler à ma féale noblesse à quoi cette grande hospitalité l'oblige. Nous avons montré au camp du Drap d'or que nous savions recevoir également les rois. Dans moins d'un mois Charles-Quint sera au Louvre.
- Et moi, messieurs, dit la reine Eléonore de sa voix douce, je vous remercie d'avance pour mon royal frère de l'accueil que vous lui ferez.
On répondit par les cris de Vive le roi ! Vive la reine ! Vive l'empereur !
En ce moment, quelque chose de frétillant passa entre les jambes des courtisans et s'avança jusqu'au roi, c'était Triboulet.
- Sire, dit le bouffon, voulez-vous me permettre de dédier à Votre Majesté un ouvrage que je vais faire imprimer ?
- Avec grand plaisir, bouffon, répondit le roi ; mais encore faut-il que je connaisse quel est le titre de cet ouvrage et que je sache le point où il en est.
- Sire, cet ouvrage aura pour titre l'Almanach des fous, et contiendra la liste des plus grands insensés que la terre aura jamais portés. Quant à savoir où il en est, j'ai déjà inscrit sur la première page le nom du roi des fous passés et à venir.
- Et quel est cet illustre confrère que tu me donnes pour cousin et que tu choisis pour monarque ? demanda François Ier ».
- Charles-Quint, sire, répondit Triboulet.
- Comment Charles-Quint ! s'écria le roi. – Lui-même ! Et pourquoi Charles-Quint ?
- Parce qu'il n'y a que Charles-Quint au monde qui, vous ayant tenu prisonnier à Madrid, comme il l'a fait, soit assez fou pour traverser le royaume de Votre Majesté.
- Mais s'il y passe sans accident cependant au milieu de mon royaume ? répliqua François Ier.
- Alors, répondit Triboulet, je lui promets d'effacer son nom pour mettre un autre nom à sa place.
- Et quel sera ce nom ? demanda le roi.
- Le vôtre, sire ; car en le laissant passer, vous aurez encore été plus fou que lui.
Le roi éclata de rire. Les courtisans firent chorus. La pauvre Eléonore seule pâlit.
- Eh bien ! dit François, mets donc mon nom à l'instant même à la place de celui de l'empereur, car j'ai donné ma parole de gentilhomme et je la tiendrai. Quant à la dédicace, je l'accepte, et voilà le prix du premier exemplaire qui paraîtra.
A ces mots, François Ier tira une bourse pleine de sa poche et la jeta à Triboulet, qui la reçut entre ses dents et s'éloigna à quatre pattes et en grommelant comme fait un chien qui emporte un os.
- Madame, dit à la reine le prévôt de Paris en s'avançant avec Colombe, Votre Majesté veut-elle me permettre de profiter de ce moment de joie pour lui présenter sous d'heureux auspices ma fille Colombe, qu'elle a daigné agréer au nombre de ses dames d'honneur ?
La bonne reine adressa quelques mots de félicitations et d'encouragement à la pauvre Colombe confuse, que le roi, pendant ce temps, regardait avec admiration.
- Foi de gentilhomme ! messire le prévôt, dit François Ier en souriant, savez-vous que c'est un crime de haute trahison d'avoir aussi longtemps enfoui et tenu hors de nos regards une semblable perle, laquelle doit faire si bien dans la couronne de beautés qui entoure la majesté de notre reine. Si vous n'êtes pas puni de cette félonie, sire Robert, rendez-en grâce à la muette intercession de ces beaux yeux baissés.
Puis, le roi fit un salut gracieux à la charmante fille et passa suivi de toute la cour pour se rendre à la chapelle.
- Madame, dit le duc de Medina-Sidonia en offrant la main à la duchesse d'Etampes, nous laisserons s'il vous plaît passer la foule, et nous resterons un peu en arrière ; nous serions ici mieux que partout ailleurs pour deux mots importants que j'aurais à vous dire en secret.
- Je suis tout à vous, monsieur l'ambassadeur, répondit la duchesse. Ne vous éloignez pas, comte d'Orbec : vous pouvez tout dire, monsieur de Medina, devant ce vieil ami, qui est un second moi-même, et devant ce jeune homme, qui ne parle qu'italien.
- Leur discrétion doit vous importer autant qu'à moi, madame, et du moment où vous en êtes sûre... Mais nous voici seuls et je vais aller droit au but sans détour et sans réticences. Vous voyez que Sa Majesté Sacrée s'est décidée à traverser la France et qu'elle y a même probablement déjà mis le pied ; elle sait pourtant qu'elle y marchera entre deux haies d'ennemis ; mais elle compte sur la chevalerie du roi ; vous-même vous lui avez conseillé cette confiance, madame, et je conviendrai franchement avec vous que, plus puissante que tel ou tel ministre en titre, vous avez assez d'empire sur François Ier pour faire à votre gré votre avis bon ou mauvais, leurre ou garantie. Mais pourquoi vous tourneriez-vous contre nous ? ce n'est ni l'intérêt de l'Etat ni le vôtre.
- Achevez, monseigneur ; vous n'avez pas tout dit, je pense ?
- Non, madame. Charles-Quint est le digne successeur de Charlemagne, et ce qu'un allié déloyal pourrait exiger de lui comme rançon, il veut le donner comme présent, et ne laisser sans récompense ni l'hospitalité ni le conseil.
- A merveille ! et ce sera agir avec grandeur et prudence.
- Le roi François Ier a toujours ardemment désiré le duché de Milan, madame ; eh bien ! cette province, éternel sujet de guerre entre la France et l'Espagne, Charles-Quint consentira à la céder à son beau-frère moyennant une redevance annuelle.
- Je comprends, interrompit la duchesse : les finances de l'empereur sont assez bas, on le sait ; d'autre part, le Milanais est ruiné par vingt guerres, et Sa Majesté Sacrée ne serait pas fâchée de transporter sa créance d'un débiteur pauvre à un débiteur opulent. Je refuse, monsieur de Medina, car vous comprenez vous-même qu'une pareille proposition n'est pas acceptable.
- Mais, madame, des ouvertures ont été déjà faites au roi au sujet de cette investiture, et Sa Majesté en a paru charmée.
- Je le sais ; mais, moi, je refuse. Si vous pouvez vous passer de moi, tant mieux pour vous.
- Madame, l'empereur tient singulièrement à vous savoir de son parti, et tout ce que vous pourriez souhaiter...
- Mon influence n'est pas marchandise qu'on vende et qu'on achète, monsieur l'ambassadeur.
- Oh ! madame, qui dit cela ?
- Ecoutez, vous m'assurez que votre maître désire mon appui, et entre nous il a raison. Eh bien ! pour le lui assurer je lui demande moins qu'il n'offre : suivez-moi bien. Voilà ce qu'il devra faire. Il promettra à François Ier l'investiture du duché de Milan, puis une fois hors de France il se souviendra du traité de Madrid violé et oubliera sa promesse.
- Quoi ! madame, mais ce sera la guerre !
- Attendez donc, monsieur de Medina. Sa Majesté criera et menacera, en effet. Alors Charles consentira à ériger en Etat indépendant le Milanais, et le donnera, mais libre de redevances, à Charles d'Orléans, second fils du roi : de cette façon l'empereur n'agrandira pas un rival. Cela vaut bien quelques écus, et je pense que vous n'avez rien à dire contre, monseigneur. Quant à ce que je puis souhaiter personnellement, comme vous disiez tout à l'heure, si Sa Majesté Sacrée entre dans mes desseins, elle laissera tomber devant moi, à notre première entrevue, un caillou plus ou moins brillant que je ramasserai, s'il en vaut la peine, et que je garderai en souvenir de la glorieuse alliance conclue entre le successeur des Césars, roi d'Espagne et des Indes, et moi.
La duchesse d'Etampes se pencha à l'oreille d'Ascanio, effrayé de ses sombres et mystérieux projets comme le duc de Medina en était inquiet, comme le comte d'Orbec en paraissait charmé.
- Tout cela pour toi, Ascanio, dit-elle tout bas à l'apprenti. Pour gagner ton coeur, je perdrais la France. Eh bien ! monsieur l'ambassadeur, reprit-elle à voix haute, quelle est votre réponse ?
- L'empereur seul peut prendre une décision sur un sujet de cette gravité, madame ; néanmoins, tout me porte à croire qu'il acceptera un arrangement qui m'effraie presque, tant il me semble avantageux pour nous.
- Si cela peut vous rassurer, je vous dirai qu'au fond il l'est aussi pour moi, et voilà pourquoi je m'engage à le faire accepter par le roi. Nous autres femmes, nous avons aussi notre politique, plus profonde parfois que la vôtre. Mais je puis vous jurer que mes projets ne sont en rien dangereux pour vous ; et réfléchissez, en quoi pourraient-ils l'être ? En attendant d'ailleurs la résolution de Charles-Quint, monsieur de Medina, vous pouvez être sûr que je ne laisserai pas échapper une occasion d'agir contre lui, et que j'engagerai de toutes mes forces Sa Majesté à le retenir prisonnier.
- Eh quoi ! madame, est-ce là un commencement d'alliance ?
- Allons donc, monsieur l'ambassadeur. Comment ? un homme d'Etat tel que vous ne voit-il pas que l'essentiel est d'écarter de moi tout soupçon de séduction, et que prendre ouvertement votre cause ce serait le moyen de la perdre ? D'ailleurs, je n'entends pas qu'on me puisse jamais trahir ou dénoncer. Laissez-moi être votre ennemie, monsieur le duc, laissez-moi parler contre vous. Que vous importe ? Ne savez-vous pas ce qu'on fait avec les mots, mon Dieu ! Si Charles-Quint refuse mon traité, je dirai au roi : « Sire, fiez-vous-en à mes instincts généreux de femme. Vous ne devez pas reculer devant de justes et nécessaires représailles. » Et si l'empereur accepte, je dirai : « Sire, croyez-en mon habileté féminine, c'est-à-dire féline ; il faut vous résigner à une infamie utile. »
- Ah ! madame, dit le duc de Medina en s'inclinant devant la duchesse, quel dommage que vous soyez une reine ! vous auriez fait un si parfait ambassadeur !
Sur quoi le duc prit congé de madame d'Etampes et s'éloigna, ravi de la tournure inattendue qu'avaient prise les négociations.
- A mon tour de parler nettement et sans ambages, dit la duchesse au comte d'Orbec quand elle fut seule avec Ascanio et lui. Maintenant, comte, vous savez trois choses : la première, c'est qu'il est important pour mes amis et pour moi que mon pouvoir soit en ce moment consolidé et à l'abri de toute atteinte ; la seconde, c'est qu'une fois cet événement traversé, nous n'aurons plus à redouter l'avenir, que Charles d'Orléans continuera François Ier, et que le duc de Milan, que j'aurai fait ce qu'il sera, me devra plus de reconnaissance que le roi de France, qui m'a faite ce que je suis ; la troisième, c'est que la beauté de votre Colombe a vivement frappé Sa Majesté. Eh bien ! comte, je m'adresse à l'homme supérieur que n'atteignent pas les préjugés vulgaires. Vous tenez en cet instant votre sort dans vos mains : voulez-vous que le trésorier d'Orbec succède au chancelier Poyet, ou, tenez, en termes plus positifs, voulez-vous que Colombe d'Orbec succède à Marie de Brissac ?
Ascanio fit un mouvement d'horreur que n'aperçut pas d'Orbec, qui échangeait un regard odieusement malicieux avec le regard profond de madame d'Etampes.
- Je veux être chancelier, répondit-il simplement.
- Bon ! nous sommes donc sauvés ; mais le prévôt !
- Eh ! eh ! reprit le comte, vous lui trouverez bien quelque bel office ; qu'il soit seulement plutôt lucratif qu'honorifique, je vous prie ; je retrouverai le tout quand le vieux podagre s'en ira.
Ascanio ne put se contenir plus longtemps.
- Madame ! fit-il d'une voix éclatante en s'avançant.
Il n'eut pas le temps de continuer, le comte n'eut pas le temps de s'étonner, la porte s'ouvrit à deux battants : toute la cour rentrait.
Madame d'Etampes saisit violemment la main d'Ascanio, se rejeta brusquement en arrière avec lui, et, de sa voix contenue mais vibrante, lui dit à l'oreille :
- Eh bien ! jeune homme, vois-tu maintenant comment on devient la concubine d'un roi, et où parfois, malgré nous, la vie nous mène ?
Elle se tut. Au milieu de ces paroles graves, la bonne humeur et les saillies du roi et des courtisans firent pour ainsi dire irruption.
François Ier était radieux, Charles-Quint allait venir. Il y aurait des réceptions, des fêtes, des surprises, un beau rôle à jouer. Le monde entier aurait les yeux fixés sur Paris et son roi. Attentif au drame intéressant dont lui François Ier tiendrait tous les fils, il y pensait avec une joie d'enfant. C'était sa nature de prendre ainsi toutes choses par le côté brillant plutôt que par le côté sérieux, de viser avant tout à l'effet, et de voir dans les batailles des tournois, et dans la royauté un art. Splendide esprit aux idées aventureuses, étranges, poétiques, François Ier fit de son règne une représentation théâtrale et du monde une salle de spectacle.
Ce jour-là, à la veille d'éblouir un rival et l'Europe, il était d'une clémence et d'une aménité plus charmantes que jamais.
Aussi, comme rassuré par ce gracieux visage, Triboulet vint-il rouler à ses pieds au moment où il franchissait la porte.
- Oh ! sire, oh ! sire, s'écria lamentablement le bouffon, je viens vous faire mes adieux, il faut que Votre Majesté se résigne à me perdre ; aussi j'en pleure plus pour elle que pour moi. Que va devenir Votre Majesté sans son pauvre Triboulet, qu'elle aime tant !
- Quoi, vas-tu me quitter, fou, au moment où il n'y a qu'un bouffon pour deux rois ?
- Oui, sire, au moment où il y aura deux rois pour un bouffon.
- Mais je n'entends pas cela, Triboulet. Tu resteras, je te l'ordonne.
- Hélas ! oui. Faites donc part du décret royal à monsieur de Vieilleville, à qui j'ai dit ce qu'on dit de sa femme, et qui pour une chose si simple a juré qu'il m'arracherait les oreilles d'abord et l'âme ensuite... si j'en ai une toutefois, a ajouté l'impie, à qui Votre Majesté devrait bien faire couper la langue pour un semblable blasphème.
- Va, va ! reprit le roi, sois tranquille, mon pauvre fou, celui qui t'ôterait la vie serait bien sûr d'être pendu un quart d'heure après.
- Oh ! sire, si cela vous était égal ?
- Eh bien ! quoi ?
- Faites-le pendre un quart d'heure avant. J'aime mieux cela.
Tous de rire, et le roi plus que tous. Puis, continuant de s'avancer, il trouva sur son passage Pierre Strozzi, le noble exilé.
- Seigneur Pierre Strozzi, lui dit-il, il y a bien longtemps, ce me semble, trop longtemps que vous nous avez demandé des lettres de naturalisation ; c'est une honte pour nous qu'après avoir si vaillamment combattu dans le Piémont pour les Français et en Français, vous n'apparteniez pas encore à notre patrie par le courage, puisque votre patrie par la naissance vous renie. Ce soir, seigneur Pierre, messire Le Maçon, mon secrétaire, vous expédiera vos lettres de naturalisation. Ne me remerciez pas ; il faut que Charles-Quint vous trouve Français, pour mon honneur et pour le vôtre... – Ah ! c'est vous, Cellini, et vous ne venez jamais les mains vides : que portez-vous là sous le bras, mon ami ? Mais attendez un moment ; il ne sera pas dit, foi de gentilhomme ! que je ne vous aie jamais devancé en magnificence : Messire Antoine Le Maçon, vous joindrez aux lettres de naturalisation du grand Pierre Strozzi celles de mon ami Benvenuto, et vous les lui porterez sans frais chez lui : un orfèvre ne trouve pas cinq cents ducats aussi aisément qu'un Strozzi.
- Sire, dit Benvenuto, je rends grâce à Votre Majesté, mais qu'elle me pardonne mon ignorance : qu'est-ce que ces lettres de naturalisation ?
- Quoi ! dit gravement Antoine Le Maçon, tandis que le roi riait comme un fou de la question, ne savez-vous pas, maître Benvenuto, que des lettres de naturalisation sont le plus grand honneur que Sa Majesté puisse accorder à un étranger ; que par là vous devenez Français ?
- Je commence à comprendre, sire, et je vous remercie, dit Cellini ; mais excusez-moi : j'étais déjà de coeur sujet de Votre Majesté, à quoi servent ces lettres ?
- A quoi ces lettres servent ? dit François Ier, dont la joyeuse humeur continuait ; elles servent, Benvenuto, à ce que maintenant que vous voici Français, je puis vous faire seigneur du Grand-Nesle, ce qui ne m'était pas permis auparavant. Messire Le Maçon, vous joindrez la donation définitive du château aux lettres de naturalisation. Comprenez-vous maintenant, Benvenuto, à quoi servent les lettres de naturalisation ?
- Oui, sire, et merci, merci mille fois ! on dirait que nos deux coeurs s'entendent sans se parler, car cette grâce que vous me faites aujourd'hui est comme un acheminement à une immense faveur que j'oserai peut-être vous demander un jour et qui en fait pour ainsi dire partie.
- Tu sais ce que je t'ai promis, Benvenuto. Apporte-moi mon Jupiter et demande.
- Oui, Votre Majesté a bon souvenir, et j'espère qu'elle aura bonne parole. Oui, Votre Majesté peut exaucer un voeu qui tient en quelque sorte à ma vie, et déjà, par un royal et sublime instinct, vous venez de rendre l'accomplissement de ce voeu plus facile.
- Il sera fait, mon grand orfèvre, selon votre désir ; mais en attendant, vous allez nous faire voir d'abord ce que vous tenez là dans vos mains.
- Sire, c'est une salière d'argent pour accompagner le vase et le bassin.
- Montrez-moi vite cela, Benvenuto.
Le roi examina attentivement et silencieusement comme toujours le merveilleux ouvrage que lui présentait Cellini.
- Quelle bévue ! dit-il enfin, quel contresens !
- Quoi ! sire, s'écria Benvenuto au comble du désappointement, Votre Majesté serait si peu satisfaite.
- Eh ! sans doute, monsieur. Comment, vous me gâtez une si belle idée en argent : c'est en or qu'il fallait m'exécuter cela, Cellini, et j'en suis fâché pour vous, mais vous la recommencerez.
- Hélas ! sire, dit mélancoliquement Benvenuto, ne soyez pas si ambitieux pour mes pauvres ouvrages. C'est la richesse de la matière qui perdra, j'en ai bien peur, ces chers trésors de ma pensée. Mieux vaut pour une gloire durable travailler l'argile que l'or, sire, et nos noms ne vivent guère, à nous autres orfèvres. Sire, les nécessités sont parfois cruelles, les hommes toujours cupides et stupides ; et qui sait si telle coupe d'argent de moi dont Votre Majesté donnerait dix mille ducats, on ne la fondra pas pour dix écus ?
- Allons donc, croyez-vous que le roi de France aille jamais mettre en gage chez les Lombards les salières de sa table !
- Sire, l'empereur de Constantinople a bien mis en gage chez les Vénitiens la couronne d'épines de Notre-Seigneur.
- Mais un roi de France la dégagea, monsieur !
- Oui, je le sais ; cependant, songez aux dangers, aux révolutions, aux exils ! Je suis d'un pays où les Médicis ont été chassés et rappelés trois fois, et il n'y a que les rois qui, comme Votre Majesté, se font une gloire, à qui on ne puisse enlever leur bien.
- N'importe, Benvenuto, n'importe, je veux ma salière en or, et mon trésorier va vous compter aujourd'hui mille écus d'or de vieux poids pour cela. Vous entendez, comte d'Orbec, aujourd'hui même, car je ne veux pas que Cellini perde une minute. Adieu, Benvenuto, continuez ; le roi pense au Jupiter ; adieu, messieurs, pensez à Charles-Quint.
Pendant que François Ier descendait l'escalier pour aller rejoindre la reine, qui était déjà en voiture et qu'il accompagnait à cheval, divers mouvements eurent lieu que nous ne devons pas omettre.
Benvenuto s'approcha d'abord du comte d'Orbec et lui dit : – Veuillez tenir cet or à ma disposition, messire le trésorier. Je vais obéir aux ordres de Sa Majesté, aller chercher sur-le-champ un sac chez moi, et je serai chez vous dans une demi heure. Le comte s'inclina en signe d'acquiescement, et Cellini sortit seul, après avoir vainement cherché Ascanio des yeux.
Dans le même temps Marmagne parlait bas au prévôt, qui tenait toujours la main de Colombe.
- Voici une occasion magnifique, lui disait-il, et je cours prévenir mes hommes. Vous, dites à d'Orbec de retenir le plus longtemps possible le Benvenuto.
Là-dessus il disparut, et messire d'Estourville s'approcha du comte d'Orbec, auquel il parla à l'oreille, puis il ajouta tout haut :
- Pendant ce temps, moi, comte, je reconduirai Colombe à l'hôtel de Nesle.
- Bien, fit d'Orbec, et venez m'annoncer le résultat ce soir.
Ils se séparèrent, et le prévôt reprit en effet lentement avec sa fille le chemin du Petit-Nesle, suivis à leur insu par Ascanio, qui ne les avait pas perdus de vue une minute, et qui regardait de loin avec amour marcher sa Colombe.
Cependant le roi mettait le pied à l'étrier ; il montait un admirable alezan, son favori, un présent de Henri VIII.
- Nous allons, dit-il, faire une longue route ensemble aujourd'hui,

                    Gentil, joli petit cheval,
                    Bon à monter, doux à descendre...

- Ma foi ! voilà toujours les deux premiers d'un quatrain, ajouta François Ier ; trouvez-moi les autres, voyons, Marot, ou bien, vous, maître Melin de Saint-Gelais.
Marot se gratta la tête, mais Saint-Gelais le prévint et avec un bonheur et une promptitude inouïs continua :

                    Sans que tu sois un Bucéphal,
                    Tu portes plus grand qu'Alexandre !

Les applaudissements éclatèrent de toutes parts, et le roi, déjà à cheval, envoya de sa main un salut de remerciement tout gracieux au poète si bien et si vite inspiré.
Pour Marot, il rentra au logis de Navarre plus bourru que jamais.
- Je ne sais ce qu'ils avaient à la cour, grommelait-il, mais ils étaient tous stupides aujourd'hui.

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