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Chapitre XXVII
Ce qu'on voit la nuit de la cime d'un peuplier

Le lendemain, qui était le jour même où toute la cour devait revenir de Fontainebleau, ce fut dame Ruperte qui déclara au même auditoire qu'elle avait une grande révélation à faire à son tour.
Aussi, comme on s'en doute bien, d'après un avis si intéressant, tout le monde fut réuni à la même heure et au même endroit.
On était d'autant plus libre que Benvenuto avait écrit à Ascanio qu'il restait deux ou trois jours de plus pour faire préparer la salle où il comptait exposer son Jupiter, lequel Jupiter il devait fondre aussitôt son retour.
De son côté, le prévôt n'avait fait que paraître au Grand-Nesle pour demander si l'on n'avait pas appris quelque nouvelle de Colombe. Mais dame Perrine lui ayant répondu que tout était toujours dans le même état, il était retourné aussitôt au Châtelet.
Les habitants du Petit et du Grand-Nesle jouissaient donc d'une entière liberté, puisque les deux maîtres étaient absents.
Quant à Jacques Aubry, quoiqu'il dût avoir ce soir-là une entrevue avec Gervaise, la curiosité l'avait emporté sur l'amour, ou plutôt il avait espéré que le récit de Ruperte, moins long que celui de dame Perrine, finirait à temps pour qu'il pût à la fois entendre la narration et arriver à l'heure dite à son rendez-vous.
Or, voici ce que Ruperte avait à raconter :
Le récit de dame Perrine lui avait trotté toute la nuit dans la tête, et une fois rentrée dans sa chambre, elle trembla de tout son corps que, malgré les saints reliquaires dont le chevet de son lit était garni, le fantôme d'Antonia ne vînt la visiter.
Ruperte barricada sa porte, mais c'était une médiocre précaution : la vieille gouvernante était trop au courant des habitudes des fantômes, pour ignorer que les esprits ne connaissent pas de portes fermées. Elle aurait néanmoins voulu barricader aussi la fenêtre qui donnait sur le jardin du Grand-Nesle, mais le propriétaire primitif avait oublié d'y faire mettre des contrevents, et le propriétaire actuel avait jugé inutile de se grever de cette dépense.
Il y avait bien ordinairement les rideaux ; mais cette fois, par chance contraire, les rideaux étaient au blanchissage.
La fenêtre n'était donc défendue que par une simple vitre transparente comme l'air qu'elle empêchait d'entrer.
Ruperte, en rentrant dans sa chambre, regarda sous son lit, fouilla dans toutes ses armoires, et ne laissa pas le moindre petit coin sans le visiter. Elle savait que le diable ne tient pas grande place quand il veut rentrer sa queue, ses griffes et ses cornes, et qu'Asmodée resta je ne sais combien d'années recroquevillé dans une bouteille.
La chambre était parfaitement solitaire, et il n'y avait pas la moindre trace du moine bourru.
Ruperte se coucha donc un peu plus tranquille, mais elle laissa néanmoins brûler sa lampe. A peine au lit, elle jeta les yeux sur la fenêtre, et devant la fenêtre, elle vit une ombre gigantesque qui se dessinait dans la nuit et qui lui interceptait la lumière des étoiles ; quant à la lune, il n'en était pas question : elle entrait dans son dernier quartier.
La bonne Ruperte tressaillit de crainte, et elle était sur le point de crier ou de frapper, lorsqu'elle se souvint de la statue colossale de Mars qui s'élevait juste devant sa fenêtre. Elle reporta aussitôt les yeux, qu'elle avait détournés déjà, du côté de la fausse apparition, et elle reconnut parfaitement tous les contours du dieu de la guerre. Cela rassura momentanément Ruperte, qui prit la résolution positive de s'endormir.
Mais le sommeil, ce trésor du pauvre que si souvent le riche lui envie, n'est aux ordres de personne. Dieu le soir lui ouvre les portes du ciel, et capricieux qu'il est, il visite qui bon lui semble, dédaignant qui l'appelle, et frappant aux portes de ceux qui ne l'attendent pas. Ruperte l'invoqua longtemps sans qu'il l'entendît.
Enfin, vers minuit, la fatigue l'emporta. Peu à peu les sens de la bonne gouvernante s'engourdirent, ses pensées, en général assez mal enchaînées les unes aux autres, rompirent le fil imperceptible qui les retenait et s'éparpillèrent comme les grains d'un rosaire. Son coeur seul, agité par la crainte, continua de veiller, puis il s'endormit à son tour et tout fut dit : la lampe veilla seule.
Mais comme toute chose humaine, la lampe eut sa fin deux heures après que Ruperte eut clos ses yeux du sommeil du juste. La lampe, sous prétexte qu'elle n'avait plus d'huile, commença de faiblir, puis elle pétilla, puis elle jeta une grande lueur, puis enfin elle mourut.
Juste en ce moment Ruperte faisait un rêve terrible : elle rêvait qu'en revenant le soir de chez dame Perrine elle avait été poursuivie par le moine bourru ; mais heureusement Ruperte avait retrouvé, contre l'habitude des gens qui rêvent, ses jambes de quinze ans, et elle s'était enfuie si vite, que le moine bourru, quoiqu'il parût glisser et non marcher sur la terre, n'était arrivé derrière elle que pour se voir fermer au nez la porte du perron. Ruperte l'avait alors, toujours dans son rêve, entendu se plaindre et frapper à la porte. Mais, comme on le pense bien, elle ne s'était pas pressée d'aller lui ouvrir ; elle avait allumé sa lampe, elle avait monté les escaliers quatre à quatre, elle était entrée dans sa chambre, elle s'était mise au lit, et avait éteint sa lampe.
Mais au moment même où elle éteignait sa lampe, elle avait aperçu la tête du moine bourru derrière ses vitres ; il était monté comme un lézard le long du mur, et il essayait d'entrer par la fenêtre. – Ruperte entendait dans son rêve les ongles du fantôme qui grinçaient contre les carreaux.
On comprend qu'il n'y a pas de sommeil qui tienne contre un pareil rêve. Ruperte s'était donc réveillée, les cheveux hérissés et tout humides d'une sueur glacée. – Ses yeux s'étaient ouverts, hagards et effarés, et s'étaient portés malgré elle sur la fenêtre. – Alors elle avait poussé un cri terrible, car voici ce qu'elle avait vu.
Elle avait vu la tête du Mars colossal jetant du feu par les yeux, par le nez, par la bouche et par les oreilles.
Elle avait cru d'abord qu'elle était encore endormie et que c'était son rêve qui se continuait ; mais elle s'était pincée au sang pour s'assurer qu'elle était bien éveillée, elle avait fait le signe de la croix, elle avait dit mentalement trois Pater et deux Ave, et la monstrueuse apparition n'avait point disparu.
Ruperte trouva la force d'étendre le bras, de prendre le manche de son balai et de frapper de toute sa force au plafond. Hermann couchait au-dessus d'elle, et elle espérait que le vigoureux Allemand, réveillé par cet appel, accourrait à son secours.
Mais Ruperte eut beau frapper, Hermann ne donna aucun signe d'existence.
Alors elle changea de direction, et au lieu de frapper au plafond pour réveiller Hermann, elle frappa au plancher pour réveiller Pagolo.
Pagolo couchait au-dessous de Ruperte, comme Hermann couchait au- dessus ; mais Pagolo fut aussi sourd qu'Hermann, et dame Ruperte eut beau frapper, rien ne bougea.
Ruperte abandonna alors la ligne verticale pour la ligne horizontale ; Ascanio était son voisin, et elle frappa du manche de son balai contre le mur de séparation.
Mais tout resta muet chez Ascanio comme tout était resté muet chez Pagolo et chez Hermann. Il était évident qu'aucun des trois compagnons n'était chez lui. Un instant Ruperte eut l'idée que le moine bourru les avait emportés tous trois.
Or, comme cette idée n'avait rien de rassurant, Ruperte, de plus en plus épouvantée, et certaine que personne ne pouvait venir à son secours, prit le parti de cacher sa tête sous ses draps et d'attendre.
Elle attendit une heure, une heure et demie, deux heures peut-être, mais comme elle n'entendait aucun bruit, elle reprit quelque peu de hardiesse, écarta doucement son drap, hasarda un oeil, puis les deux. La vision avait disparu. La tête du Mars s'était éteinte, tout était rentré dans les ténèbres.
Quelque rassurants que fussent ce silence et cette obscurité, on comprend que Ruperte était brouillée avec le sommeil pour tout le reste de la nuit. La pauvre bonne femme était donc restée l'oreille au guet et les yeux tout grands ouverts jusqu'au moment où les premiers rayons du jour, glissant à travers les vitres, lui annoncèrent que l'heure des fantômes était passée.
Or, voilà ce que raconta Ruperte, et il faut le dire à l'honneur de la narratrice, son récit fit plus d'effet encore peut-être que n'en avait fait celui de la veille ; l'impression fut profonde, surtout sur Hermann et dame Perrine, sur Pagolo et Scozzone. Les deux hommes s'excusèrent de n'avoir pas entendu Ruperte, mais d'une voix si tremblante et d'une façon si embarrassée que Jacques Aubry en éclata de rire. Quant à dame Perrine et à Scozzone, elles ne soufflèrent pas même le mot. Seulement elles devinrent tour à tour si rouges et si blêmes que s'il avait fait jour et qu'on eût pu suivre sur leur visage le reflet de ce qui se passait dans leur âme, on eût pu croire en moins de dix secondes qu'elles allaient mourir d'un coup de sang, puis presque aussitôt trépasser d'inanition.
- Ainsi, dame Perrine, dit Scozzone, qui se remit la première, vous prétendez avoir vu le moine bourru se promener dans le jardin du Grand Nesle ?
- Comme je vous vois, ma chère enfant, répondit dame Perrine.
- Et vous, Ruperte, vous avez vu flamboyer la tête du Mars ?
- Je la vois encore.
- Voilà, dit dame Perrine : le maudit revenant aura choisi la tête de la statue pour son domicile, puis comme il faut qu'après tout un fantôme se promène comme une personne naturelle, à certaines heures il descend, va, vient, puis quand il est fatigué, il remonte dans sa tête. Les idoles et les esprits, voyez-vous, cela s'entend comme larrons en foire : ce sont tous des habitants de l'enfer ensemble, et cet horrible faux dieu Mars donne tout bonnement l'hospitalité à cet effroyable moine bourru.
- Fous groyez, tame Berrine ? demanda le naïf Allemand.
- J'en suis sûre, monsieur Hermann, j'en suis sûre.
- 0a fait fenir la chair de boule, ma parole t'honneur ! murmura Hermann en frissonnant.
- Ainsi vous croyez aux revenants, Hermann ? dit Aubry.
- Foui, j'y grois.
Jacques Aubry haussa les épaules, mais tout en haussant les épaules, il résolut d'approfondir le mystère. Or, c'était la chose du monde la plus facile pour lui qui entrait et qui sortait aussi familièrement que s'il eût été de la maison. Il arrêta donc dans son esprit qu'il irait voir Gervaise le lendemain, mais que ce soir il resterait au Grand-Nesle jusqu'à dix heures ; à dix heures il prendrait congé de tout le monde, ferait semblant de sortir, resterait en dedans, monterait sur un peuplier, et de là, caché dans les branches, ferait connaissance avec le fantôme.
Tout se passa comme l'écolier l'avait projeté. Il quitta l'atelier sans être accompagné, comme c'était l'habitude, tira la porte du quai à grand bruit pour faire croire qu'il était sorti, puis gagnant rapidement le pied du peuplier, se cramponna à la première branche, se hissa jusqu'à elle à la force des poignets, et en un instant fut à la cime de l'arbre. Arrivé là, il se trouvait juste en face de la tête de la statue et dominait à la fois le Grand et le Petit- Nesle, dans les jardins ni dans les cours desquels rien ne pouvait se passer sans qu'il le vît.
Pendant le temps que Jacques Aubry s'établissait sur son perchoir, il y avait grande soirée au Louvre, dont toutes les fenêtres flamboyaient. Charles- Quint s'était enfin décidé à quitter Fontainebleau et à se risquer dans la capitale, et, comme nous l'avons dit, les deux souverains étaient rentrés le soir même à Paris.
Là une fête splendide attendait encore l'empereur. Il y avait souper, jeu et bal. Des gondoles, éclairées avec des lanternes de couleur, glissaient sur la Seine, chargées d'instruments, et s'arrêtaient harmonieusement en face de ce fameux balcon d'où, trente ans plus tard, Charles IX devait tirer sur son peuple, tandis que des bateaux, tout pavoisés de fleurs, passaient d'un côté à l'autre de la rivière les convives qui venaient du faubourg Saint-Germain au Louvre, ou qui retournaient au faubourg Saint-Germain.
Au nombre de ces conviés avait été tout naturellement le vicomte de Marmagne.
Comme nous l'avons dit, le vicomte de Marmagne, grand bellâtre, blond fade et rose, avait la prétention d'être un homme à bonnes fortunes ; or, il avait cru remarquer qu'une jolie petite comtesse, dont le mari était justement à cette heure à l'armée de Savoie, l'avait regardé d'une certaine façon ; il avait alors dansé avec elle, et il avait cru s'apercevoir que la main de la danseuse n'était point insensible à la pression de la sienne. Bref, en voyant sortir la dame de ses pensées, il s'imagina, au coup d'oeil qu'elle lui jeta en le quittant, que, comme Galatée, si elle fuyait vers les saules, c'était avec l'espérance d'y être poursuivie. Marmagne s'était donc mis tout bonnement à la poursuite de la dame, et comme elle demeurait vers le haut de la rue Hautefeuille, il s'était fait passer du Louvre à la tour de Nesle, et suivait le quai pour gagner la rue Saint-André par la rue des Grands-Augustins, lorsqu'il entendit marcher derrière lui.
Il était près d'une heure du matin. La lune, nous l'avons dit, entrait dans son dernier quartier, de sorte que la nuit était assez sombre. Or, au nombre des rares qualités morales dont la nature avait doué Marmagne, le courage, comme on sait, ne jouait pas le principal rôle. Il commença donc à s'inquiéter de ce bruit de pas qui semblait être l'écho des siens, et tout en s'enveloppant plus hermétiquement de son manteau, et en portant instinctivement la main à la garde de son épée, il pressa sa marche.
Mais ce redoublement de célérité ne lui servit de rien ; les pas qui suivaient les siens se remirent à l'unisson de ses pas, et parurent gagner sur lui, de sorte qu'au moment où il tournait le porche des Augustins, il sentit qu'il allait évidemment être rejoint par son compagnon de route si, après être passé du pas simple au pas accéléré, il ne passait point du pas accéléré au pas gymnastique. Il allait se décider à ce parti extrême, lorsqu'au bruit des pas se mêla le bruit d'une voix.
- Pardieu ! mon gentilhomme, disait cette voix, vous faites bien de hâter la marche, la place n'est pas bonne, surtout à cette heure, car c'est ici, vous le savez sans doute, qu'a été attaqué mon digne ami Benvenuto, le sublime artiste, qui est à cette heure à Fontainebleau et qui ne se doute guère de ce qui se passe chez lui ; mais comme nous faisons la même route, à ce qu'il paraît, nous pouvons marcher du même pas, et si nous rencontrons quelques tire-laines, ils y regarderont à deux fois avant de s'attaquer à nous. Je vous offre donc la sécurité de ma compagnie si vous voulez bien m'accorder l'honneur de la vôtre.
Aux premiers mots qu'avait prononcés notre écolier, Marmagne avait reconnu une voix amie, puis au nom de Benvenuto Cellini, il s'était souvenu du bavard basochien qui déjà une première fois lui avait donné de si utiles renseignements sur l'intérieur du Grand-Nesle. Il s'arrêta donc, car la société de maître Jacques Aubry lui offrait un double avantage. L'écolier lui servait d'escorte d'abord, puis, tout en l'escortant, pouvait lui donner sur son ennemi quelque renseignement nouveau, que sa haine mettrait à profit. Il accueillit donc cette fois le basochien d'un air aussi agréable que possible.
- Bonsoir, mon jeune ami, dit Marmagne en réponse aux paroles de bonne camaraderie que Jacques Aubry venait de lui adresser dans l'obscurité. Que disiez-vous donc de ce cher Benvenuto, que j'espérais rencontrer au Louvre, et qui est resté comme un sournois à Fontainebleau ?
- Ah ! pardieu ! voilà une chance ! s'écria Jacques Aubry. Comment, c'est vous, mon cher vicomte... de... Vous avez oublié de me dire votre nom, ou j'ai oublié de m'en souvenir. Vous venez du Louvre ? Etait-ce bien beau, bien animé, bien galant, bien amoureux ? Nous allons en bonne fortune, n'est-ce pas, mon gentilhomme ? Ah ! croque-coeur que vous êtes !
- Ma foi, dit Marmagne d'un air fat, vous êtes sorcier, mon cher : oui, je viens du Louvre, où le roi m'a dit des choses fort gracieuses, et où je serais encore si une charmante petite comtesse ne m'avait fait signe qu'elle préférait la solitude à toute cette grande cohue. Et vous, d'où revenez-vous ? voyons.
- Moi, d'où je reviens ? reprit Aubry en éclatant de rire. Ma foi ! vous m'y faites songer ! Mon cher, je viens de voir de drôles de choses ! Pauvre Benvenuto ! oh ! parole d'honneur ! il ne méritait pas cela !
- Que lui est-il donc arrivé, à ce cher ami ?
- D'abord, si vous venez du Louvre, il faut que vous sachiez, vous, que je viens du Grand-Nesle, où j'ai passé deux heures, perché sur une branche, ni plus ni moins qu'un perroquet.
- Diable ! la position n'était pas commode !
- N'importe, n'importe ! je ne regrette pas la crampe que j'y ai prise, car j'ai vu des choses, mon cher, j'ai vu des choses, tenez, rien que d'y penser, j'en suffoque de rire.
Et Jacques Aubry se mit en effet à éclater d'un rire si jovial et si franc, que, quoique Marmagne ne sût pas encore de quoi il était question, il ne put s'empêcher de faire chorus. Mais comme il ignorait la cause de la gaieté du basochien, le vicomte cessa naturellement de rire le premier.
- Maintenant, mon jeune ami, maintenant qu'entraîné par votre hilarité j'ai ri de confiance, dit Marmagne, ne puis-je apprendre de vous quelles choses si mirobolantes vous tiennent en joie ? Vous savez que je suis des fidèles de Benvenuto, quoique je ne vous aie jamais rencontré chez lui, attendu que mes occupations me laissent bien peu de temps à donner au monde, et que ce peu de temps, je dois l'avouer, j'aime mieux l'accorder à mes maîtresses qu'à mes amis. Mais il n'en est pas moins vrai que tout ce qui le touche me touche. Ce cher Benvenuto ! Dites-moi donc ce qui se passe au Grand-Nesle en son absence. Cela m'intéresse, je vous jure, plus que je ne puis vous l'exprimer.
- Ce qui se passe ? dit Aubry. Mais non, c'est un secret.
- Un secret pour moi ! dit Marmagne. Un secret pour moi qui aime Benvenuto de si grand coeur, et qui encore ce soir renchérissais sur les éloges que lui donnait le roi François Ier ». Ah ! c'est mal, dit Marmagne d'un air piqué.
- Si j'étais sûr que vous n'en parliez à personne, mon cher ; – comment diable vous appelez-vous donc, mon cher ami ? je vous conterais cela, car je vous avoue que je suis aussi pressé de dire mon histoire que l'étaient les roseaux du roi Midas de conter la leur.
- Dites donc alors, dites donc, répéta Marmagne.
- Vous n'en parlerez à personne ?
- A personne, je vous le jure !
- Parole d'honneur ?
- Foi de gentilhomme !
- Imaginez-vous donc... Mais d'abord, mon cher... mon cher ami, vous connaissez l'histoire du moine bourru, n'est-ce pas ?
- Oui, j'ai entendu parler de cela. Un fantôme qui revient dans le Grand Nesle, à ce qu'on assure.
- Justement. Ah bien ! si vous savez cela, je puis vous dire le reste. Imaginez-vous que dame Perrine...
- La gouvernante de Colombe ?
- Justement. Allons, allons, on voit bien que vous êtes des amis de la maison. Imaginez donc que dame Perrine, dans une promenade nocturne qu'elle faisait pour sa santé, a cru voir se promener aussi le moine bourru dans les jardins du Grand-Nesle, tandis qu'en même temps dame Ruperte... Vous connaissez dame Ruperte ?
- N'est-ce pas la vieille servante de Cellini ?
- Justement. Tandis que dame Ruperte, dans une de ses insomnies, avait vu flamboyer les yeux, le nez et la bouche, de la grande statue du dieu Mars que vous avez vue dans le jardin du Grand-Nesle.
- Oui, un véritable chef-d'oeuvre ! dit Marmagne.
- Chef-d'oeuvre, c'est le mot. Cellini n'en fait pas d'autre. Or, il avait été arrêté entre ces deux respectables personnes c'est de dame Perrine et de dame Ruperte que je parle que ces deux apparitions avaient une même cause, et que le démon qui se promenait la nuit sous le costume du moine bourru dans le jardin, remontait au chant du coq dans la tête du dieu Mars, digne asile d'un damné comme lui, et là était brûlé de si terribles flammes, que le feu en sortait par les yeux, par le nez et par les oreilles de la statue.
- Quel diable de conte me faites-vous là, mon cher ami ! dit Marmagne, ne sachant pas si l'écolier raillait ou parlait sérieusement.
- Un conte de revenant, mon cher, pas autre chose.
- Est-ce qu'un garçon d'esprit comme vous, dit Marmagne, peut croire à de pareilles niaiseries ?
- Mais non, je n'y crois pas, dit Jacques Aubry. Aussi, voilà pourquoi j'ai voulu passer la nuit sur un peuplier pour tirer la chose au clair, et voir quel était le véritable démon qui mettait tout l'hôtel en révolution. J'ai donc fait semblant de sortir, mais au lieu de refermer la porte du Grand-Nesle derrière moi, je l'ai refermée devant, je me suis glissé dans l'obscurité sans être vu de personne, j'ai gagné le peuplier sur lequel j'avais jeté mon dévolu, et cinq minutes après j'étais juché au milieu de ses branches, juste à la hauteur de la tête du dieu Mars. Or, devinez ce que j'ai vu.
- Comment voulez-vous que je devine ? dit Marmagne.
- C'est juste, il faudrait être sorcier pour deviner de pareilles choses. J'ai vu d'abord la grande porte s'ouvrir, la porte du perron, vous savez ?
- Oui, oui, je la connais, dit Marmagne.
- Je vis la porte s'ouvrir et un homme mettre le nez dehors pour voir s'il n'y avait personne dans la cour. Cet homme, c'était Hermann, le gros Allemand.
- Oui, Hermann, le gros Allemand, répéta Marmagne.
- Lorsqu'il se fut bien assuré que la cour était solitaire, et qu'il eut regardé de tous les côtés, excepté sur l'arbre, où, comme vous le pensez bien, il était loin de me soupçonner, il sortit tout à fait, referma la porte derrière lui, descendit les cinq ou six marches du perron, et s'en alla droit à la cour du Petit Nesle, où il frappa trois coups. A ce signal, une femme sortit du Petit- Nesle et vint ouvrir la porte. Cette femme, c'était dame Perrine, notre amie, laquelle, à ce qu'il paraît, aime à se promener à la belle étoile, en compagnie de notre Goliath.
- Bah ! vraiment ? Ah ! ce pauvre prévôt !
- Attendez donc, attendez donc, ce n'est pas tout ! Je les suivais des yeux comme ils entraient au Petit-Nesle, lorsque tout à coup j'entendis à ma gauche crier le châssis d'une fenêtre. Je me retournai, la fenêtre s'ouvrit, et je vis Pagolo ; – ce brigand de Pagolo ! qui est-ce qui aurait cru cela de sa part, avec ses protestations, ses Pater et ses Ave ? – et je vis Pagolo qui, après avoir regardé avec les mêmes précautions qu'Hermann, enjambait la balustrade, se laissait glisser le long de la gouttière, et de balcon en balcon, gagnait le bas de la fenêtre... devinez de quelle chambre, vicomte ?
- Que sais-je, moi ! la fenêtre de la chambre de dame Ruperte.
- Ah ! bien oui ! de Scozzone, rien que cela ! de Scozzone, le modèle bien- aimé de Benvenuto ; une charmante brune, ma foi ! Comprenez-vous ce coquin-là, vicomte !
- En effet, c'est fort drôle, dit Marmagne. Et voilà tout ce que vous avez vu ?
- Attendez donc, attendez donc, mon cher ! je vous garde le meilleur pour le dernier, le bon plat pour la bonne bouche ; attendez donc, nous n'y sommes pas, mais nous allons y être, soyez tranquille.
- J'écoute, dit Marmagne. D'honneur, mon cher ami, c'est on ne peut plus amusant !
- Attendez encore, attendez ! Je regardais donc mon Pagolo qui courait de balcon en balcon, au risque de se casser le cou, lorsque j'entendis un autre bruit qui venait presque du pied de l'arbre sur lequel j'étais monté. Je ramenai les yeux de haut en bas, et j'aperçus Ascanio qui sortait à pas de loup de la fonderie.
- Ascanio, l'élève chéri de Benvenuto ?
- Lui-même, mon cher, lui-même. Une espèce d'enfant de choeur à qui on donnerait le bon Dieu sans confession. Ah bien oui ! fiez-vous donc aux apparences !
- Et dans quel but sortait Ascanio ?
- Ah ! voilà ! dans quel but ! voilà ce que je me demandais d'abord ; mais bientôt je n'eus plus rien à demander, car Ascanio, après s'être assuré, comme Hermann et comme Pagolo, que personne ne pouvait le voir, tira de la fonderie une longue échelle qu'il alla appuyer contre les deux épaules du dieu Mars, et sur laquelle il monta. Comme l'échelle était juste du côté opposé à celui où j'étais, je le perdis de vue au milieu de son ascension, lorsqu'au moment même où je cherchais ce qu'il pouvait être devenu, je vis tout à coup s'enflammer les yeux de la statue.
- Que dites-vous donc là ! s'écria Marmagne.
- La vérité pure, mon cher, et j'avoue que si cela s'était fait sans que je connusse les antécédents que je viens de raconter, je ne me serais peut-être pas trouvé tout à fait à mon aise. Mais j'avais vu disparaître Ascanio, et je me doutai que c'était lui qui causait cette lumière.
- Mais qu'allait faire Ascanio à cette heure dans la tête du dieu Mars ?
- Ah ! voilà justement ce que je me demandais, et comme personne ne pouvait me répondre, je résolus de découvrir la chose par moi-même. Je m'écarquillai les yeux de toutes mes forces, et je parvins à découvrir à travers ceux de la statue un esprit, ma foi ! tout vêtu de blanc, un fantôme de femme, aux pieds duquel Ascanio s'agenouilla respectueusement comme devant une madone. Malheureusement, la madone me tournait le dos, et je ne pus voir son visage, mais je vis son col. Oh ! le joli col qu'ont les fantômes, mon cher vicomte ! un col de cygne, figurez-vous, blanc comme la neige. Aussi Ascanio le regardait-il avec une adoration, l'impie ! avec une adoration qui me convainquit que le fantôme était tout bonnement une femme. Qu'en dites-vous, mon cher ? Hein ! le tour est bon ! cacher sa maîtresse dans la tête d'une statue !
- Oui, oui, c'est original, dit Marmagne, riant et réfléchissant à la fois ; très original, en effet. Et vous ne vous doutez pas quelle peut être cette femme ?
- Sur l'honneur ! je n'en ai aucune idée ; et vous ?
- Ni moi non plus.
- Et qu'avez-vous fait quand vous avez vu tout cela ?
- Moi ? Je me suis mis à rire de telle façon que l'équilibre m'a manqué, et que si je ne m'étais pas retenu à une branche, je me rompais le col. Or, comme je n'avais plus rien à voir, et que par ma chute je me trouvais descendu à moitié, je descendis tout à fait, je gagnai la porte sans bruit, et je m'en revenais chez moi, riant encore tout seul, quand je vous ai rencontré, et quand vous m'avez forcé de vous raconter la chose. Maintenant, donnez-moi un avis. Voyons, vous qui êtes des amis de Benvenuto, que faut-il que je fasse vis-à-vis de lui ? Quant à dame Perrine, cela ne le regarde pas : la chère dame est majeure, et par conséquent maîtresse de ses volontés ; mais quant à Scozzone, mais quant à la Vénus qui loge dans la tête de Mars, c'est autre chose.
- Et vous voudriez que je vous donnasse mon avis sur ce qui vous reste à faire ?
- Oui, d'honneur ! je suis fort embarrassé, mon cher... mon cher... J'oublie toujours votre nom.
- Mon avis est qu'il faut garder le silence. Tant pis pour les gens qui sont assez niais pour se laisser tromper. Maintenant, mon cher Jacques Aubry, je vous remercie de votre bonne société et de votre aimable conversation, mais me voilà arrivé rue Hautefeuille, et confidence pour confidence, c'est là que demeure mon objet.
- Adieu, mon tendre, mon cher, mon excellent ami, dit Jacques Aubry serrant la main du vicomte. Votre avis est sage, et je le suivrai. Maintenant bonne chance, et que Cupidon veille sur vous !
Les deux compagnons se séparèrent alors, Marmagne remontant la rue Hautefeuille, et Jacques Aubry prenant la rue Poupée, pour regagner la rue de la Harpe, à l'extrémité de laquelle il avait fixé son domicile.
Le vicomte avait menti au malencontreux basochien en affirmant qu'il n'avait aucun soupçon sur ce que pouvait être le démon femelle, qu'adorait à genoux Ascanio. Sa première idée avait été que l'habitante du Mars n'était autre que Colombe, et plus il avait réfléchi à cette idée, plus il s'était affermi dans sa croyance. Maintenant, comme nous l'avons dit, Marmagne en voulait également au prévôt, à d'Orbec et à Benvenuto Cellini, et il se trouvait placé dans une fâcheuse position pour sa haine, car il ne pouvait faire de la peine aux uns sans faire de plaisir aux autres. En effet, s'il gardait le silence, d'Orbec et le prévôt restaient dans l'embarras ; mais aussi Benvenuto restait dans la joie. Si, au contraire, il dénonçait l'enlèvement, Benvenuto était au désespoir, mais le prévôt et d'Orbec retrouvaient, l'un sa fille, l'autre sa fiancée. Il résolut donc de retourner la chose dans sa tête jusqu'au moment où il verrait jaillir de ses réflexions le parti le plus avantageux pour lui.
L'indécision de Marmagne ne fut pas longue ; il savait, sans en connaître le véritable motif, l'intérêt que madame d'Etampes prenait au mariage du comte d'Orbec avec Colombe. Il pensa que la révélation lui ferait, du côté de la perspicacité, regagner dans l'esprit de la duchesse ce qu'il avait perdu du côté du courage : il résolut donc, le lendemain à son lever, de se présenter chez elle et de tout lui dire, et, cette résolution prise, il l'exécuta ponctuellement.
Par un de ces hasards heureux qui servent quelquefois si bien les mauvaises actions, tous les courtisans étaient au Louvre, où ils faisaient leur cour à François Ier et à l'empereur, et madame d'Etampes n'avait près d'elle, à son lever, que ses deux fidèles, c'est-à-dire le prévôt et le comte d'Orbec, lorsqu'on annonça le vicomte de Marmagne.
Le vicomte salua respectueusement la duchesse, laquelle ne répondit à ce salut que par un de ces sourires qui n'appartenaient qu'à elle, et dans lesquels elle savait confondre à la fois l'orgueil, la protection et le dédain. Mais Marmagne ne s'inquiéta point de ce sourire, qu'il connaissait au reste pour l'avoir vu passer sur les lèvres de la duchesse, non seulement pour son compte à lui, mais encore pour le compte de bien d'autres. Il savait au reste le moyen de transformer par une seule parole ce sourire de mépris en un sourire plein de grâce.
- Eh bien ! messire d'Estourville, dit-il en se retournant vers le prévôt, l'enfant prodigue est-il revenu à la maison ?
- Encore cette plaisanterie, vicomte ! s'écria Messire d'Estourville avec un geste menaçant et en rougissant de colère.
- Oh ! ne vous fâchez pas, mon digne ami, ne vous fâchez pas, répondit Marmagne ; je vous dis cela parce que si vous n'avez pas retrouvé encore la Colombe envolée, je sais, moi, où elle a fait son nid.
- Vous ? s'écria la duchesse, avec l'expression de la plus charmante amitié. Et où cela ? vite, vite ! je vous en prie, dites, mon cher Marmagne.
- Dans la tête de la statue de Mars, que Benvenuto a modelée dans le jardin du Grand-Nesle.

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