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Chapitre XXX
Benvenuto aux abois

Une heure après l'emprisonnement d'Ascanio et l'enlèvement de Colombe, Benvenuto Cellini cheminait au pas de son cheval le long du quai des Augustins : il quittait le roi et sa cour, qu'il avait fort amusés pendant tout le chemin par mille contes comme il savait les faire, entremêlés du récit de ses propres aventures ; mais une fois rendu à la solitude, il était retombé dans sa pensée : le causeur frivole avait fait place au songeur profond. Tandis que sa main laissait flotter la bride, son front penché méditait ; il rêvait à la fonte de Jupiter, d'où dépendait maintenant avec sa gloire d'artiste le bonheur de son cher Ascanio ; le bronze fermentait dans son cerveau avant de bouillir dans la fournaise. Au-dehors pourtant il était calme.
Quand il arriva devant la porte de l'hôtel, il s'arrêta une minute, étonné de ne pas entendre le bruit des marteaux : le noir château était muet et morne, comme si nulle âme ne l'habitait ; puis le maître frappa deux fois sans qu'on répondît ; enfin au troisième coup Scozzone vint ouvrir.
- Ah ! vous voilà, maître ! s'écria-t-elle en apercevant Benvenuto Cellini. Hélas ! que n'êtes-vous pas revenu deux heures plus tôt !
- Qu'est-il donc arrivé ? demanda Cellini.
- Le prévôt, le comte d'Orbec et la duchesse d'Etampes, sont venus.
- Après ?
- Ils ont fait une perquisition.
- Eh bien ?
- Ils ont trouvé Colombe dans la tête du dieu Mars.
- Impossible !
- La duchesse d'Etampes a emmené Colombe chez elle, et le prévôt a fait conduire Ascanio au Châtelet.
- Ah ! nous avons été trahis ! s'écria Benvenuto en frappant son front de la main et la terre de son pied. Puis, comme en toute chose le premier mouvement de cet homme était la vengeance, il laissa son cheval regagner seul l'écurie, et s'élançant dans l'atelier :
- Tous ici ! cria-t-il ; tous !
Un instant après, tous les ouvriers étaient réunis.
Alors chacun eut à subir un interrogatoire en règle, mais chacun ignorait complètement non seulement le lieu de la retraite de Colombe, mais encore le moyen par lequel les ennemis de la jeune fille avaient pu le découvrir : il n'y eut pas jusqu'à Pagolo, sur lequel les soupçons de Benvenuto avaient porté tout d'abord, qui ne se disculpât de façon à ne laisser aucun doute au maître. Il va sans dire que ces soupçons ne s'étaient pas un instant fixé sur l'honnête Hermann et n'avaient qu'effleuré Simon-le-Gaucher.
Voyant que de ce côté il n'avait rien à venger ni à apprendre, Benvenuto prit aussitôt son parti avec la rapidité de résolution qui lui était habituelle, et après s'être assuré que son épée tenait bien à son côté et que son poignard glissait facilement dans le fourreau, il ordonna à tout le monde de se tenir à son poste, afin qu'il pût retrouver chacun en cas de besoin. Il sortit de l'atelier, descendit rapidement le perron et s'élança dans la rue.
Cette fois son visage, sa marche et tous ses mouvements portaient l'empreinte de la plus vive agitation. En effet, mille pensées, mille projets, mille douleurs se heurtaient et se mêlaient dans sa tête. Ascanio lui manquait au moment où il lui était le plus nécessaire, car pour la fonte de son Jupiter ce n'était pas trop que tous ses apprentis, et à leur tête le plus intelligent de tous. Colombe était enlevée ; et au milieu de tous ses ennemis, Colombe pouvait perdre courage. Cette sereine et sublime confiance, qui faisait à la pauvre enfant comme un rempart contre les mauvaises pensées et les desseins pervers, allait peut-être s'altérer et l'abandonner parmi tant d'embûches et de menaces.
Puis, au milieu de tout cela, un souvenir bouillait au fond de sa pensée. Il se souvenait qu'un jour il avait fait entrevoir à Ascanio la possibilité de quelque cruelle vengeance de la part de la duchesse d'Etampes, Ascanio avait répondu en souriant : « Elle n'osera me perdre, car d'un mot je la perdrais. » Benvenuto alors avait voulu connaître ce secret ; mais le jeune homme avait répondu : « Aujourd'hui, maître, ce serait une trahison. Attendez le jour où ce ne sera qu'une défense. »
Benvenuto avait compris cette délicatesse et avait attendu. Maintenant il fallait qu'il revit Ascanio. C'était donc vers ce résultat qu'il devait tendre d'abord.
Chez Benvenuto la résolution suivit immédiatement le désir. Il s'était à peine dit qu'il lui fallait voir Ascanio, qu'il frappait à la porte du Châtelet. Le guichet s'ouvrit, et l'un des sergents du prévôt demanda à Cellini qui il était. Un autre homme se tenait derrière lui dans l'ombre.
- Je m'appelle Benvenuto Cellini, répondit l'orfèvre.
- Que désirez-vous ? reprit le sergent.
- Je désire voir un prisonnier enfermé dans cette prison.
- Comment se nomme-t-il ?
- Ascanio.
- Ascanio est au secret et ne peut voir personne.
- Et pourquoi Ascanio est-il au secret ?
- Parce qu'il est accusé d'un crime qui entraîne peine de mort.
- Alors, raison de plus pour que je le voie, s'écria Benvenuto.
- Vous avez une singulière logique, seigneur Cellini, dit d'un ton goguenard la voix de l'homme caché dans l'ombre, et qui n'est pas de mise au Châtelet.
- Qui rit quand je demande ? qui raille quand je prie ? s'écria Benvenuto.
- Moi, dit la voix ; moi, Robert d'Estourville, prévôt de Paris. Chacun son tour, seigneur Cellini. Toute lutte se compose de partie et revanche. Vous avez gagné la première manche, à moi la seconde. Vous m'avez pris illégalement mon hôtel, je vous ai pris légalement votre apprenti. Vous n'avez pas voulu me rendre l'un, soyez tranquille, je ne vous rendrai pas l'autre. Maintenant, vous êtes brave et entreprenant, vous avez une armée de compagnons dévoués ; allons, mon preneur de citadelles ! allons, mon escaladeur de murailles ! allons, mon enfonceur de portes ! venez prendre le Châtelet ! je vous attends !
A ces mots le guichet se referma.
Benvenuto poussa un rugissement et s'élança vers la porte massive, mais malgré l'effort réuni de ses pieds et de ses mains, la porte ne remua pas même sous ses efforts.
- Allez, mon ami, allez, frappez, frappez, cria le prévôt de l'autre côté de la porte, vous n'arriverez qu'à faire du bruit, et si vous en faites trop, gare le guet ! gare les archers ! Ah ! c'est que le Châtelet n'est pas comme l'hôtel de Nesle, voyez-vous ; c'est à notre sire le roi qu'il appartient, et nous verrons si vous serez en France plus maître que le roi.
Benvenuto chercha des yeux autour de lui, et vit sur le quai une borne déracinée que deux hommes de force ordinaire auraient pu soulever à peine. Il alla droit à cette borne, et la chargea sur son épaule avec la même facilité qu'un enfant eût fait d'un pavé ordinaire.
Mais à peine eut-il fait quelques pas, qu'il réfléchit que, la porte enfoncée, il trouverait la garde intérieure, et que cette voie de fait pourrait à son tour le conduire en prison lui-même ; en prison, au moment où la liberté d'Ascanio dépendait de la sienne. Il laissa donc retomber la borne, qui, par l'effet de son propre poids, entra de quelques pouces en terre.
Sans doute le prévôt le regardait par quelque judas invisible, car il entendit un second éclat de rire.
Benvenuto s'éloigna à toutes jambes pour ne pas céder à l'envie d'aller se briser la tête contre cette porte maudite.
Il alla droit à l'hôtel d'Etampes.
Tout n'était pas perdu encore si, ne pouvant voir Ascanio, il voyait du moins Colombe. Peut-être Ascanio, dans un épanchement d'amour, avait-il confié à sa fiancée le secret qu'il avait refusé d'apprendre à son maître.
Tout alla bien d'abord ; la porte de l'hôtel était ouverte, il franchit la cour et entra dans l'antichambre, où se tenait un grand laquais galonné sur toutes les coutures, espèce de colosse de quatre pieds de large et de six pieds de haut.
- Qui êtes-vous ? demanda-t-il à l'orfèvre en le toisant des pieds à la tête.
En toute autre circonstance, Benvenuto eût répondu à ce regard insolent par quelqu'une des violences qui lui étaient habituelles, mais il s'agissait de voir Colombe, il s'agissait de sauver Ascanio ; il se contint.
- Je suis Benvenuto Cellini, l'orfèvre florentin, répondit-il.
- Que désirez-vous ?
- Voir mademoiselle Colombe.
- Mademoiselle Colombe n'est pas visible.
- Et pourquoi n'est-elle pas visible ?
- Parce que son père, messire d'Estourville, prévôt de Paris, l'a remise en garde à madame la duchesse d'Etampes en lui recommandant de veiller sur elle.
- Mais, moi, je suis un ami.
- Raison de plus pour que vous soyez suspect.
- Je vous dis qu'il faut pourtant que je la voie, dit Benvenuto, qui commençait à s'échauffer.
- Et moi, je vous dis que vous ne la verrez pas, répondit le laquais.
- Et la duchesse d'Etampes, au moins, est-elle visible ?
- Pas plus que mademoiselle Colombe.
- Pas même pour moi, qui suis son orfèvre ?
- Pour vous moins encore que pour tout autre.
- Alors, je suis consigné ! s'écria Benvenuto.
- Justement, répondit le valet, et vous avez mis le doigt dessus.
- Sais-tu que je suis un singulier homme, l'ami, dit à son tour Benvenuto Cellini avec ce rire terrible qui précédait ordinairement ses explosions de colère, et que c'est où l'on ne veut pas me laisser entrer que j'entre !
- Et comment faites-vous, dites-moi cela, hein ? vous me ferez plaisir.
- Quand il y a une porte et un drôle comme toi devant, par exemple...
- Eh bien ? dit le laquais.
- Eh bien ! dit Benvenuto en joignant l'effet à la parole, je culbute le drôle et j'enfonce la porte.
En même temps, d'un coup de poing, Benvenuto envoyait le laquais rouler à quatre pas de là, et d'un coup de pied il enfonçait la porte.
- A l'aide ! cria le laquais, à l'aide !
Mais ce cri de détresse du pauvre diable était inutile ; en passant du vestibule dans l'antichambre, Benvenuto s'était trouvé en face de six valets qui semblaient placés là pour l'attendre.
Il devina que la duchesse d'Etampes avait appris son retour, et que toutes ses précautions avaient été prises en conséquence.
Dans toute autre circonstance, et armé comme il l'était de son poignard et de son épée, Benvenuto serait tombé sur toute cette valetaille, et en eût eu probablement bon marché, mais cet acte de violence dans l'hôtel de la maîtresse du roi pouvait avoir des suites terribles. Pour la seconde fois, contre son habitude, la raison prit donc le dessus sur la colère, et sûr au moins de pouvoir parvenir jusqu'au roi, près duquel, comme on le sait, il avait ses entrées à toute heure, il remit au fourreau son épée déjà à moitié tirée, revint sur ses pas, et en s'arrêtant à chaque mouvement, comme un lion qui bat en retraite, traversa lentement le vestibule, puis après le vestibule la cour, et s'achemina vers le Louvre.
Cette fois, Benvenuto avait repris son air tranquille et sa marche mesurée, mais ce calme n'était qu'apparent : de grosses gouttes de sueur perlaient sur son front, et une sombre colère s'amassait en lui, qui le faisait d'autant plus souffrir qu'il essayait plus énergiquement de la maîtriser. Rien n'était, en effet, plus antipathique à cette violente nature que le délai inerte, que l'obstacle misérable d'une porte fermée, que le refus grossier d'un laquais insolent. Ces hommes forts auxquels la pensée obéit n'ont pas de plus grands désespoirs que lorsqu'ils se heurtent inutilement à une résistance matérielle. Benvenuto eût donné dix ans de sa vie pour qu'un homme le coudoyât, et tout en marchant il levait de temps en temps la tête, et fixant son regard terrible sur ceux qui passaient près de lui, il semblait leur dire : – Voyons, y a-t-il parmi vous un malheureux qui soit las de vivre ? En ce cas, qu'il s'adresse à moi, je suis son homme !
Un quart d'heure après, Benvenuto entrait au Louvre et s'arrêtait dans la salle des pages, demandant à parler à Sa Majesté sur l'heure. Il voulait tout raconter à François Ier, faire appel à sa loyauté, et s'il n'obtenait point la permission de délivrer Ascanio, solliciter au moins celle de le voir ; il avait tout le long du chemin songé à ce qu'il devait dire au roi, et comme Benvenuto ne manquait pas de prétentions à l'éloquence, il était d'avance fort content du petit discours qu'il avait préparé. En effet, tout ce mouvement, ces terribles nouvelles subitement apprises, ces outrages essuyés, ces obstacles qu'il n'avait pu vaincre, tout cela avait allumé le sang dans les veines de l'irascible artiste : ses tempes bourdonnaient, son coeur battait avec force, ses mains tremblaient. Il ne savait lui-même quelle excitation ardente doublait l'énergie de son corps et de son âme ; une journée de vie se concentre parfois en une minute.
Ce fut dans ces dispositions que Benvenuto, s'adressant à un page, demanda la faveur d'entrer chez le roi.
- Le roi n'est pas visible, répondit le jeune homme.
- Ne me reconnaissez-vous pas ? répondit Benvenuto étonné.
- Si fait, parfaitement, au contraire.
- Je m'appelle Benvenuto Cellini, et Sa Majesté est toujours visible pour moi.
- C'est justement parce que vous vous appelez Benvenuto Cellini, répondit le page, que vous ne pouvez entrer.
Benvenuto demeura stupéfait.
- Ah ! c'est vous, continua le jeune homme en s'adressant à un courtisan qui était arrivé en même temps que l'orfèvre, c'est vous, M. de Termes ? entrez, entrez, comte de la Faye ; entrez, marquis des Prés.
- Et moi ? et moi donc ? s'écria Benvenuto pâlissant de colère.
- Vous ? le roi en rentrant, il y a dix minutes, a dit : Si cet insolent Florentin se présente, qu'il sache que je ne veux pas le voir, et qu'on lui conseille d'être docile, s'il ne veut pas avoir à faire la comparaison entre le Châtelet et le fort Saint-Ange.
- A mon aide, ô patience ! à mon aide ! murmura Benvenuto Cellini d'une voix sourde ; car, vrai Dieu ! je ne suis pas habitué à ce que les rois me fassent attendre ! Le Vatican valait bien le Louvre, et Léon X François Ier, et cependant je n'attendais pas à la porte du Vatican, je n'attendais pas à la porte de Léon X; mais je comprends : c'est cela ; oui, le roi était chez madame d'Etampes, le roi sort de chez sa maîtresse, il est prévenu par elle contre moi. Oui, c'est cela ; patience pour Ascanio ! patience pour Colombe !
Mais, malgré cette belle résolution d'être patient, Benvenuto fut obligé de s'appuyer contre une colonne : son coeur se gonflait, ses jambes se dérobaient sous lui. Ce dernier affront ne le froissait pas seulement dans son orgueil, il le blessait dans son amitié. Son âme était toute pleine d'amertume et de désespoir, et ses lèvres serrées, son regard morne, ses mains crispées, témoignaient de la violence de sa douleur.
Cependant, au bout d'une minute, il revint à lui, chassa par un mouvement de tête ses cheveux, qui retombaient sur son front, et sortit d'un pas ferme et décidé. Tous ceux qui étaient là le regardaient s'éloigner avec une sorte de respect.
Si Benvenuto paraissait calme, c'était grâce à la puissance inouïe qu'il possédait sur lui-même, car en réalité il était plus égaré et plus troublé qu'un cerf aux abois. Il alla quelque temps dans la rue sans savoir où il allait, sans voir autre chose qu'un nuage, sans rien entendre que le bourdonnement de son sang dans ses oreilles, se demandant vaguement à lui-même, comme on le fait dans l'ivresse, s'il dormait ou s'il veillait. C'était la troisième fois qu'on le chassait depuis une heure. A lui, Benvenuto, ce favori des princes, des papes et des rois, c'était la troisième fois qu'on lui jetait la porte au visage, à lui, Benvenuto, devant lequel les portes s'ouvraient à deux battants quand on entendait venir le bruit de ses pas. Et cependant, malgré ce triple affront, il n'avait pas le droit de laisser faire sa colère : il fallait qu'il cachât sa rougeur et qu'il dissimulât sa honte jusqu'à ce qu'il eût sauvé Colombe et Ascanio. La foule qui passait près de lui, insouciante, paisible ou affairée, lui paraissait lire sur son front la triple injure qu'il venait de supporter. Ce fut peut-être le seul moment de sa vie où cette grande âme humiliée douta d'elle-même. Cependant, au bout d'un quart d'heure à peu près de cette fuite aveugle, errante, désordonnée, il descendit en lui-même et releva la tête : son abattement le quitta et sa fièvre le reprit.
- Allons, s'écria-t-il tout haut, tant il était dominé par sa pensée, tant l'âme dévorait le corps, allons, ils ont beau fouler l'homme, ils ne terrasseront pas l'artiste. Allons, sculpteur, qu'ils se repentent de leur action en admirant ton oeuvre ; allons, Jupiter, prouve que tu es encore, non seulement le roi des dieux, mais le maître des hommes.
Et en achevant ces paroles, Benvenuto, entraîné pour ainsi dire par une impulsion plus forte que lui, prit sa course vers les Tournelles, cette ancienne résidence royale qu'habitait encore le vieux connétable Anne de Montmorency.
Il fallut que le bouillant Benvenuto attendît son tour pendant une heure avant de pénétrer jusqu'au ministre-soldat de François Ier, qu'assiégeait une foule de courtisans et de solliciteurs ; enfin on l'introduisit près du connétable.
Anne de Montmorency était un homme de haute taille, à peine courbé par l'âge, froid, raide et sec, au regard vif, à la parole brève ; il grondait éternellement, et jamais on ne l'avait vu de bonne humeur. Il eût regardé comme une humiliation d'être surpris riant. Comment ce vieillard morose avait-il plu à l'aimable et gracieux prince qui gouvernait alors la France ? c'est ce que l'on ne peut s'expliquer que par la loi des contrastes : François Ier avait le secret de renvoyer contents ceux qu'il refusait ; le connétable, au contraire, s'arrangeait de façon à renvoyer furieux ceux qu'il contentait. D'un génie assez médiocre d'ailleurs, il inspirait de la confiance au roi par son inflexibilité militaire et sa gravité dictatoriale.
Quand Benvenuto entra, il se promenait, selon sa coutume, de long en large dans la chambre. Il répondit par un signe de tête au salut de Cellini ; puis s'arrêtant tout à coup et fixant sur lui son regard perçant :
- Qui êtes-vous ? lui demanda-t-il.
- Benvenuto Cellini.
- Votre profession ?
- Orfèvre du roi, répondit l'artiste, étonné que sa première réponse ne lui eût pas épargné la seconde question.
- Ah ! oui, c'est vrai, grommela le connétable. Je vous reconnais ; eh bien ! que voulez-vous, que demandez-vous, mon cher ? Que je vous fasse une commande ? Si vous avez compté là-dessus, vous avez perdu votre temps, je vous en préviens. Ma parole d'honneur ! je ne comprends rien à cette manie des arts qui se répand partout aujourd'hui. On dirait d'une épidémie dont chacun serait atteint, moi excepté. Non, la sculpture n'est pas mon fait le moins du monde, maître orfèvre, entendez-vous cela ? Ainsi donc adressez- vous à d'autres, et bonsoir. Benvenuto fit un mouvement. Eh ! mon Dieu ! continua le connétable, que cela ne vous désespère pas ; vous ne manquerez pas de courtisans qui viendront singer le roi, et d'ignorants qui se poseront en connaisseurs. Quant à moi, écoutez bien ceci : je m'en tiens à mon métier, qui est de mener la guerre, et j'aime cent fois mieux, je vous le dis, une bonne paysanne qui me fait tous les dix mois un enfant, c'est-à-dire un soldat, qu'un méchant statuaire qui perd son temps à me composer un tas de bons hommes de bronze qui ne sont bons qu'à faire renchérir les canons.
- Monseigneur, dit Benvenuto, qui avait écouté toute cette longue hérésie avec une patience qui l'étonnait lui-même ; monseigneur, je ne viens pas vous parler de choses d'art, mais de choses d'honneur.
- Ah ! dans ce cas, c'est autre chose. Que désirez-vous de moi ? dites vite.
- Vous souvenez-vous, monseigneur, qu'une fois Sa Majesté m'a dit devant vous que le jour où je lui apporterais la statue de Jupiter fondue en bronze, elle m'accorderait la grâce que je lui demanderais, et qu'elle vous chargerait, monseigneur, vous et le chancelier Poyet, de lui rappeler cette royale promesse, dans le cas où elle l'aurait oubliée.
- Je m'en souviens. Après ?
- Eh bien ! monseigneur, le moment approche où je vous adjurerai d'avoir de la mémoire pour le roi. En aurez-vous ?
- C'est cela que vous venez me demander, monsieur ! s'écria le connétable ; c'est pour me prier de faire ce que je dois que vous me dérangez !
- Monseigneur !
- Vous êtes un impertinent, monsieur l'orfèvre. Apprenez que le connétable Anne de Montmorency n'a pas besoin qu'on l'avertisse d'être honnête homme. Le roi m'a dit d'avoir de la mémoire pour lui, et c'est une précaution qu'il devrait prendre plus souvent, soit dit sans lui faire tort ; eh bien ! j'en aurai, dût cette mémoire lui être importune. Adieu, maître Cellini, et passons à d'autres.
Sur ce, le connétable tourna le dos à Benvenuto, et fit signe qu'on pouvait faire entrer un autre solliciteur.
De son côté, Benvenuto salua le connétable, dont la brusque franchise ne lui déplaisait pas, et toujours animé par la même fièvre, toujours poussé par la même pensée ardente, il se présenta chez le chancelier Poyet, qui demeurait non loin de là, à la porte Saint-Antoine.
Le chancelier Poyet formait avec Anne de Montmorency toujours maussade, toujours cuirassé des pieds à la tête, l'opposition morale et physique la plus complète. Il était poli, fin, cauteleux, enfoncé dans des fourrures, perdu en quelque sorte dans l'hermine ; on ne voyait de lui qu'un crâne chauve et grisonnant, des yeux spirituels et inquiets, des lèvres minces et une main blanche. Il avait autant d'honnêteté peut-être que le connétable, mais moins de droiture.
Là encore il attendit une demi-heure. Mais Benvenuto n'était plus reconnaissable : il s'habituait à attendre.
- Monseigneur, dit-il quand enfin on l'introduisit, je viens vous rappeler une parole que le roi m'a donnée en votre présence, et dont il vous a fait non seulement le témoin mais encore le garant.
- Je sais ce que vous voulez dire, messire Benvenuto, interrompit Poyet, et je suis prêt, si vous le désirez, à remettre à Sa Majesté sa promesse devant les yeux ; mais je dois vous prévenir que, judiciairement parlant, vous n'avez aucun droit, attendu qu'un engagement pris en l'air et laissé à votre discrétion n'est nullement valable devant les tribunaux et n'équivaudra jamais à un titre ; il en résulte que si le roi satisfait à votre demande, ce sera par pure bonne grâce et par loyauté de gentilhomme.
- C'est ainsi que je l'entends, monseigneur, dit Benvenuto, et je vous prie seulement de remplir en temps et lieu la commission dont le roi vous a chargé, laissant le reste à la bienveillance de Sa Majesté.
- A la bonne heure, dit Poyet, et dans ces limites, mon cher monsieur, croyez bien que je suis tout à vous.
Benvenuto quitta donc le chancelier l'esprit plus tranquille, mais le sang toujours allumé, les mains toujours fiévreuses. Sa pensée, exaltée par tant d'impatiences, d'injures et de colères, obligée de se contenir si longtemps, débordait enfin en liberté ; l'espace et le temps n'existaient plus pour l'esprit qu'elle inondait, et tandis que Benvenuto revenait chez lui à grands pas, il revoyait dans une sorte de délire lumineux Stéphana, la maison de del Moro, le château Saint-Ange, et le jardin de Colombe. Il sentait en même temps en lui des forces plus qu'humaines, il lui semblait qu'il vivait en dehors de ce monde.
Ce fut en proie à cette exaltation étrange qu'il rentra à l'hôtel de Nesle.
Tous les apprentis l'attendaient comme il l'avait ordonné.
- A la fonte du Jupiter, mes enfants ! à la fonte ! cria-t-il du seuil de la porte, et il s'élança vers l'atelier.
- Bonjour, maître, dit Jacques Aubry, qui était entré en chantant joyeusement derrière Benvenuto Cellini. Vous ne m'aviez donc ni vu ni entendu ? Il y a cinq minutes que je vous poursuis sur le quai en vous appelant ; vous marchiez si vite que j'en suis tout essoufflé. Mais qu'avez vous donc tous ici, vous êtes tristes comme des juges.
- A la fonte ! continua Benvenuto sans répondre à Jacques Aubry, qu'il avait cependant vu du coin de l'oeil et entendu d'une oreille. A la fonte ; tout est là ! Réussirons-nous, Dieu clément ? Ah ! mon ami, continua-t-il en phrases saccadées, s'adressant tantôt à Aubry, tantôt à ses compagnons, ah ! mon cher Jacques, quelle triste nouvelle m'attendait au retour et comme ils ont profité de mon absence !
- Qu'avez-vous donc, maître ? s'écria Aubry véritablement inquiet de l'agitation de Cellini et de la profonde tristesse des apprentis.
- Surtout, enfants, apportez du bois de sapin bien sec. – Vous savez que depuis six mois j'en fais provision. – Ce que j'ai, mon brave Jacques, j'ai que mon Ascanio est en prison au Châtelet ; j'ai que Colombe, la fille du prévôt, qu'il aimait, vous savez bien, cette charmante jeune fille, est aux mains de la duchesse d'Etampes, son ennemie ; ils l'ont trouvée dans la statue de Mars, où je l'avais cachée. Mais nous les sauverons. – Eh bien ! eh bien ! où vas tu, Hermann ? Ce n'est pas à la cave qu'est le bois, c'est dans le chantier.
- Ascanio arrêté ! s'écria Aubry, Colombe enlevée !
- Oui, oui, quelque infâme espion les aura guettés, les pauvres enfants, et il aura livré un secret que je vous ai caché à vous-même, mon cher Jacques. Mais si je le découvre, celui-là !... – A la fonte, mes enfants ! à la fonte ! Ce n'est pas le tout. Le roi ne veut plus me voir, moi qu'il appelait son ami. – Croyez donc à l'amitié des hommes ! il est vrai que les rois ne sont pas des hommes : ce sont des rois. De sorte que je me suis inutilement présenté au Louvre, je n'ai pu parvenir jusqu'à lui, je n'ai pu lui dire un mot. Ah ! ma statue lui parlera pour moi. Disposez le moule, mes amis, et ne perdons pas une minute. Cette femme qui insulte la pauvre Colombe ! cet infâme prévôt qui me raille ! ce geôlier qui torture Ascanio ! oh ! les terribles visions que j'ai eues aujourd'hui, mon cher Jacques. Voyez-vous, dix années de ma vie, je les donnerais à celui qui pourrait pénétrer jusqu'au prisonnier, lui parler et me rapporter le secret au moyen duquel je dompterai cette superbe duchesse ; car Ascanio sait un secret qui a cette puissance, entendez-vous, Jacques, et il a refusé de me le confier, le noble coeur ! Mais, va, c'est égal, ne crains rien, Stéphana, ne crains rien pour ton enfant, je le défendrai jusqu'au dernier souffle de ma vie, et je le sauverai ! oui, je le sauverai ! Ah ! le traître qui nous a vendus, où est-il, que je l'étouffe de mes propres mains ! Que je vive seulement trois jours encore, Stéphana, car il me semble que le feu qui me brûle va dévorer ma vie. Oh ! si j'allais mourir sans pouvoir achever mon Jupiter ! A la fonte, enfants ! à la fonte !
Aux premiers mots de Benvenuto Cellini, Jacques Aubry était devenu affreusement pâle, car il soupçonnait qu'il était la cause de tout cela. Puis, à mesure que Benvenuto parlait, ce soupçon s'était changé en certitude. Alors sans doute quelque projet, de son côté, lui vint à l'esprit, car il disparut en silence tandis que Cellini tout en fièvre courait à la fonderie, suivi de ses ouvriers, en criant comme un insensé :
- A la fonte, mes enfants ! à la fonte !

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