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Chapitre XXXIII
Des difficultés qu'éprouve un honnête homme à sortir de prison

L'écolier demeura un instant tout étourdi de son passage rapide de la lumière à l'obscurité ; où était-il ? il n'en savait rien ; se trouvait-il près ou loin d'Ascanio ? il l'ignorait. Dans le corridor qu'il venait de suivre, il avait seulement, outre la porte qui s'était ouverte pour lui, remarqué deux autres portes ; mais son premier but était atteint, il se trouvait sous le même toit que son ami.
Cependant, comme il ne pouvait demeurer éternellement à la même place, et qu'à l'autre bout du cachot, c'est-à-dire à quinze pas à peu près devant lui, il apercevait une légère lueur filtrant à travers un soupirail, il allongea la jambe avec précaution, dans l'intention instinctive de gagner l'endroit éclairé ; mais au second pas qu'il fit, le plancher sembla manquer tout à coup sous ses pieds ; il descendit rapidement trois ou quatre marches, et sans doute cédant à l'impulsion donnée, il allait se briser la tête contre le mur, lorsque ses pieds s'embarrassèrent dans un obstacle qui le fit trébucher à l'instant même. Il en résulta que Jacques Aubry en fut quitte pour quelques contusions.
L'obstacle qui avait sans le vouloir rendu le service à l'écolier poussa un profond gémissement.
- Pardon, dit Jacques en se relevant et en ôtant poliment son bonnet. Pardon, car il paraît que j'ai marché sur quelqu'un ou sur quelque chose, inconvenance que je ne me serais jamais permise si j'y avais vu clair.
- Vous avez marché, dit une voix, sur ce qui fut soixante ans un homme, et sur ce qui pour l'éternité va devenir un cadavre.
- Alors, dit Jacques, mon regret n'en est que plus grand de vous avoir dérangé au moment où vous vous occupez sans doute, comme doit le faire tout bon chrétien, de régler vos comptes avec Dieu.
- Mes comptes sont en règle, seigneur écolier ; j'ai péché comme un homme, mais j'ai souffert comme un martyr, et j'espère que Dieu, en pesant mes fautes et mes douleurs, trouvera que la somme des douleurs l'emporte sur celle des fautes.
- Ainsi soit-il, dit Aubry, et c'est ce que je vous souhaite de tout mon coeur. Mais si cela ne vous fatigue pas trop pour le moment, mon cher compagnon, je dis mon cher, parce que je présume que vous ne me gardez aucun ressentiment du petit accident auquel je dois d'avoir fait depuis peu votre connaissance ; si cela ne vous fatigue pas trop, dis-je, apprenez-moi par quelles révélations vous avez pu savoir que j'étais écolier.
- Parce que je l'ai vu à votre costume, et surtout à l'encrier que vous portez pendu à votre ceinture, à l'endroit où un gentilhomme porte son poignard.
- Parce que vous l'avez vu à mon costume, à l'encrier ? Ah çà ! mon cher compagnon, vous m'avez, si je ne me trompe, dit que vous étiez en train de trépasser ?
- J'espère être arrivé enfin au terme de mes maux ; oui, j'espère m'endormir aujourd'hui sur la terre, pour me réveiller demain dans le ciel.
- Je ne m'y oppose aucunement, répondit Jacques ; seulement, je vous ferai remarquer que la situation dans laquelle vous vous trouvez à cette heure n'est pas de celles où l'on s'amuse à plaisanter.
- Et qui vous dit que je plaisante ? murmura le moribond en poussant un profond soupir.
- Comment ! vous me dites que vous m'avez reconnu à mon costume, à l'encrier que je porte à ma ceinture, et j'ai beau regarder, moi, je ne vois pas mes deux mains.
- C'est possible, répondit le prisonnier, mais quand vous serez resté quinze ans comme moi dans un cachot, vos yeux y verront dans les ténèbres, aussi bien qu'ils voyaient autrefois en plein jour.
- Que le diable me les arrache plutôt que de faire un pareil apprentissage ! s'écria l'écolier ; quinze ans, vous êtes resté quinze ans en prison ?
- Quinze ans ou seize ans, peut-être plus, peut-être moins ; j'ai cessé depuis longtemps de compter les jours et de mesurer le temps.
- Mais vous avez donc commis quelque crime abominable, s'écria l'écolier, pour avoir été si impitoyablement puni ?
- Je suis innocent, répondit le prisonnier.
- Innocent ! s'écria Jacques épouvanté ; ah çà ! dites donc, mon cher compagnon, je vous ai déjà fait observer que ce n'est pas le moment de plaisanter.
- Et je vous ai répondu que je ne plaisantais pas.
- Mais c'est encore moins celui de mentir, attendu que la plaisanterie est un simple jeu de l'esprit qui n'offense ni le ciel ni la terre, tandis que le mensonge est un péché mortel qui compromet l'âme.
- Je n'ai jamais menti.
- Vous êtes innocent, et vous êtes resté quinze ans en prison ?
- Quinze ans plus ou moins, je vous l'ai dit.
- Ah çà ! s'écria Jacques, et moi qui suis innocent aussi !
- Que Dieu vous protège alors ! répondit le moribond.
- Comment, que Dieu me protège ?
- Oui, car le coupable peut avoir l'espérance qu'on lui pardonnera ; l'innocent, jamais !
- C'est plein de profondeur, mon ami, ce que vous dites là ; mais savez vous que ce n'est pas rassurant du tout !
- Je dis la vérité.
- Mais enfin, reprit Jacques ; enfin, voyons, vous avez bien quelque peccadille à vous reprocher ; de vous à moi, allons, contez-moi cela.
Et Jacques, qui, effectivement commençait à distinguer les objets dans les ténèbres, prit un escabeau, alla le porter près du lit du mourant, et, choisissant un endroit où la muraille faisait angle, il y plaça son siège, s'assit et s'établit dans cette espèce de fauteuil improvisé le plus confortablement qu'il put.
- Ah ! ah ! vous gardez le silence, mon cher ami, vous n'avez pas confiance en moi. Eh bien ! je comprends cela ; quinze ans de cachot ont dû vous rendre défiant. Eh bien ! je me nomme Jacques Aubry, j'ai vingt-deux ans, je suis écolier, vous l'avez vu, – à ce que vous dites, du moins ; – j'avais quelques motifs qui ne regardent que moi de me faire mettre au Châtelet ; j'y suis depuis dix minutes ; j'ai eu l'honneur d'y faire votre connaissance ; voilà ma vie tout entière ; et maintenant, vous me connaissez comme je me connais ; parlez à votre tour, mon cher compagnon, je vous écoute.
- Et moi, dit le prisonnier, je suis Etienne Raymond.
- Etienne Raymond, murmura l'écolier, je ne connais pas cela.
- D'abord, dit celui qui venait de se faire connaître, vous étiez un enfant lorsqu'il a plu à Dieu de me faire disparaître de la surface de la terre ; ensuite j'y tenais peu de place et j'y faisais peu de bruit, de sorte que personne ne s'est aperçu de mon absence.
- Mais enfin, que faisiez-vous ? qu'étiez-vous ?
- J'étais l'homme de confiance du connétable de Bourbon.
- Oh ! oh ! et vous avez trahi l'Etat comme lui ; alors, je ne m'étonne plus.
- Non ; j'ai refusé de trahir mon maître, voilà tout.
- Voyons un peu : comment cela s'est-il passé ?
- J'étais à Paris à l'hôtel du connétable, tandis que celui-ci habitait son château de Bourbon-l'Archambault. Un jour, m'arrive le capitaine de ses gardes qui m'apporte une lettre de monseigneur. Cette lettre m'ordonnait de remettre au messager, à l'instant même, un petit paquet cacheté que je trouverais dans la chambre à coucher du duc, au chevet de son lit, au fond d'une petite armoire. Je conduisis le capitaine dans la chambre, je m'avançai vers le chevet, j'ouvris l'armoire, le paquet était à la place indiquée, je le remis au messager, qui partit à l'instant même. Une heure après, des soldats conduits par un officier vinrent du Louvre, m'ordonnèrent à leur tour de leur ouvrir la chambre à coucher du duc, et de les conduire à une armoire qui devait se trouver au chevet du lit. J'obéis, ils ouvrirent l'armoire, mais ils cherchèrent inutilement : ce qu'ils cherchaient, c'était le paquet que venait d'emporter le messager du duc.
- Diable ! diable ! murmura Aubry, qui commençait à entrer vivement dans la situation de son compagnon d'infortune.
- L'officier me fit des menaces terribles auxquelles je ne répondis rien, sinon que j'ignorais quelle chose il venait demander ; car si j'eusse dit que je venais de remettre le paquet au messager du duc, on eût pu courir après lui et le rattraper.
- Peste ! interrompit Aubry, c'était adroit, et vous agissiez comme un bon et loyal serviteur.
- Alors l'officier me consigna aux deux gardes, et, accompagné des deux autres, retourna au Louvre. Au bout d'une demi-heure, il revint avec l'ordre de me conduire au château de Pierre-en-Scise, à Lyon ; on me mit les fers aux pieds, on me lia les mains, on me jeta dans une voiture, on plaça un soldat à ma droite et un soldat à ma gauche. Cinq jours après, j'étais enfermé dans une prison qui, je dois le dire, était loin d'être aussi sombre et aussi rigoureuse que celle-ci ; mais qu'importe, murmura le moribond, une prison est toujours une prison, et j'ai fini par m'habituer à celle-ci comme aux autres.
- Hum ! fit Jacques Aubry, cela prouve que vous êtes philosophe.
- Trois jours et trois nuits s'écoulèrent, continua Etienne Raymond ; enfin, pendant la quatrième nuit, je fus réveillé par un léger bruit ; je rouvris les yeux ; ma porte tournait sur ses gonds ; une femme voilée entra, accompagnée du guichetier ; le guichetier posa une lampe sur la table, et, sur un signe de ma visiteuse nocturne, sortit humblement ; alors elle s'approcha de mon lit, leva son voile : je poussai un cri.
- Hein ? qui était-ce donc ? demanda Aubry en se rapprochant vivement du narrateur.
- C'était Louise de Savoie elle-même, c'était la duchesse d'Angoulême en personne ; c'était la régente de France, la mère du roi.
- Ah ! ah ! fit Aubry, et que venait-elle chercher chez un pauvre diable comme vous ?
- Elle venait chercher ce paquet cacheté que j'avais remis au messager du duc, et qui renfermait les lettres d'amour qu'imprudente princesse elle avait écrites à celui qu'elle persécutait maintenant.
- Tiens, tiens, tiens ! murmura Jacques Aubry entre ses dents, voilà une histoire qui ressemble diablement à celle de la duchesse d'Etampes et d'Ascanio.
- Hélas ! toutes les histoires des princesses folles et amoureuses se ressemblent, répondit le prisonnier, qui paraissait avoir l'oreille aussi fine qu'il avait les yeux perçants ; seulement, malheur aux petits qui s'y trouvent mêlés.
- Un instant ! un instant ! prophète de malheur, s'écria Aubry, que diable dites-vous donc là ? Eh ! moi aussi je me trouve mêlé dans une histoire de princesse folle et amoureuse.
- Eh bien ! s'il en est ainsi, dites adieu au jour, dites adieu à la lumière, dites adieu à la vie.
- Allez-vous-en au diable avec vos prédictions de l'autre monde ! Est-ce que je suis pour quelque chose dans tout cela ? Ce n'est pas moi qu'on aime, c'est Ascanio.
- Etait-ce moi qu'on aimait ? reprit le prisonnier ; était-ce moi, dont jusque-là on avait ignoré l'existence ? Non, c'est moi qui me trouvais placé entre un amour stérile et une vengeance féconde, c'est moi qui fus écrasé au choc de tous deux.
- Ventre-Mahom ! s'écria Aubry, vous n'êtes pas réjouissant, mon brave homme. Mais revenons à la princesse, car justement, parce que votre histoire me fait trembler moi-même, elle m'intéresse infiniment.
- C'étaient donc ces lettres qu'elle voulait comme je vous l'ai dit. En échange de ces lettres, elle me promettait des faveurs, des dignités, des titres ; pour ravoir ces lettres, elle eût extorqué de nouveau quatre cent mille écus à un autre Semblançay, cet autre dût-il payer sa complaisance de l'échafaud.
Je lui répondis que je n'avais pas ces lettres, que je ne les connaissais pas, que je ne savais pas ce qu'elle voulait dire.
Alors aux offres succédèrent les menaces ; mais je ne pouvais pas être plus intimidé que séduit, car j'avais dit la vérité. Ces lettres, je les avais remises au messager de mon noble maître.
Elle sortit furieuse, puis je fus un an sans entendre parler de rien.
Au bout d'un an, elle revint, et la même scène se renouvela.
Ce fut moi à mon tour qui la priai, qui la suppliai de me laisser sortir. Je l'adjurai au nom de ma femme, au nom de mes enfants ; tout fut inutile : je devais livrer les lettres ou mourir en prison.
Un jour, je trouvai une lime dans mon pain.
Mon noble maître s'était souvenu de moi ; sans doute, tout absent, tout exilé, tout fugitif qu'il était, il ne pouvait me délivrer ni par la prière ni par la force. Il envoya en France un de ses domestiques, qui obtint du geôlier qu'il me remettrait cette lime en disant de quelle part elle me venait.
Je limai un des barreaux de ma fenêtre. Je me fis une corde avec mes draps ; je descendis, mais, arrivé à l'extrémité, je cherchai vainement la terre au bout de mes pieds ; je me laissai tomber en invoquant le nom de Dieu, et je me cassai la jambe en tombant ; une ronde de nuit me trouva évanoui.
On me transporta alors au château de Chalon-sur-Saône. J'y restai deux ans à peu près ; puis, au bout de deux ans, ma persécutrice reparut dans ma prison. C'étaient ces lettres, toujours ces lettres qui la ramenaient. Cette fois, elle était en compagnie du tortureur ; elle me fit donner la question ; ce fut une cruauté inutile, elle n'obtint rien, elle ne pouvait rien obtenir. Je ne savais rien, sinon que j'avais remis ces lettres au messager du duc.
Un jour, au fond de la cruche qui contenait mon eau, je trouvai un sac plein d'or : c'était toujours mon noble maître qui se souvenait de son pauvre serviteur.
Je corrompis un guichetier, ou plutôt le misérable fit semblant de se laisser corrompre ; à minuit, il vint m'ouvrir la porte de ma prison. Je sortis. Je le suivis à travers les corridors ; déjà je sentais l'air des vivants ; déjà je me croyais libre ; des soldats se jetèrent sur nous et nous garrottèrent tous deux. Mon guide avait fait semblant de se laisser toucher par mes prières, afin de s'approprier l'or qu'il avait vu dans mes mains ; puis, il m'avait trahi pour gagner la récompense promise aux dénonciateurs.
On me transporta au Châtelet dans ce cachot.
Ici, pour la dernière fois, Louise de Savoie m'apparut : elle était suivie du bourreau.
La vue de la mort ne put pas faire davantage que n'avaient fait les promesses, les menaces, la torture. On me lia les mains ; une corde fut passée à un anneau, et cette corde à mon cou. Je fis toujours la même réponse, en ajoutant que mon ennemie comblait tous mes désirs en m'accordant la mort, désespéré que j'étais de cette vie de captivité.
Sans doute ce fut ce sentiment qui l'arrêta. Elle sortit, le bourreau sortit derrière elle.
Depuis ce temps je ne les revis plus. Qu'est devenu mon noble duc ? qu'est devenue la cruelle duchesse ? Je l'ignore, car depuis ce temps, et il y a peut- être quinze ans de cela, je n'ai point échangé une seule parole avec un seul être vivant.
- Ils sont morts tous deux, répondit Aubry.
- Morts tous deux ! mon noble duc est mort ! mais il serait jeune encore, il n'aurait que cinquante-deux ans. Comment est-il mort ?
- Il a été tué au siège de Rome, et probablement... – Jacques Aubry allait ajouter : par un de mes amis ; mais il se retint, pensant que cette circonstance pourrait bien mettre du froid entre lui et le vieillard. Jacques Aubry, comme on le sait, devenait prudent.
- Probablement !... reprit le prisonnier.
- Par un orfèvre nommé Benvenuto Cellini.
- Il y a vingt ans, j'eusse maudit le meurtrier : aujourd'hui je dis du fond de mon coeur : Que le meurtrier soit béni ! Et lui ont-ils donné une sépulture digne de lui, à mon noble duc ?
- Je le crois bien : ils lui ont élevé un tombeau dans la cathédrale de Gate, lequel tombeau porte une épitaphe dans laquelle il est dit qu'à l'endroit de celui qui y dort, Alexandre le Grand n'était qu'un drôle et César qu'un polisson.
- Et l'autre ?
- Qui, l'autre ?
- Elle, ma persécutrice ?
- Morte aussi ; morte il y a neuf ans.
- C'est cela. Une nuit, dans ma prison, j'ai vu une ombre agenouillée et priant. Je me suis écrié, l'ombre a disparu. C'était elle qui venait me demander pardon.
- Ainsi, vous croyez qu'à l'instant de la mort, elle aura pardonné ?
- Je l'espère pour le salut de son âme.
- Mais alors on aurait dû vous mettre en liberté ?
- Elle l'aura recommandé peut-être ; mais je suis si peu de chose, qu'au milieu de cette grande catastrophe on m'aura oublié.
- Ainsi, vous, au moment de mourir, vous lui pardonnerez à votre tour ?
- Soulevez-moi, jeune homme, que je prie pour tous deux.
Et le moribond, soulevé par Jacques Aubry, confondit dans la même prière son protecteur et sa persécutrice, celui qui s'était souvenu dans son affection, celle qui ne l'avait jamais oublié dans sa haine : le connétable et la régente.
Le prisonnier avait raison. Les yeux de Jacques Aubry commençaient à s'habituer aux ténèbres : ils distinguaient dans l'obscurité la figure du mourant. C'était un beau vieillard maigri par la souffrance, à la barbe blanche, au front chauve : une de ces têtes comme en a rêvé le Dominiquin en exécutant sa Confession de saint Jérôme.
Quand il eut prié, il poussa un soupir et retomba : il était évanoui.
Jacques Aubry le crut mort. Cependant il courut à la cruche, prit de l'eau dans le creux de sa main, et la lui secoua sur le visage. Le mourant revint à lui.
- Tu as bien fait de me secourir, jeune homme, dit le vieillard, et voilà ta récompense.
- Qu'est-ce que cela ? demanda Aubry.
- Un poignard, répondit le mourant.
- Un poignard ! et comment cette arme se trouve-t-elle entre vos mains ?
- Attends :
Un jour, le guichetier en m'apportant mon pain et mon eau posa sa lanterne sur l'escabeau, qui par hasard se trouvait près du mur. Dans ce mur était une pierre saillante, et sur cette pierre quelques lettres gravées avec un couteau. Je n'eus pas le temps de les lire.
Mais je grattai la terre avec mes mains, je la délayai de manière à en faire une espèce de pâtée, et je pris l'empreinte de ces lettres ; je lus : Ultor.
Que voulait dire ce mot vengeur ? Je revins à la pierre. J'essayai de l'ébranler. Elle remuait comme une dent dans son alvéole. A force de patience, en répétant vingt fois les mêmes efforts, je parvins à l'arracher du mur. Je plongeai aussitôt la main dans l'excavation qu'elle avait laissée, et je trouvai ce poignard.
Alors le désir de la liberté presque perdu me revint, je résolus avec ce poignard de me creuser un passage dans quelque cachot voisin, et là, avec l'aide de celui qui l'habiterait, de combiner un plan d'évasion. D'ailleurs, rien de tout cela ne réussit-il, creuser la terre, fouiller la muraille, c'était une occupation ; et quand vous aurez été comme moi vingt ans dans un cachot, jeune homme, vous verrez quel terrible ennemi c'est que le temps.
Aubry frissonna des pieds à la tête.
- Et avez-vous mis votre projet à exécution ? demanda-t-il.
- Oui, et avec plus de facilité que je ne l'aurais pensé. Depuis douze ou quinze ans peut-être que je suis ici, on ne suppose plus sans doute que je puisse m'évader ; puis peut-être ne sait-on plus même qui je suis. On me garde comme on garde cette chaîne qui pend à cet anneau. Le connétable et la régente sont morts ; eux seuls se souvenaient de moi ; qui saurait maintenant, ici même, quel nom je prononce en prononçant le nom d'Etienne Raymond ? personne.
Aubry sentit la sueur lui couler sur le front en songeant à l'oubli dans lequel était tombée cette existence perdue.
- Eh bien ? demanda-t-il ; eh bien ?
- Eh bien ! dit le vieillard, depuis plus d'un an je creuse le sol et je suis parvenu à pratiquer au-dessous de la muraille un trou par lequel un homme peut passer.
- Mais qu'avez-vous fait de la terre que vous tirez de ce trou ?
- Je l'ai semée comme du sable dans mon cachot, et je l'ai confondue avec le sol à force de marcher dessus.
- Et ce trou où est-il ?
- Sous mon lit. Depuis quinze ans personne n'a jamais eu l'idée de le changer de place. Le geôlier ne descend dans mon cachot qu'une fois par jour. Le geôlier parti, les portes refermées, le bruit des pas éteint, je tirais mon lit et je me remettais à l'oeuvre ; puis, lorsque l'heure de la visite arrivait, je remettais le lit à sa place et je me couchais dessus.
Avant-hier, je me suis couché dessus pour ne plus me relever : j'étais au bout de mes forces ; aujourd'hui je suis au bout de ma vie. Sois le bienvenu, jeune homme, tu m'aideras à mourir, et moi, en échange, je te ferai mon héritier.
- Votre héritier ! dit Aubry étonné.
- Sans doute. Je te laisserai ce poignard. Tu souris. Quel héritage plus précieux peut te laisser un prisonnier ? Ce poignard, c'est la liberté peut-être.
- Vous avez raison, dit Aubry, et je vous remercie. Mais le trou que vous avez creusé, où donne-t-il ?
- Je n'étais pas encore arrivé de l'autre côté, cependant j'en étais bien proche. Hier, j'ai entendu dans le cachot à côté un bruit de voix.
- Diable ! fit Aubry, et vous croyez...
- Je crois qu'avec quelques heures de travail vous aurez achevé mon oeuvre.
- Merci, dit Aubry, merci.
- Maintenant, un prêtre. Je voudrais bien un prêtre, dit le moribond.
- Attendez, mon père, dit Aubry, attendez ; il est impossible qu'ils refusent une pareille demande à un mourant.
Il courut à la porte sans trébucher cette fois, car ses yeux s'habituaient à l'obscurité, et frappa des pieds et des mains.
Un guichetier descendit.
- Qu'avez-vous à faire un pareil vacarme, demanda-t-il, et que voulez vous ?
- Le vieillard qui est avec moi se meurt, dit Aubry, et demande un prêtre : le lui refuserez-vous ?
- Hum !... murmura le guichetier. Je ne sais pas ce que ces gaillards-là ont tous à demander des prêtres. C'est bien, on va lui en envoyer un.
Effectivement, dix minutes après, le prêtre parut portant le saint viatique, précédé de deux sacristains dont l'un portait la croix et l'autre la sonnette.
Ce fut un spectacle solennel que la confession de ce martyr, qui n'avait à révéler que les crimes des autres, et qui, au lieu de demander pardon pour lui, priait pour ses ennemis.
Si peu impressionnable que fût Jacques Aubry, il se laissa lui-même tomber sur les deux genoux, et se souvint de ses prières d'enfant, qu'il croyait avoir oubliées.
Lorsque le prisonnier eut fini sa confession, ce fut le prêtre qui s'inclina devant lui et qui demanda sa bénédiction.
Le vieillard sourit radieux comme un élu sourit, étendit une main au-dessus de la tête du prêtre, étendit l'autre vers Aubry ; poussa un profond soupir, et se renversa en arrière.
Ce soupir était le dernier.
Le prêtre sortit comme il était venu, accompagné des deux enfants de choeur, et le cachot un instant éclairé par la lueur tremblante des cierges, retomba dans son obscurité.
Jacques Aubry alors se retrouva seul avec le mort.
C'était une assez triste compagnie, surtout par les réflexions qu'elle faisait naître. Cet homme qui était couché là était entré innocent en prison, il y était resté vingt ans, et il n'en sortait que parce que la mort, ce grand libérateur, était venue le chercher.
Aussi le joyeux écolier ne se reconnaissait plus : pour la première fois il se trouvait en face d'une suprême et sombre pensée, pour la première fois il sondait du regard les brûlantes vicissitudes de la vie et les calmes profondeurs de la mort.
Puis au fond de son coeur une idée égoïste commençait à s'éveiller : il songeait à lui-même, innocent comme cet homme, mais comme cet homme entraîné dans l'engrenage de ces passions royales qui brisent, qui dévorent, qui anéantissent une existence. Ascanio et lui pouvaient disparaître à leur tour comme avait disparu Etienne Raymond ; qui songerait à eux ?
Gervaise peut-être.
Benvenuto Cellini certainement.
Mais la première ne pouvait rien que pleurer ; quant au second, en demandant à grands cris cette lettre que possédait Ascanio, il avouait lui même son impuissance.
Et pour unique chance de salut, pour seule espérance, il lui restait l'héritage de ce trépassé, un vieux poignard qui déjà avait trompé l'attente de ses deux premiers maîtres.
Jacques Aubry avait caché le poignard dans sa poitrine, il porta convulsivement la main sur sa poignée pour s'assurer qu'il y était encore.
En ce moment la porte se rouvrit, on venait enlever le cadavre.
- Quand m'apporterez-vous à dîner ? demanda Jacques Aubry, j'ai faim.
- Dans deux heures, répondit le guichetier.
Et l'écolier se retrouva seul dans son cachot.

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