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Chapitre XXXVI
Où l'on voit qu'une véritable amitié est capable de pousser le dévouement jusqu'au mariage

Aubry resté seul retomba dans des réflexions encore plus profondes qu'auparavant ; et l'on en conviendra, il y avait dans son entretien avec le lieutenant criminel ample matière à méditation. Cependant, hâtons-nous de dire que celui qui aurait pu lire dans son esprit aurait vu que la situation d'Ascanio et de Colombe, situation qui dépendait de la lettre qu'il avait entre les mains, prenait la première place dans ses préoccupations, et qu'avant de songer à lui, chose de laquelle il comptait bien s'occuper en son temps, il allait songer à eux.
Il méditait ainsi depuis une demi-heure à peu prés, lorsque la porte de son cachot s'ouvrit de nouveau et que le porte-clefs parut sur le seuil.
- Est-ce vous qui avez fait venir un prêtre ? demanda-t-il en grommelant.
- Certainement, c'est moi, dit Jacques.
- Le diable m'emporte ! si je sais ce qu'ils ont tous à faire avec un moine damné, murmura le guichetier ; mais ce que je sais, c'est qu'ils ne peuvent pas laisser cinq minutes un pauvre homme tranquille. Voyons, entrez, mon père, continua-t-il en se rangeant pour faire place au prêtre, et faites vite.
Puis il referma la porte en grommelant toujours, laissant en tête à tête le nouveau venu avec le prisonnier.
- C'est vous qui m'avez fait demander, mon fils ? demanda le prêtre.
- Oui, mon père, répondit l'écolier.
- Vous désirez vous confesser ?
- Non, pas précisément, je désire m'entretenir avec vous d'un simple cas de conscience.
- Dites, mon fils, répondit le prêtre en s'asseyant sur l'escabeau, et si mes faibles lumières peuvent vous guider...
- Justement c'est pour vous demander conseil que je vous ai fait venir.
- Je vous écoute.
- Mon père, dit Aubry, je suis un grand pécheur.
- Hélas ! fit le prêtre, heureux du moins celui qui le reconnaît.
- Mais ce n'est pas le tout, non seulement je suis un grand pécheur, comme je vous le disais, mais encore j'ai fait tomber les autres dans le péché.
- Y a-t-il réparation au dommage que vous avez commis ?
- Je le pense, mon père, je le pense. Celle que j'ai entraînée avec moi dans l'abîme était une jeune fille innocente.
- Alors vous l'avez séduite ? demanda le prêtre.
- Séduite, oui, mon père, c'est le mot.
- Et vous voulez réparer votre faute ?
- J'en ai l'intention, du moins.
- Il n'y a qu'une façon de le faire.
- Je le sais bien, et c'est pour cela que j'ai été si longtemps indécis. S'il y en avait eu deux, j'eusse choisi l'autre.
- Alors vous désirez l'épouser.
- Un instant, non ! Je ne veux pas mentir ; non, mon père, je ne désire pas, je me résigne.
- Mieux vaudrait un sentiment plus pur, plus dévoué.
- Que voulez-vous, mon père, il y a des gens qui sont nés pour épouser et d'autres pour rester garçons. Le célibat était ma vocation à moi, et il ne fallait, je vous le jure, rien moins que la circonstance où je me trouve...
- Eh bien ! mon fils, comme vous pourriez revenir sur vos bonnes intentions, je vous dirai que le plus tôt serait le mieux.
- Et quand ce plus tôt peut-il être ? demanda Aubry.
- Dame ! dit le prêtre, comme c'est un mariage in extremis, on obtiendra toutes les dispenses nécessaires, et je pense bien qu'après-demain...
- Va donc pour après-demain, fit l'écolier en poussant un soupir.
- Mais elle, la jeune fille ?
- Eh bien ?
- Consentira-t-elle ?
- A quoi ?
- Au mariage.
- Pardieu ! si elle y consentira ! avec reconnaissance. On ne lui fait pas de ces propositions-là tous les jours.
- Alors il n'y aura aucun empêchement ?
- Aucun.
- Les parents de votre côté ?
- Absents.
- Du sien ?
- Inconnus.
- Son nom ?
- Gervaise-Perrette Popinot.
- Me chargez-vous de lui porter cette nouvelle ?
- Si vous voulez prendre cette peine, mon père, je vous en serai véritablement reconnaissant.
- Aujourd'hui même elle sera prévenue.
- Dites-moi donc, dites-moi donc, mon père, est-ce que vous pourriez par exemple lui remettre une lettre ?
- Non, mon fils, nous autres qui nous sommes dévoués au service des prisonniers, nous avons fait le serment de ne remettre aucun message de leur part à personne qu'après leur mort. Ce moment venu, tout ce que vous désirerez.
- Merci, cela serait inutile ; tenons-nous-en donc au mariage, murmura Aubry.
- Vous n'avez rien autre chose à me dire ?
- Rien, sinon que si l'on doutait de la vérité de ce que j'avance, et que si l'on faisait quelque difficulté à m'accorder ma demande, on trouverait à l'appui, chez M. le lieutenant criminel, une plainte de ladite Gervaise- Perrette Popinot, laquelle prouverait à la justice que je n'avance rien qui ne soit l'exacte vérité.
- Rapportez-vous-en à moi pour aplanir toutes les difficultés, répondit le prêtre, qui avait cru remarquer que dans l'action qu'il se proposait d'accomplir, Jacques Aubry ne procédait pas d'enthousiasme, mais cédait à une nécessité, et d'ici à deux jours...
- D'ici à deux jours...
- Vous aurez rendu l'honneur à celle à qui vous l'avez enlevé.
- Hélas ! murmura l'écolier en poussant un profond soupir.
- Bien, mon fils, bien, dit le prêtre ; plus un sacrifice nous coûte, plus il est agréable à Dieu.
- Ventre-Mahom ! s'écria l'écolier ; en ce cas, Dieu doit m'être bien reconnaissant ; allez, mon père, allez.
En effet, ce n'était pas sans une vive opposition à lui-même que Jacques Aubry avait pris une pareille résolution ; comme il l'avait dit à Gervaise, il avait hérité de l'antipathie paternelle pour le mariage, et il ne lui avait rien moins fallu que son amitié pour Ascanio, que l'idée que c'était lui qui l'avait perdu, le tout corroboré des plus beaux exemples de dévouement que l'Antiquité avait pu lui fournir, pour l'amener au degré d'abnégation auquel il était arrivé.
Mais, dira peut-être le lecteur, qu'a de commun le mariage de Gervaise et d'Aubry avec le bonheur d'Ascanio et de Colombe, et comment en épousant sa maîtresse Aubry sauvait-il son ami ?
A ceci je pourrais dire au lecteur qu'il manque de pénétration. Il est vrai que, de son côté, le lecteur pourrait me répondre que ce n'est pas son état d'en avoir.
Que le lecteur prenne donc la peine de lire la fin de ce chapitre, qu'il eût pu se donner la satisfaction de passer s'il avait eu l'esprit plus subtil.
Le prêtre parti, Aubry, dans l'impossibilité de reculer désormais, parut plus tranquille : c'est le propre des résolutions, même les plus terribles, d'amener le calme après elles ; l'esprit qui a lutté se repose, le coeur qui a combattu s'engourdit.
Jacques Aubry resta donc dans son repos et dans son engourdissement jusqu'au moment où, après avoir entendu du bruit dans le cachot d'Ascanio, il crut que ce bruit, causé par l'entrée du geôlier qui lui apportait son déjeuner, était une garantie de tranquillité pour plusieurs heures. En conséquence, il laissa s'écouler quelques minutes, après lesquelles ayant reconnu qu'aucun bruit ne troublait le silence, il s'engagea dans son couloir, franchit comme d'habitude la distance et souleva la natte avec sa tête.
Le cachot d'Ascanio était plongé dans l'obscurité la plus profonde.
Aubry appela à demi-voix ; personne ne répondit : le cachot était parfaitement solitaire.
Le premier sentiment d'Aubry fut un sentiment de joie. Ascanio était libre, et si Ascanio était libre il n'avait pas besoin, lui... Mais presque aussitôt il se rappela la recommandation qu'il avait entendue la veille de mettre Ascanio dans une prison plus commode. On avait eu égard à la recommandation de madame la duchesse d'Etampes ; ce bruit que venait d'entendre l'écolier, c'était le déménagement de son ami.
L'espoir qu'avait eu Aubry fut donc éblouissant, mais rapide comme un éclair.
Il laissa retomber la natte et rentra à reculons dans son cachot. Toute consolation lui était enlevée, même la présence de l'ami pour lequel il se sacrifiait.
Il ne lui restait plus d'autres ressources que de réfléchir. Mais Jacques Aubry avait déjà réfléchi si longtemps, et ses réflexions avaient eu un si douloureux résultat, qu'il préféra dormir.
Il se jeta donc sur son lit, et comme il était fort en retard du côté du sommeil, il ne tarda point malgré la préoccupation d'esprit où il se trouvait, à s'endormir profondément.
Il rêva qu'il était condamné à mort et pendu ; mais comme par un mauvais procédé du bourreau, la corde avait été mal graissée, la pendaison était demeurée incomplète : on ne l'en avait pas moins enterré bel et bien. Et dans son rêve Jacques Aubry commençait à se dévorer les bras comme cela se pratique, lorsque le greffier, qui tenait à ravoir son bout de corde, étant venu pour le prendre, avait rouvert le caveau dans lequel il était enfermé, et lui avait rendu à la fois la vie et la liberté.
Hélas ! ce n'était qu'un rêve, et lorsque l'écolier se réveilla, sa vie était fort compromise, et sa liberté tout à fait perdue.
La soirée, la nuit et la journée se passèrent sans que Jacques reçût d'autre visite que celle de son geôlier. Il essaya de lui faire quelques questions, mais il n'y eut pas moyen d'en tirer une parole.
Au milieu de la nuit, et comme Jacques Aubry était dans son premier sommeil, il entendit sa porte rouler sur ses gonds et se réveilla en sursaut. Si bien que dorment les prisonniers, le bruit d'une porte qui s'ouvre les réveille toujours.
L'écolier se dressa sur son séant.
- Levez-vous et habillez-vous, dit la voix rude du geôlier, tandis que derrière lui étincelaient à la lueur de la torche qu'il portait les hallebardes de deux gardes de la prévôté.
La seconde injonction était inutile ; comme le lit de Jacques Aubry n'était orné d'aucun drap et manquait complètement de couverture, il s'était couché tout vêtu.
- Où voulez-vous donc me mener ? demanda Jacques Aubry, dormant encore d'un oeil.
- Vous êtes bien curieux, dit le geôlier.
- Cependant je voudrais savoir, reprit l'écolier.
- Allons, allons, pas de raisonnement, et suivez-moi.
Toute résistance était inutile, le prisonnier obéit.
Le geôlier marcha devant, puis Jacques Aubry vint après, puis les deux gardes fermèrent le cortège.
Jacques Aubry regardait autour de lui avec une inquiétude qu'il ne cherchait pas même à dissimuler : il craignait une exécution nocturne ; cependant une chose le rassurait : il ne voyait ni prêtre ni bourreau.
Au bout de dix minutes, Jacques Aubry se retrouva dans la première salle où on l'avait conduit à son entrée au Châtelet ; mais là, au lieu de le conduire au guichet, ce dont un instant il avait eu l'espérance, tant le malheur vous rend facile à l'illusion, son guide ouvrit une porte cachée dans un angle et s'engagea dans un corridor intérieur ; ce corridor donnait dans une cour.
Le premier sentiment du prisonnier en arrivant dans cette cour, en se retrouvant à l'air et en revoyant le ciel, fut de respirer à pleine poitrine. C'était autant de pris, il ne savait pas quand pareille aubaine se renouvellerait.
Puis, comme il aperçut de l'autre côté de la cour les fenêtres en ogives d'une chapelle du quatorzième siècle, il commença à deviner ce dont il était question.
Notre véracité de conteur nous contraint à dire qu'à cette pensée les forces faillirent lui manquer.
Cependant le souvenir d'Ascanio et de Colombe se présenta à son esprit, et la grandeur de la belle action qu'il allait accomplir le soutint dans sa détresse.
Il s'avança donc d'un pas assez ferme vers l'église ; en arrivant sur le seuil, tout lui fut expliqué.
Le prêtre était à l'autel ; dans le choeur une femme l'attendait : cette femme, c'était Gervaise.
A moitié chemin du choeur il trouva le gouverneur du Châtelet.
- Vous avez demandé à rendre, avant de mourir, l'honneur à la jeune fille à qui vous l'aviez ravi, dit le gouverneur : la demande était juste et l'on vous l'accorde.
Un nuage passa sur les yeux de l'écolier ; mais il porta la main à la lettre de madame d'Etampes et il reprit courage.
- Oh ! mon pauvre Jacques ! s'écria Gervaise en venant se jeter dans les bras de l'écolier ; oh ! qui m'aurait dit que cette heure que je désirais sonnerait dans une pareille circonstance !
- Que veux-tu, ma chère Gervaise, s'écria l'écolier en la recevant sur sa poitrine ; Dieu sait ceux qu'il doit punir et ceux qu'il doit récompenser ; soumettons-nous à la volonté de Dieu.
Puis tout bas, et en lui glissant dans la main la lettre de madame d'Etampes :
- Pour Benvenuto, dit-il, et à lui seul !
- Hein ? murmura le gouverneur, s'approchant vivement des deux époux, qu'y a-t-il ?
- Rien : je dis à Gervaise que je l'aime.
- Comme elle n'aura, selon toute apparence, probablement pas le temps de s'apercevoir du contraire, les protestations sont inutiles : approchez de l'autel et faites vite.
Aubry et Gervaise s'avancèrent sans souffler le mot vers le prêtre, qui les attendait. Arrivés en face de lui, tous deux tombèrent à genoux. La messe commença.
Jacques aurait bien voulu échanger quelques paroles avec Gervaise, qui, de son côté, brûlait d'envie de peindre sa reconnaissance à Aubry ; mais deux gardes placés à leurs côtés surveillaient leurs gestes et épiaient leurs paroles. Il était bien heureux que, dans un moment de compassion sans doute, le gouverneur les eût laissés échanger l'accolade à l'aide de laquelle la lettre était passée des mains de Jacques dans celles de Gervaise. Ce moment perdu, la surveillance exercée sur les deux époux eût rendu le dévouement de Jacques inutile.
Sans doute le prêtre avait reçu ses instructions, car il abrégea fort son discours. Peut-être aussi pensait-il à part lui qu'il était inutile de faire de grandes recommandations conjugales et paternelles à un homme qui allait être pendu dans deux ou trois jours.
Le discours fini, la bénédiction donnée, la messe dite, Aubry et Gervaise crurent au moins qu'on allait leur accorder un moment de tête-à-tête, mais il n'en fut rien. Malgré les pleurs de Gervaise, qui fondait littéralement en eau, les gardes les séparèrent.
Cependant ils eurent le temps d'échanger un coup d'oeil. Celui d'Aubry voulait dire : Songe à ma commission.
Celui de Gervaise répondait : Sois tranquille, elle sera faite cette nuit même ou demain au plus tard.
Puis on les entraîna chacun d'un côté opposé. Gervaise fut remise galamment à la porte de la rue. Jacques fut reconduit poliment à son cachot.
En y rentrant, l'écolier poussa un soupir plus profond qu'aucun de ceux qu'il eût poussés encore depuis son entrée dans la prison : il était marié !
Ce fut ainsi que, nouveau Curtius, Jacques Aubry, par dévouement, se précipita dans le gouffre de l'hyménée.

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