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Chapitre XXXVIII
Jupiter et l'Olympe

Le jour même où Benvenuto avait découvert sa statue, il avait fait dire à François Ier que son Jupiter était fondu, lui demandant quel jour il lui plaisait que le roi de l'Olympe parût aux yeux du roi de France.
François Ier répondit à Benvenuto que son cousin l'empereur et lui devant aller chasser le jeudi suivant à Fontainebleau, il n'avait qu'à faire pour ce jour transporter sa statue dans la grande galerie du château.
La réponse était sèche. Il demeurait évident que madame d'Etampes avait fortement prévenu le roi contre son artiste favori.
Mais à cette réponse, soit orgueil humain, soit confiance en Dieu, Benvenuto se contenta de répondre en souriant :
- C'est bien.
On était arrivé au lundi. Benvenuto fit charger le Jupiter sur un chariot, et, montant à cheval, il l'accompagna lui-même sans le quitter d'un instant, de peur qu'il ne lui arrivât malheur. Le jeudi, à dix heures, l'oeuvre et l'ouvrier étaient arrivés à Fontainebleau.
A voir Benvenuto, ne fût-ce qu'à le voir passer, il était visible qu'il avait dans l'âme je ne sais quel sentiment de noble fierté et de radieux espoir. Sa conscience d'artiste lui disait qu'il avait fait un chef-d'oeuvre, et son coeur d'honnête homme qu'il allait faire une bonne action. Il était donc doublement joyeux et portait haut la tête, en homme qui, n'ayant pas de haine, n'a pas de crainte. Le roi allait voir le Jupiter et sans doute le trouver beau ; Montmorency et Poyet lui rappelleraient sa parole ; l'empereur et toute la cour seraient là ; François Ier ne pouvait donc faire autrement que d'acquitter la parole donnée.
Madame d'Etampes, avec moins de douce joie mais avec autant de passion ardente, ourdissait de son côté ses plans ; elle avait triomphé du premier choc que Benvenuto avait voulu lui porter en se présentant chez elle et chez le roi : c'était un premier danger passé, mais elle sentait qu'il en existait un second dans la promesse faite à Benvenuto, et elle voulait à tout prix détourner celui-là. Elle avait donc précédé d'un jour Cellini à Fontainebleau, et elle avait fait ses dispositions avec cette profonde habileté féminine qui chez elle équivalait presque à du génie.
Cellini ne devait point tarder à l'éprouver.
A peine eut-il franchi le seuil de la galerie où son Jupiter devait être exposé, qu'il vit à l'instant même le coup, reconnut la main qui l'avait frappé, et resta un instant anéanti.
Cette galerie, toute resplendissante des peintures du Rosso, déjà faites à elles seules pour distraire l'attention de quelque chef-d'oeuvre que ce fût, avait été garnie, pendant les trois derniers jours qui venaient de s'écouler, des statues envoyées de Rome par le Primatice, c'est-à-dire que les merveilles de la sculpture antique, les types consacrés par l'admiration de vingt siècles, étaient là défiant toute comparaison, écrasant toute rivalité. Ariane, Vénus, Hercule, Apollon, Jupiter même, le grand Jupiter olympien, figures idéales, rêves du génie, éternités de bronze, formaient comme un concile surhumain dont il était impie d'approcher, comme un tribunal sublime dont tout artiste devait redouter le jugement.
Un Jupiter nouveau se glissant à côté de l'autre dans cet Olympe, Benvenuto jetant le gant à ce Phidias, il y avait là une sorte de profanation et de blasphème qui, tout confiant qu'il fût dans son propre mérite, fit reculer de trois pas le religieux artiste.
Ajoutez que les immortelles statues avaient pris, comme c'était leur droit, les plus belles places : il ne restait donc pour le pauvre Jupiter de Cellini que des coins obscurs auxquels on n'arrivait qu'après avoir passé sous le regard fixe et imposant des anciens dieux.
Benvenuto, triste, la tête inclinée, debout sur le seuil de la galerie, l'embrassait d'un regard à la fois triste et charmé.
- Messire Antoine Le Maçon, dit-il au secrétaire du roi qui l'accompagnait, je veux, je dois remporter sur-le-champ mon Jupiter ; le disciple ne tentera pas de le disputer aux maîtres ; l'enfant n'essaiera pas de lutter contre les aïeux : mon orgueil et ma modestie me le défendent.
- Benvenuto, répondit le secrétaire du roi, croyez-en un ami sincère ; si vous faites cela, vous vous perdez. Je vous le dis entre nous, on espère de vous ce découragement qui passera pour un aveu d'impuissance. J'aurai beau présenter vos excuses au roi, Sa Majesté, qui est impatiente de voir votre oeuvre, ne voudra entendre à rien, et poussée comme elle l'est par madame d'Etampes, vous retirera sans retour ses bonnes grâces. On s'y attend, et je crains. Ce n'est pas avec les morts, Benvenuto, c'est avec les vivants que votre lutte est dangereuse.
- Vous avez raison, messire, reprit l'orfèvre, et je vous entends. Merci de m'avoir rappelé que je n'ai pas le droit d'avoir ici de l'amour-propre.
- A la bonne heure, Benvenuto. Mais écoutez un dernier avis : Madame d'Etampes est trop charmante aujourd'hui pour n'avoir pas quelque perfidie en tête ; elle a entraîné l'empereur et le roi à une promenade dans la forêt avec un enjouement et une grâce irrésistibles ; j'ai peur pour vous qu'elle ne trouve le secret de les y retenir jusqu'à la nuit.
- Le croyez-vous ? s'écria Benvenuto en pâlissant ; mais alors je serais perdu, car ma statue paraîtrait dans un faux jour qui lui ôterait la moitié de sa valeur.
- Espérons que je me suis trompé, reprit Antoine Le Maçon, et attendons l'événement.
Cellini commença à attendre en effet dans une anxiété pleine de frémissement. Il avait placé son Jupiter le moins mal possible, mais il ne se dissimulait pas qu'à la nuit tombante sa statue serait d'un effet médiocre, et qu'à la nuit elle paraîtrait tout à fait mauvaise. La haine de la duchesse avait calculé aussi juste que la science du sculpteur : elle devinait en 1541 un procédé de la critique du dix-neuvième siècle.
Benvenuto regardait avec désespoir le soleil descendre sur l'horizon et interrogeait avidement tous les bruits du dehors. A part les gens de service, le château était désert.
Trois heures sonnèrent : dès lors l'intention de madame d'Etampes était évidente, et son succès n'était plus douteux. Benvenuto tomba accablé sur un fauteuil.
Tout était perdu : sa gloire d'abord. Cette lutte fiévreuse dans laquelle il avait failli succomber, qu'il avait oubliée déjà parce qu'elle devait le conduire au triomphe, n'aurait pour résultat que sa honte. Il contemplait avec douleur sa statue autour de laquelle les teintes nocturnes flottaient déjà, et dont les lignes commençaient à paraître moins pures.
Tout à coup une idée du ciel lui vint, il se leva, appela le petit Jehan, qu'il avait amené avec lui, et sortit précipitamment. Nul bruit annonçant le retour du roi ne se faisait entendre encore. Benvenuto courut chez un menuisier de la ville, et avec l'aide de cet homme et de ses ouvriers il eut, en moins d'une heure, achevé un socle de bois de chêne peu apparent garni de quatre petites boules qui tournaient sur elles-mêmes comme des roulettes.
Il tremblait maintenant que la cour ne rentrât ; mais à cinq heures son travail était terminé, la nuit tombait, et le château n'avait pas revu ses hôtes couronnés. Madame d'Etampes, quelque part qu'elle fût, devait triompher.
Benvenuto eut bientôt fait de placer la statue avec le piédestal sur le socle presque invisible. Le Jupiter tenait dans sa main gauche le globe du monde, et dans sa droite, un peu élevée au-dessus de sa tête, la foudre, qu'il semblait vouloir lancer : au milieu des flammes de la foudre l'orfèvre cacha une bougie.
Il terminait à peine ces apprêts quand les fanfares sonnèrent, annonçant le retour du roi et de l'empereur. Benvenuto alluma la bougie, plaça le petit Jehan derrière la statue, par laquelle il était entièrement masqué, et non sans un profond battement de coeur il attendit le roi.
Dix minutes après, les deux battants de la porte tournèrent, et François Ier parut donnant la main à Charles-Quint.
Suivaient le dauphin, la dauphine, le roi de Navarre, toute la cour enfin ; le prévôt, sa fille et d'Orbec, venaient les derniers. Colombe était pâle et abattue ; mais du moment qu'elle aperçut Cellini, elle releva la tête et un sourire plein de sublime confiance parut sur ses lèvres et éclaira son visage.
Cellini échangea un regard qui voulait dire : Soyez tranquille ; quelque chose qu'il arrive, ne désespérez pas, je veille sur vous.
Au moment où la porte s'ouvrit, le petit Jehan, sur un signe de son maître, imprima une légère impulsion à la statue, qui roula doucement sur son socle mobile, et, laissant les antiques en arrière, vint pour ainsi dire au-devant du roi, mobile et comme animée. Tous les yeux se portèrent sur-le-champ de son côté. La douce lueur de la bougie tombant de haut en bas produisait un effet beaucoup plus agréable que le jour.
Madame d'Etampes se mordit les lèvres.
- Il me semble, sire, dit-elle, que la flatterie est un peu forte, et que c'était au roi de la terre à aller au-devant du roi du ciel.
Le roi sourit, mais on vit que cette flatterie ne lui déplaisait pas : selon son habitude, il oublia l'ouvrier pour l'oeuvre, et, épargnant la moitié du chemin à la statue, il marcha droit à elle et l'examina longtemps en silence. Charles- Quint, qui, de sa nature et quoiqu'il eût un jour, dans un moment de bonne humeur, ramassé le pinceau du Titien, Charles-Quint, disons-le, qui était plus profond politique que grand artiste, et les courtisans, qui n'avaient pas le droit d'avoir une opinion, attendaient scrupuleusement l'avis de François Ier pour se prononcer.
Il y eut un moment d'anxieux silence, pendant lequel Benvenuto et la duchesse échangèrent un regard de haine profonde.
Puis tout à coup le roi s'écria :
- C'est beau ! c'est très beau ! et j'avoue que mon attente est dépassée.
Tous alors se répandirent en compliments et en éloges, et l'empereur tout le premier.
- Si l'on gagnait les artistes comme les villes, dit-il au roi, je vous déclarerais à l'instant même la guerre pour conquérir celui-ci, mon cousin.
- Mais avec tout cela, interrompit madame d'Etampes furieuse, nous ne voyons seulement pas ces belles statues antiques qui sont plus loin ; elles valent peut-être un peu mieux pourtant que tous nos colifichets modernes.
Le roi s'approcha alors des sculptures antiques, éclairées de bas en haut par la lueur des torches qui laissait toute leur partie supérieure dans l'obscurité ; elles étaient certes d'un moins bel effet que le Jupiter.
- Phidias est sublime, dit le roi, mais il peut y avoir un Phidias au siècle de François Ier et de Charles-Quint, comme il y en eut un au siècle de Périclès.
- Oh ! il faudrait voir cela au jour, dit Anne avec amertume ; paraître n'est pas être ; un artifice de lumière n'est pas l'art. Qu'est-ce que ce voile d'ailleurs ? nous cacherait-il quelque défaut, dites franchement, maître Cellini ?
C'était une draperie très légère jetée sur le Jupiter pour lui donner plus de majesté.
Benvenuto était resté jusque-là près de sa statue, immobile, silencieux et en apparence froid comme elle ; mais aux paroles de la duchesse, il sourit dédaigneusement, jeta de ses yeux noirs un double éclair, et avec la sainte audace d'un artiste païen, il arracha le voile d'une main vigoureuse.
Benvenuto s'attendait à voir éclater la duchesse.
Mais tout à coup, par une puissance incroyable de volonté, elle se mit à sourire avec une aménité terrible, et tendant gracieusement la main à Cellini, stupéfait de ce revirement :
- Allons, j'avais tort, dit-elle tout haut d'un ton d'enfant gâté : vous êtes un grand sculpteur, Cellini ; pardonnez-moi mes critiques, donnez-moi votre main et soyons désormais amis : voulez-vous ?
Puis elle ajouta tout bas et avec une volubilité extrême :
- Songez à ce que vous allez demander, Cellini. Que ce ne soit pas le mariage de Colombe et d'Ascanio, ou, je vous le jure, Ascanio, Colombe et vous, vous êtes tous perdus !
- Et si je demande autre chose, dit Benvenuto du même ton, me seconderez-vous, madame ?
- Oui fit-elle vivement, et je vous le jure, quelle que soit la chose que vous réclamerez, le roi l'accordera.
- Je n'ai pas besoin de demander le mariage d'Ascanio et de Colombe, dit alors Benvenuto, car c'est vous qui le demanderez, madame.
La duchesse sourit dédaigneusement.
- Que dites-vous donc ainsi tout bas ? dit François Ier.
- Madame la duchesse d'Etampes avait la bonté de me rappeler, répondit Benvenuto, que Votre Majesté m'avait promis une grâce dans le cas où elle serait satisfaite.
- Et cette promesse a été faite devant moi, sire, dit le connétable en s'avançant ; devant moi et devant le chancelier Poyet. Vous nous avez même chargés, mon collègue et moi, de vous rappeler...
- Oui, connétable, interrompit le roi d'un air de bonne humeur ; oui, si je ne me rappelais pas ; mais je me rappelle à merveille, foi de gentilhomme ! Ainsi, comme vous le voyez, votre intervention, tout en me demeurant agréable, me devient inutile. J'ai promis à Benvenuto de lui accorder ce qu'il me demanderait lorsque son Jupiter serait fondu. Est-ce cela, connétable ? ai-je bonne mémoire, chancelier ? A vous de parler, maître Cellini, je suis à votre disposition, vous priant toutefois de penser moins à votre mérite, qui est immense, qu'à notre pouvoir, qui est borné, ne faisant de réserve que pour notre couronne et notre maîtresse.
- Eh bien ! sire, dit Cellini, puisque Votre Majesté est en si bonne disposition pour votre indigne serviteur, je lui demanderai purement et simplement la grâce d'un pauvre écolier qui s'est pris de querelle sur le quai du Châtelet avec le vicomte de Marmagne, et qui, en se défendant, lui a passé son épée à travers le corps.
Chacun fut étonné de la médiocrité de la demande, et madame d'Etampes toute la première : elle regarda Benvenuto d'un air stupéfait, et croyant avoir mal entendu.
- Ventre-Mahom ! dit François Ier, vous me demandez bel et bien d'user de mon droit de grâce, car j'ai entendu dire hier au chancelier lui-même que c'était un cas de pendaison.
- Oh ! s'écria la duchesse, je comptais, sire, vous parler moi-même de ce jeune homme. J'ai eu des nouvelles de Marmagne, qui va mieux, et qui m'a fait dire que c'était lui qui avait cherché la querelle, et que l'écolier... Comment appelez-vous l'écolier, maître Benvenuto ?
- Jacques Aubry, madame la duchesse.
- Et que l'écolier, continua vivement madame d'Etampes, n'était aucunement dans son tort aussi, au lieu de reprendre ou de chicaner Benvenuto, sire, accordez-lui donc, croyez-moi, promptement cette demande, de peur qu'il ne se repente de vous avoir demandé si peu de chose.
- Eh bien ! maître, dit François Ier, que ce que vous désirez soit donc fait, et comme qui donne vite donne deux fois, dit le proverbe, que l'ordre de mettre ce jeune homme en liberté soit expédié ce soir même. Vous entendez, mon cher chancelier ?
- Oui, sire, et Votre Majesté sera obéie.
- Quant à vous, maître Benvenuto, dit François Ier, venez me voir lundi au Louvre, et nous nous occuperons de certains détails qui depuis quelque temps ont été trop négligés par mon trésorier vis-à-vis de vous.
- Mais, sire, Votre Majesté sait que l'entrée du Louvre...
- C'est bien ! c'est bien ! la personne qui avait donné la consigne la lèvera. C'était une mesure de guerre, et comme vous n'avez plus autour de moi que des amis, tout sera rétabli sur le pied de paix.
- Eh bien ! sire, dit la duchesse, puisque Votre Majesté est en train d'accorder, accordez-moi aussi, à moi, une toute petite demande, quoique je n'aie pas fait le Jupiter.
- Non, dit Benvenuto à demi-voix, mais vous avez souvent fait la Danaé.
- Et quelle est cette demande ? interrompit François Ier, qui n'avait pas entendu l'épigramme de Cellini. Parlez, madame la duchesse, et croyez que la solennité de l'occasion n'ajoutera rien au désir que j'ai de vous être agréable.
- Eh bien ! sire, Votre Majesté devrait bien faire à messire d'Estourville cette grâce de signer lundi prochain au contrat de mariage de ma jeune amie mademoiselle d'Estourville avec le comte d'Orbec.
- Eh ! ce n'est pas une grâce que je vous ferai là, reprit François Ier : c'est un plaisir que je me prépare à moi-même, et je resterai encore votre débiteur, je le jure.
- Ainsi donc, sire, c'est convenu, à lundi ? demanda la duchesse.
- A lundi, dit le roi.
- Madame la duchesse, reprit Benvenuto à demi-voix, madame la duchesse ne regrette-t-elle pas que pour une pareille solennité ce beau lis qu'elle avait commandé à Ascanio ne soit pas fini ?
- Sans doute je le regretterai, dit la duchesse ; mais c'est chose impossible, Ascanio est en prison.
- Oui, mais je suis libre, moi, dit Benvenuto ; je le finirai et je le porterai à madame la duchesse.
- Oh ! sur mon honneur ! si vous faites cela, je dirai...
- Vous direz quoi, madame ?
- Je dirai que vous êtes un homme charmant.
Et elle tendit la main à Benvenuto, qui de l'air le plus galant du monde, et après avoir d'un coup d'oeil demandé la permission au roi, y déposa un baiser.
En ce moment un léger cri se fit entendre.
- Qu'y a-t-il ? demanda le roi.
- Sire, j'en demande pardon à Votre Majesté, dit le prévôt ; mais c'est ma fille qui se trouve mal.
- Pauvre enfant ! murmura Benvenuto, elle croit que je l'ai trahie !

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