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Chapitre VII
Un fiancé et un ami

Un des deux hommes qui entraient à l'hôtel de Nesle comme Ascanio en sortait était bien effectivement messire Robert d'Estourville, prévôt de Paris. Quant à l'autre, nous allons dans un instant savoir qui il était.
Aussi, cinq minutes après le départ d'Ascanio, et comme Colombe, restée debout et l'oreille attentive dans sa chambre, où elle s'était réfugiée, était encore toute songeuse, dame Perrine entra précipitamment annonçant à la jeune fille que son père était l'attendant dans la chambre à côté.
- Mon père ! s'écria Colombe effrayée. Puis elle ajouta tout bas : – Mon Dieu ! mon Dieu ! l'aurait-il rencontré ?
- Oui, votre père, ma chère enfant, reprit dame Perrine, répondant à la seule partie de la phrase qu'elle eût entendue, et avec lui un autre vieux seigneur que je ne connais pas.
- Un autre vieux seigneur ! dit Colombe frissonnant d'instinct. Mon Dieu ! dame Perrine, qu'est-ce que cela signifie ? C'est la première fois depuis deux ou trois ans peut-être que mon père ne vient pas seul.
Cependant, comme malgré la crainte de la jeune fille il lui fallait obéir, attendu qu'elle connaissait le caractère impatient de son père, elle rappela tout son courage et rentra dans la chambre qu'elle venait de quitter, le sourire sur les lèvres ; car, malgré cette crainte qu'elle éprouvait pour la première fois et dont elle ne se rendait pas compte, elle aimait messire d'Estourville d'un amour véritablement filial, et, malgré le peu d'expansivité du prévôt vis-à-vis d'elle, les jours où il visitait l'hôtel de Nesle étaient, parmi ces jours tristes et uniformes, marqués comme des jours de fête.
Colombe s'avançait, tendant les bras, entrouvrant la bouche, mais le prévôt ne lui donna le temps ni de l'embrasser, ni de parler. Seulement, la prenant par la main et l'amenant devant l'étranger, qui se tenait appuyé contre la grande cheminée remplie de fleurs :
- Cher ami, lui dit-il, je te présente ma fille. Puis, adressant la parole à sa fille : – Colombe, ajouta-t-il, voilà le comte d'Orbec, trésorier du roi, et votre futur époux.
Colombe jeta un faible cri, qu'étouffa aussitôt le sentiment des convenances ; mais, sentant ses genoux faiblir, elle s'appuya au dossier d'une chaise.
En effet, pour comprendre, surtout dans la disposition d'esprit où se trouvait Colombe, tout ce qu'avait de terrible cette présentation inattendue, il faudrait savoir ce qu'était le comte d'Orbec.
Certes, messire Robert d'Estourville, le père de Colombe, n'était pas beau ; il y avait dans ses épais sourcils, qu'il fronçait au moindre obstacle physique ou moral qu'il rencontrait, un air de dureté, et dans toute sa personne trapue quelque chose de lourd et de gauche qui prévenait médiocrement en sa faveur ; mais auprès du comte d'Orbec, il semblait saint Michel Archange près du dragon. Du moins la tête carrée, les traits fortement accentués du prévôt annonçaient la résolution et la force, tandis que ses petits yeux de lynx, gris et vifs, indiquaient l'intelligence ; mais le comte d'Orbec, grêle, sec et maigre, avec ses longs bras d'araignée, sa petite voix de moustique et sa lenteur de limaçon, était non seulement laid, mais hideux : une laideur à la fois bête et méchante. Sa tête, qu'il tenait courbée et penchée sur l'épaule, avait un sourire vil et un regard traître.
Aussi à l'aspect de cette affreuse créature qu'on lui présentait pour époux, quand son coeur, sa pensée et ses yeux étaient pleins encore du beau jeune homme qui sortait de cette même chambre, Colombe, comme nous l'avons dit, n'avait pu que réprimer son premier cri, mais sa force s'était arrêtée là, et elle était demeurée pâle et glacée, regardant seulement son père avec épouvante.
- Je te demande pardon, cher ami, continua le prévôt, de l'embarras de Colombe ; d'abord c'est une petite sauvage qui n'est pas sortie d'ici depuis deux ans, l'air du temps n'étant pas très bon, comme tu le sais, pour les jolies filles ; puis, à vrai dire, j'ai eu le tort de ne point la prévenir de nos projets, ce qui d'ailleurs était inutile, vu que les choses que j'ai arrêtées n'ont besoin, pour être mises à exécution, de l'approbation de personne ; enfin, elle ne sait pas qui tu es, et qu'avec ton nom, tes grandes richesses et la faveur de madame d'Etampes, tu es en position d'arriver à tout, mais en y réfléchissant, elle appréciera l'honneur que tu nous fais en consentant à allier ta vieille illustration à notre jeune noblesse ; elle apprendra qu'amis depuis quarante ans...
- Assez, mon cher, assez, de grâce ! interrompit le comte ; puis s'adressant à Colombe avec cette assurance familière et insolente qui contrastait si bien avec la timidité du pauvre Ascanio : – Allons, allons, remettez-vous, mon enfant, lui dit-il, et rappelez sur vos joues ces jolies couleurs qui vous vont si bien. Eh mon Dieu ! je sais ce que c'est qu'une jeune fille, allez, et même qu'une jeune femme, car j'ai déjà été marié deux fois, ma petite. Voyons, il ne faut pas vous troubler comme cela ; je ne vous fais pas peur, j'espère, hein ? ajouta fatuitement le comte en se redressant et en passant ses mains sur ses maigres moustaches et sur sa mesquine royale ; aussi votre père a eu tort de me donner si brusquement ce titre de mari qu'émeut toujours un peu un jeune coeur lorsqu'il l'entend pour la première fois ; mais vous vous y ferez, ma petite, et vous finirez par le prononcer vous-même avec cette jolie bouche que voilà. Eh bien ! eh bien ! vous pâlissez encore... Dieu me pardonne ! je crois qu'elle va s'évanouir.
Et d'Orbec étendit les bras pour soutenir Colombe, mais celle-ci se redressa en faisant un pas en arrière, comme si elle eût craint son toucher à l'égal de celui d'un serpent, et retrouvant la force de prononcer quelques mots :
- Pardon, monsieur, pardon, mon père, dit-elle en balbutiant ; pardon, ce n'est rien ; mais je croyais, j'espérais...
- Et qu'avez-vous cru, qu'avez-vous espéré ? Voyons, dites vite, répondit le prévôt en fixant sur sa fille ses petits yeux vifs et irrités.
- Que vous me permettriez de rester toujours auprès de vous, mon père, reprit Colombe. Depuis la mort de ma pauvre mère, vous n'avez plus que mon affection, que mes soins, et j'avais pensé...
- Taisez-vous, Colombe, répondit impérativement le prévôt. Je ne suis pas encore assez vieux pour avoir besoin d'une garde ; et vous, vous êtes d'âge à vous établir.
- Eh bon dieu ! dit d'Orbec se mêlant de nouveau à la conversation, acceptez-moi sans tant de façons, ma mie. Avec moi, vous serez aussi heureuse qu'on peut l'être, et plus d'une vous enviera, je vous jure. Je suis riche, mort-Dieu ! et je prétends que vous me fassiez honneur : vous irez à la cour, et vous irez avec des bijoux à rendre envieuse, je ne dirai pas la reine, mais madame d'Etampes elle-même.
Je ne sais quelles pensées se réveillèrent à ces derniers mots dans le coeur de Colombe, mais la rougeur reparut sur ses joues, et elle trouva moyen de répondre au comte, malgré le regard sévère dont le prévôt la menaçait.
- Je demanderai du moins à mon père, monseigneur, le temps de réfléchir à votre proposition.
- Qu'est-ce que cela ? s'écria messire d'Estourville avec violence. Pas une heure, pas une minute. Vous êtes de ce moment la fiancée du comte, entendez-vous bien, et vous seriez sa femme dès ce soir si dans une heure il n'était forcé de partir pour sa comté de Normandie, et vous savez que mes volontés sont des ordres. Réfléchir ! sarpejeu ! d'Orbec, laissons cette mijaurée. A compter de ce moment elle est à toi, mon ami, et tu la réclameras quand tu voudras. Sur ce, allons visiter votre future demeure.
D'Orbec voulait demeurer pour ajouter encore un mot aux paroles qu'il avait déjà dites ; mais le prévôt passa son bras sous le sien et l'entraîna en marronnant ; il se contenta donc de saluer Colombe avec son méchant sourire et sortit avec messire Robert.
Derrière eux et par la porte du fond, dame Perrine entra, elle avait entendu le prévôt élevant la voix, et elle accourait, devinant qu'il avait fait à sa fille quelques-unes de ses gronderies habituelles. Elle arriva à temps pour recevoir Colombe dans ses bras.
- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s'écria la pauvre enfant en portant sa main sur ses yeux comme pour ne plus voir cet odieux d'Orbec, tout absent qu'il était. Oh ! mon Dieu ! cela devait-il donc finir ainsi ? oh ! mes rêves dorés ! oh ! mes espérances mélancoliques ! tout est donc perdu, évanoui, et il ne me reste plus qu'à mourir !
Il ne faut pas demander si une pareille exclamation, jointe à la faiblesse et à la pâleur de Colombe, effrayèrent dame Perrine, et tout en l'effrayant éveillèrent sa curiosité. Or, comme de son côté Colombe avait besoin de soulager son coeur, elle raconta à sa digne gouvernante, en pleurant les larmes les plus amères qu'elle eût encore versées, ce qui venait de se passer entre son père, le comte d'Orbec et elle. Dame Perrine convint que le fiancé n'était ni jeune, ni beau, mais comme, à son avis, le pire malheur qui pouvait arriver à une femme était de rester fille, elle soutint à Colombe que mieux valait à tout prendre avoir un mari vieux et laid, mais riche et puissant, que de n'en pas avoir du tout. Or, comme cette théorie révoltait le coeur de Colombe, la jeune fille se retira dans sa chambre, laissant dame Perrine, dont l'imagination était très vive, bâtir mille plans d'avenir à elle, pour le jour où elle s'élèverait de la place de gouvernante de mademoiselle Colombe au grade de dame de compagnie de la comtesse d'Orbec.
Pendant ce temps le prévôt et le comte commençaient à leur tour la visite du Grand-Nesle, que venaient de faire une heure auparavant dame Perrine et Ascanio.
Ce serait une étrange chose si les murs, qui à ce que l'on prétend ont des oreilles, avaient aussi des yeux et une langue, et racontaient à ceux qui entrent ce qu'ils ont vu et entendu de ceux qui sortent.
Mais comme les murs se taisaient et regardaient le prévôt et le trésorier en riant peut-être à la manière des murs, c'était le susdit trésorier qui parlait.
- Vraiment, disait-il tout en traversant la cour qui menait du Petit au Grand-Nesle, vraiment elle est fort bien, la petite ; c'est une femme comme il m'en faut une, mon cher d'Estourville, sage, ignorante et bien élevée. Le premier orage passé, le temps se remettra au beau fixe, croyez-moi. Je m'y connais ; toutes les petites filles rêvent un mari jeune, beau, spirituel et riche. Eh ! mon Dieu ! j'ai au moins la moitié des qualités qu'on exige de moi. Peu d'hommes peuvent en dire autant, c'est donc déjà beaucoup. Puis, passant de sa femme future à sa propriété à venir, et parlant avec le même accent grêle et convoiteur de l'une et de l'autre : C'est comme ce vieux Nesle, continua-t-il, c'est sur mon honneur ! un magnifique séjour, et je t'en fais mon compliment. Nous serons là à merveille, ma femme, moi et toute ma trésorerie. Voilà pour notre habitation personnelle, voilà pour mes bureaux, voilà pour la valetaille. Seulement, tout cela est un peu bien dégradé. Mais avec quelques dépenses que nous trouverons moyen de faire payer à Sa Majesté, nous en tirerons un excellent parti. A propos, d'Estourville, es-tu bien sûr de conserver cette propriété-là ? Tu devrais faire régulariser ton titre : autant que je me rappelle, le roi ne te l'a pas donnée, après tout.
- Il ne me l'a pas donnée, c'est vrai, reprit en riant le prévôt, mais il me l'a laissé prendre, et c'est à peu près tout comme.
- Oui, mais si quelqu'autre te jouait le tour de lui faire cette demande en règle ?
- Oh ! celui-là serait mal reçu, je t'en réponds, à venir faire valoir son titre, et sûr comme je le suis de l'appui de madame d'Etampes et du tien, je le ferais grandement repentir de ses prétentions. Non, va, je suis tranquille, et l'hôtel de Nesle m'appartient, aussi vrai, cher ami, que ma fille Colombe est à toi ; pars donc tranquille et reviens vite.
Comme le prévôt disait ces paroles, de la véracité desquelles ni lui ni son interlocuteur n'avaient aucun motif de douter, un troisième personnage, conduit par le jardinier Raimbault, parut sur le seuil de la porte qui donnait de la cour quadrangulaire dans les jardins du Grand-Nesle. C'était le vicomte de Marmagne.
Celui-là était aussi un prétendant de Colombe, mais un prétendant malheureux. C'était un grand bélître d'un blond ardent avec des couleurs roses, suffisant, insolent, bavard, plein de prétentions auprès des femmes, auxquelles il servait souvent de manteau pour cacher leurs véritables amours, plein d'orgueil de sa position de secrétaire du roi, laquelle position lui permettait d'approcher de Sa Majesté à la manière dont l'approchaient ses lévriers, ses perroquets, et ses singes. Aussi le prévôt ne s'était-il pas trompé à cette faveur apparente et à cette familiarité superficielle dont il jouissait près de Sa Majesté, faveur et familiarité qu'il ne devait, assurait-on, qu'à l'extension peu morale qu'il donnait à sa charge. D'ailleurs, le vicomte de Marmagne avait depuis longtemps mangé tout son patrimoine, et n'avait pas d'autre fortune que les libéralités de François Ier. Or ces libéralités pouvaient tarir d'un jour à l'autre, et messire Robert d'Estourville n'était pas si fou que de se fier dans les choses de cette importance aux caprices d'un roi fort sujet aux caprices. Il avait donc tout doucement repoussé la demande du vicomte de Marmagne, en lui avouant confidentiellement et sous le sceau du secret que la main de sa fille était déjà depuis longtemps engagée à un autre. Grâce à cette confidence, qui motivait le refus du prévôt, le vicomte de Marmagne et sire Robert d'Estourville étaient restés en apparence les meilleurs amis du monde, quoique depuis ce temps le vicomte détestât le prévôt et que de son côté le prévôt se défiât du vicomte, lequel sous son air affable et souriant n'avait pu cacher sa rancune à un homme aussi habitué que l'était messire Robert à lire dans l'ombre des cours et dans l'obscurité des coeurs. Chaque fois qu'il voyait paraître le vicomte, le prévôt s'attendait donc, sous son air affable et prévenant, à recevoir un porteur de mauvaises nouvelles, lesquelles il avait l'habitude de débiter les larmes aux yeux et avec cette douleur feinte et calculée qui exprime goutte à goutte le poison sur une plaie.
Quant au comte d'Orbec, le vicomte de Marmagne avait à peu près rompu avec lui : c'était même une de ces rares inimitiés de cour visibles à l'oeil nu. D'Orbec méprisait Marmagne, parce que Marmagne n'avait pas de fortune et ne pouvait tenir un rang. Marmagne méprisait d'Orbec, parce que d'Orbec était vieux et avait par conséquent perdu le privilège de plaire aux femmes ; enfin tous deux se haïssaient, parce que toutes les fois qu'ils s'étaient trouvés sur le même chemin, l'un avait enlevé quelque chose à l'autre.
Aussi, dès qu'ils s'aperçurent, les deux courtisans se saluèrent avec ce sourire sardonique et froid qu'on ne rencontre que dans les antichambres de palais, et qui veut dire : – Ah ! si nous n'étions pas deux lâches, comme il y a déjà longtemps que l'un de nous ne vivrait plus !
Néanmoins, comme il est du devoir d'un historien de dire le bien comme le mal, il est juste d'avouer qu'ils s'en tinrent à ce salut et à ce sourire, et que, sans avoir échangé une seule parole avec le vicomte de Marmagne, le comte d'Orbec, reconduit par le prévôt, sortit immédiatement par la même porte qui venait de donner entrée à son ennemi.
Hâtons-nous d'ajouter néanmoins que malgré la haine qui les séparait, ces deux hommes, le cas échéant, étaient prêts à se réunir momentanément pour nuire à un troisième.
Le comte d'Orbec sorti, le prévôt se trouva seul avec son ami le vicomte de Marmagne.
Il s'avança vers lui avec un visage gai, celui-ci l'attendit avec un visage triste.
- Eh bien ! mon cher prévôt, lui dit Marmagne, rompant le premier le silence, vous avez l'air bien joyeux.
- Et vous, mon cher Marmagne, répondit le prévôt, vous avez l'air bien triste.
- C'est que vous le savez, mon pauvre d'Estourville, les malheurs de mes amis m'affligent tout autant que les miens.
- Oui, oui, je connais votre coeur, dit le prévôt.
- Et quand je vous ai vu si joyeux, avec votre futur gendre, le comte d'Orbec, car le mariage de votre fille avec lui n'est plus un secret, et je vous en félicite, mon cher d'Estourville...
- Vous savez que je vous avais dit depuis longtemps que la main de Colombe était promise, mon cher Marmagne.
- Oui, je ne sais vraiment comment vous consentez à vous séparer d'une si charmante enfant.
- Oh ! je ne m'en sépare pas, reprit maître Robert. Mon gendre, le comte d'Orbec, fera passer la Seine à toute sa trésorerie, et viendra habiter le Grand-Nesle, tandis que moi, dans mes moments perdus, j'habiterai le Petit.
- Pauvre ami ! dit Marmagne en secouant la tête d'un air profondément peiné, en appuyant une de ses mains sur le bras du prévôt, et en portant l'autre à ses yeux pour essuyer une larme qui n'existait pas.
- Comment, pauvre ami, dit messire Robert. Ah ça ! qu'avez-vous donc encore à m'annoncer ?
- Suis-je donc le premier à vous annoncer cette fâcheuse nouvelle ?
- Laquelle ? voyons, parlez !
- Vous le savez, mon cher prévôt, il faut être philosophe en ce monde, et il y a un vieux proverbe que notre pauvre race humaine devrait avoir sans cesse à la bouche, car il renferme à lui seul toute la sagesse des nations.
- Et quel est ce proverbe ? Achevez.
- L'homme propose, mon cher ami, l'homme propose et Dieu dispose.
- Et quelle chose ai-je proposée dont Dieu disposera ? voyons, achevez et finissons-en.
- Vous avez destiné l'hôtel du Vieux-Nesle à votre gendre et à votre fille ?
- Sans doute ; et ils y seront installés j'espère avant trois mois.
- Détrompez-vous, mon cher prévôt, détrompez-vous ; l'hôtel de Nesle, à cette heure, n'est plus votre propriété. Excusez-moi de vous causer ce chagrin ; mais j'ai pensé que mieux valait, avec le caractère un peu vif que je vous connais, que vous apprissiez cette nouvelle de la bouche d'un ami, qui mettra à vous l'apprendre tous les ménagements convenables, que de la tenir de la bouche de quelque malotru qui, enchanté de votre malheur, vous l'aurait jetée brutalement à la face. Hélas ! non, mon ami, le Grand-Nesle n'est plus à vous.
- Et qui me l'a donc repris ?
- Sa Majesté.
- Sa Majesté !
- Elle-même, vous voyez donc bien que le malheur est irréparable.
- Et quand cela ?
- Ce matin. Si je n'avais pas été retenu par mon service au Louvre, vous en eussiez été prévenu plus tôt.
- On vous aura trompé, Marmagne, c'est quelque faux bruit que mes ennemis se plaisent à répandre, et dont vous vous êtes fait prématurément l'écho.
- Je voudrais pour bien des choses que cela fût ainsi, mais malheureusement on ne m'a pas dit, j'ai entendu.
- Vous avez entendu, quoi ?
- J'ai entendu le roi de sa propre bouche donnant le Vieux-Nesle à un autre.
- Et quel est cet autre ?
- Un aventurier italien, un certain orfèvre que vous connaissez peut-être de nom, un intrigant qui s'appelle Benvenuto Cellini, qui arrive de Florence depuis deux mois, dont le roi s'est coiffé je ne sais pourquoi, et qu'il a été aujourd'hui visiter avec toute sa cour dans l'hôtel du cardinal de Ferrare, où ce prétendu artiste a établi sa boutique.
- Et vous étiez là, dites-vous, vicomte, quand le roi a fait donation du Grand-Nesle à ce misérable ?
- J'y étais, répondit de Marmagne en prononçant ces deux mots lettre à lettre et en les accentuant avec lenteur et volupté.
- Ah ! ah ! fit le prévôt, eh bien ! je l'attends, votre aventurier, qu'il vienne prendre le présent royal !
- Comment vous auriez l'intention de faire résistance ?
- Sans doute.
- A un ordre du roi ?
- A un ordre de Dieu, à un ordre du diable ; à tous les ordres enfin qui auront la prétention de me faire sortir d'ici.
- Prenez garde, prenez garde, prévôt, reprit le vicomte de Marmagne, outre la colère du roi à laquelle vous vous exposez, ce Benvenuto Cellini est par lui-même plus à craindre que vous ne pensez.
- Savez-vous qui je suis, vicomte ?
- D'abord, il a toute la faveur de Sa Majesté, – pour le moment c'est vrai, – mais il l'a.
- Savez-vous que moi, prévôt de Paris, je représente Sa Majesté au Châtelet, que j'y siège sous un dais, en habit court, en manteau à collet, l'épée au côté, le chapeau orné de plumes sur la tête, et tenant à la main un bâton de commandement en velours bleu !
- Ensuite je vous dirai que ce maudit Italien accepte volontiers la lutte de puissance à puissance, avec toutes sortes de princes, de cardinaux et de papes.
- Savez-vous que j'ai un sceau particulier qui fait l'authenticité des actes ?
- On ajoute que ce damné spadassin blesse et tue sans scrupule tous ceux qui lui font obstacle.
- Ignorez-vous qu'une garde de vingt-quatre sergents d'armes est jour et nuit à mes ordres ?
- On dit qu'il a été frapper un orfèvre auquel il en voulait au milieu d'un bataillon de soixante hommes.
- Vous oubliez que l'hôtel de Nesle est fortifié, qu'il a créneaux aux murs et mâchicoulis au-dessus de portes, sans compter le fort de la ville qui d'un côté le rend imprenable.
- On assure qu'il s'entend aux sièges comme Bayard, ou Antonio de Leyra.
- C'est ce que nous verrons.
- J'en ai peur.
- Et moi j'attends.
- Tenez, voulez-vous que je vous donne un conseil, mon cher ami ?
- Donnez, pourvu qu'il soit court.
- N'essayez pas de lutter avec plus fort que vous.
- Avec plus fort que moi, un méchant ouvrier d'Italie ! Vicomte, vous m'exaspérez.
- C'est que d'honneur ! vous pourriez vous en repentir. Je vous parle à bon escient.
- Vicomte, vous me mettez hors des gonds.
- Songez que cet homme a le roi pour lui.
- Eh bien ! moi, j'ai madame d'Etampes.
- Sa Majesté pourra trouver mauvais qu'on résiste à sa volonté.
- Je l'ai fait déjà, monsieur, et avec succès encore.
- Oui, je le sais, dans l'affaire du péage du pont de Mantes. Mais...
- Mais quoi ?
- Mais on ne risque rien, ou du moins pas grand-chose, de résister à un roi qui est faible et bon, tandis qu'on risque tout en entrant en lutte contre un homme fort et terrible comme l'est Benvenuto Cellini.
- Ventre Mahom ! vicomte, vous voulez donc me rendre fou ! Au contraire, je veux vous rendre sage.
- Assez, vicomte, assez ; ah ! le manant, je vous le jure, me paiera cher le moment que votre amitié vient de me faire passer.
- Dieu le veuille ! prévôt, Dieu le veuille !
- C'est bien, c'est bien. Vous n'avez pas autre chose à me dire ?
- Non, non, je ne crois pas, fit le vicomte comme s'il cherchait quelque nouvelle qui pût faire pendant à la première.
- Eh bien ! adieu, alors ! s'écria le prévôt.
- Adieu ! mon pauvre ami !
- Adieu !
- Je vous aurai averti, du moins.
- Adieu !
- Je n'aurai rien à me reprocher, et cela me console.
- Adieu ! adieu !
- Bonne chance ! Mais je dois vous dire qu'en vous faisant ce souhait, je doute de le voir s'accomplir.
- Adieu ! adieu ! adieu !
- Adieu ! Et le vicomte de Marmagne, le coeur gonflé de soupirs, le visage bouleversé de douleur, après avoir serré la main du prévôt comme s'il prenait pour toujours congé de lui, s'éloigna en levant les bras au ciel.
Le prévôt le suivit, et ferma lui-même derrière lui la porte de la rue.
On comprend que cette conversation amicale avait singulièrement irrité le sang et remué la bile de messire d'Estourville. Aussi cherchait-il sur qui il pourrait faire passer sa mauvaise humeur, lorsque tout à coup il se souvint de ce jeune homme qu'il avait vu sortir du Grand-Nesle au moment où il allait y entrer avec le comte d'Orbec. – Comme Raimbault était là, il n'eut pas loin à chercher celui qui devait lui donner des renseignements sur cet inconnu, et faisant venir, d'un de ces gestes impératifs qui n'admettent pas de réplique, le jardinier vers lui, il lui demanda ce qu'il savait de ce jeune homme.
Le jardinier répondit que celui dont voulait parler son maître s'étant présenté au nom du roi pour visiter le Grand-Nesle, il n'avait rien cru devoir prendre sur lui, et l'avait conduit à dame Perrine, qui l'avait complaisamment mené partout.
Le prévôt s'élança dans le Petit-Nesle afin de demander une explication à la digne duègne ; mais malheureusement elle venait de sortir pour faire la provision de la semaine.
Restait Colombe, mais comme le prévôt ne pouvait même supposer qu'elle eût vu le jeune étranger après les défenses exorbitantes qu'il avait faites à dame Perrine à l'endroit des beaux garçons, il ne lui en parla même pas.
Puis, comme ses fonctions le rappelaient au Grand-Châtelet, il partit, ordonnant à Raimbault, sous peine de le chasser à l'instant même, de ne laisser entrer qui que ce fût et à quelque nom qu'on vint, dans le Grand ni le Petit-Nesle, et surtout le misérable aventurier qui s'y était introduit.
Aussi, lorsque Ascanio se présenta le lendemain avec ses bijoux comme l'y avait invité dame Perrine, Raimbault se contenta-t-il d'ouvrir un petit vasistas, et de lui dire à travers les barreaux que l'hôtel de Nesle était fermé pour tout le monde et particulièrement pour lui.
Ascanio, comme on le pense bien, se retira désespéré ; mais il faut le dire, il n'accusa pas un instant Colombe de cet étrange accueil ; la jeune fille n'avait levé qu'un regard, n'avait laissé tomber qu'une phrase, mais il y avait dans ce regard tant de modeste amour, et dans cette phrase tant d'amoureuse mélodie, que depuis la veille Ascanio avait comme une voix d'ange qui lui chantait dans le coeur.
Il pensa donc avec raison que comme il avait été vu de maître Robert d'Estourville, c'était le prévôt qui avait donné cette terrible consigne dont il était la victime.

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